Revue Documents pour l’Histoire du Français Langue Étrangère ou Seconde
38/39 | 2007
Le français langue des “élites” dans le bassin méditerranéen et les pays balkaniques (XVIIIe siècle-moitié du XXe siècle).
Actes du colloque tenu à l’université de Galatasaray, Istanbul, les 7-8-9 novembre 2006.
Sous la direction de Michel Berré et Osman Senemoglu
https://doi.org/10.4000/dhfles.129

Nurmelek Demir, p. 169-182 « Le français en tant que langue de modernisation de l’intelligentsia féminine turque au XIXe siècle », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 38/39 | 2007, mis en ligne le 16 décembre 2010, consulté le 30 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/dhfles/302 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dhfles.302

Nurmelek Demir
Institut des études balkaniques, Sofia, Bulgarie

La modernisation turque s’inspire donc essentiellement de la France, centre d’intérêt principal de la classe intellectuelle du XIXe siècle, avide de connaître les nouveautés de son temps.


RÉSUMÉ

Dans l’histoire de la Turquie, le XIXe siècle est doté d’une importance toute particulière. Politiquement critique et turbulente, c’est pourtant une période où s’opèrent des mutations aussi bien sociales que culturelles. Grâce au mouvement officiel de modernisation entrepris dès la promulgation de l’Édit des Tanzimat en 1839, les institutions traditionnelles ottomanes connaissent des réformes inspirées du modèle européen et notamment français. Les conséquences en sont plutôt positives, surtout dans le domaine culturel. Une floraison de thèmes et de genres littéraires et philosophiques s’accompagne de l’épanouissement du milieu intellectuel turc où les femmes commencent à faire preuve de leur talent littéraire et cognitif. Les intellectuelles des milieux aisés, telles que Fatma Aliye et Nigâr Hanım, figurent parmi celles qui considèrent la langue française comme une ouverture à la modernité qui, seule, est capable de les mener à l’émancipation.


Plan

 


EXTRAITS

INTRODUCTION

Le XIXe siècle est un tournant important dans l’histoire de la Turquie, en ce qu’elle connaît une lutte ardente entre le traditionalisme et le modernisme. Les tentatives de modernisation, commencées déjà au XVIIIe siècle, aboutissent à un véritable mouvement de réformes touchant toutes les institutions ottomanes avec l’Édit des Tanzimat (Règlements) en 1839. L’État ottoman se déclare désormais officiellement adepte des principes d’un continent qu’il considérait jusqu’alors comme son plus grand adversaire : l’Europe, au cœur de laquelle se situe la France détenant le flambeau de la civilisation, devient le modèle principal à imiter. Des efforts remarquables pour établir une affinité avec la culture occidentale résulte une transformation profonde de la pensée traditionnelle turque. Ainsi naissent un nombre considérable d’institutions avec lesquelles le savoir scientifique et technologique et la culture de l’Europe s’introduisent de façon systématique en Turquie, dans les mentalités d’abord, dans les modes de vie ensuite. Ce processus, appelé celui de la modernisation ou de l’occidentalisation (voire de l’européanisation), s’accompagne cependant de maintes conséquences – négatives et positives – sur la Turquie de cette époque. Le fait qu’elle n’ait pas pu synthétiser à fond les principes d’une culture qui se distingue par beaucoup de points de la sienne suscite la réaction des traditionalistes qui finissent par se radicaliser. On prétend qu’elle perdra de son autonomie politique, et l’histoire a démontré qu’on n’avait pas totalement tort. Il faudrait pourtant accepter que les efforts de la modernisation aient fait de la Turquie un pays décidé de sortir d’un esprit formé par la scolastique pour entrer dans une voie éclairée par la raison. Et dans cette démarche, le rôle qu’a joué l’intelligentsia turque, imprégnée de culture française, est à considérer avec la plus grande attention.


Le français dans la Turquie du XIXe siècle

Déjà bien avant les Tanzimat, l’Empire ottoman est en contact avec l’Europe, dans le cadre des relations diplomatiques. Il commence ensuite à suivre de près les développements scientifiques et techniques survenus dans ce continent, soit par le biais des traductions (en nombre pourtant insuffisant), soit grâce aux professeurs européens, notamment français, que l’on invite à Istanbul pour donner des cours dans les écoles de génie (Mühendishâne-i Bahrî-i Hümâyûn,1775et Mühendishâne-i Berrî-i Hümâyûn,1795) et de médecine (Mekteb-i Tıbbiye-i Adliye-i Şahâne, 1827) ainsi qu’à l’École militaire (Mekteb-i Harbiye, 1834). Suite à la nécessité de former les cadres censés réaliser la restructuration sur le modèle européen des institutions administratives et militaires d’abord, scientifiques et culturelles ensuite, l’enseignement du français, considéré comme la langue de la modernisation et de la civilisation, devient obligatoire ; les étudiants sont tenus de lire non seulement des ouvrages français de leur domaine mais aussi des œuvres littéraires françaises, comme Télémaque de Fénelon, par exemple (Ihsanoğlu, 1992). La rencontre avec la langue française ouvre alors aux jeunes étudiants turcs les portes d’une culture représentative de l’épanouissement scientifique et culturel. C’est comme une lumière qui vient éclairer et libérer les esprits. Pour pouvoir montrer à quel point la France est présente par sa langue et sa culture dans la formation des jeunes Turcs, il serait intéressant de raconter une anecdote qui est très significative de la mentalité qui règne dans la classe d’élite éduquée.

En 1847, pendant sa visite de l’École de médecine installée à Galatasaray, Mac Farlane, homme de sciences britannique, remarque que dans la bibliothèque la plupart des livres sont en français et que les œuvres des philosophes du XVIIIe siècle sont parmi les plus recherchées. Il ne peut cacher son étonnement de voir les étudiants lire avec une grande dévotion les matérialistes français (le baron d’Holbach, Diderot, Cabanis) et disséquer des cadavres. Il s’approche de l’un d’eux et demande si la dissection n’est pas contraire à la foi musulmane. La réponse que l’étudiant donne en français est très révélatrice : « Eh ! Monsieur, ce n’est pas au Galata Sérai qu’il faut venir chercher la religion » (cité par Berkes, p. 228). Cette réponse lui paraît d’autant plus choquante que même pour un Européen comme lui, il est difficile de concevoir et d’accepter les idées matérialistes.

En effet, un nombre considérable d’institutions – publiques et privées – contribuent à l’établissement du français comme langue de culture : Tercüme Odası (la Chambre de traduction de la Sublime Porte), fondée en 1821, est chargée de mener les activités de traduction et d’enseigner les principales langues européennes. C’est un lieu de formation à l’européenne grâce auquel une partie importante de l’intelligentsia turque polyglotte a vu le jour (Berkes, pp. 196-197) ; Encümen-i Daniş (Académie ottomane, 1851), dont le programme est inspiré de celui de l’Académie française, a pour mission d’encourager les recherches dans les domaines scientifique, culturel et éducatif et de se charger des traductions. En 1861 est fondée Cemiyet-i Ilmiye-i Osmaniye (Société ottomane des sciences), la première société privée qui s’assigne également pour but de vulgariser la science et la culture européennes ainsi que d’organiser des cours de langue (Kafadar, 1997, pp. 103-104).

La modernisation turque s’inspire donc essentiellement de la France, centre d’intérêt principal de la classe intellectuelle du XIXe siècle, avide de connaître les nouveautés de son temps.


Le rôle de la femme turque dans la vie intellectuelle du XIXe siècle

 

[…]

https://journals.openedition.org/dhfles/302#tocto1n3


Le français, langue de la modernisation féminine turque

Dans cette période où les revendications féministes sont à leur apogée en Turquie, une intelligentsia féminine parfaitement francophone fait son apparition sur la scène socio-culturelle et politique.

Parmi ces langues, il va sans dire que c’est le français qui est le plus demandé. En fait, connaître le français et toute la culture qu’il représente constitue l’essentiel d’un nouvel art et goût de vivre où les valeurs orientales et occidentales, le traditionnel et le moderne seraient en harmonie. Cette harmonie des contraires est le trait de caractère principal de la plupart des femmes intellectuelles à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.

Dans cette période où les revendications féministes sont à leur apogée en Turquie, une intelligentsia féminine parfaitement francophone fait son apparition sur la scène socio-culturelle et politique. Ainsi il peut paraître étonnant, voire choquant pour les Européens que les femmes turques commencent à peser de tout leur poids sur la vie active, étant donné qu’elles étaient depuis longtemps esclaves d’un exotisme imaginaire qui estompait leur véritable identité au profit d’un érotisme trompeur. Or, la réalité n’est pas telle qu’elle est conçue. Il y a un nombre important de femmes qui reçoivent une bonne éducation, qui réfléchissent, travaillent et produisent. Ce sont les femmes modèles dont parle Şemseddin Sami dans son traité. Elles ont beaucoup de particularités en commun, qui proviennent de leur appartenance sociale, de leur instruction et de la mission sociale dont elles se chargent.

Fatma Aliye (1862-1936), considérée comme la première romancière turque, fait partie de cette génération de femmes intellectuelles. Fille d’Ahmet Cevdet Pacha, grand homme d’État turc pétri de culture orientale et occidentale, elle reçoit dès son plus jeune âge une éducation privée destinée à développer ses capacités intellectuelles. Dans le milieu cosmopolite d’Istanbul, elle découvre le français comme langue de la communication des sujets chrétiens et levantins. Son désir d’apprendre cette langue est encouragé par son père et elle acquiert une parfaite connaissance du français grâce à un travail et un effort acharnés. Voici comment elle explique le rôle du français dans sa vie :

Il est bien connu que dans les ouvrages français destinés aux jeunes, les événements, comme par exemple l’invention de la machine à vapeur, sont écrits de manière littéraire. Apprendre ces choses en français ne ressemblait pas au fait de les apprendre en turc. Cela n’a fait qu’accroître l’importance que j’attachais au français, puisque je voyais bien qu’avec cette langue, j’accédais plus facilement à la connaissance du monde et à son contenu. (cité par Ahmet Midhat Efendi, 1911/1994, p. 65)

si Fatma Aliye est la voix de la raison, Nigâr Hanım est celle du cœur. Quant au français, il est à la fois la langue de la raison et celle du cœur, et cela explique pourquoi les intellectuelles turques de l’époque ont pu si facilement et si naturellement la mettre à côté de leur langue maternelle.

À vrai dire, pour cette intelligence précoce – passionnée par la connaissance universelle prônée par l’humanisme rabelaisien – (elle lit le Coran en entier à six ans et parle déjà couramment le français à dix ans), le français est plus qu’une langue de communication; c’est une passion provenant de sa soif de savoir. Combien de nuits blanches passe-t-elle à réfléchir à la manière de persuader son père de l’autoriser à apprendre le français, puisque même dans les familles aisées, il n’est pas toujours évident que les filles puissent apprendre les langues européennes ! En réalité, Fatma Aliye a tort de penser que son père serait contre sa volonté ; c’est plutôt sa mère qui est conservatrice et qui pense que « celui qui change sa langue, finira par changer sa religion » (cité par Karabıyık Barbarosoğlu, 2007, p. 35). Cette prémonition se transformera en réalité quand la fille cadette de Fatma Aliye, Ismet, élève au lycée Notre Dame de Sion à Istanbul, disparaîtra subitement (en 1926) sans laisser de trace. Jusqu’à la fin de sa vie, l’écrivaine ne cessera de la chercher. En vain. Elle ne reverra plus sa petite fille qui, paraît-il, se serait convertie au catholicisme pour devenir religieuse en France.

Pour Fatma Aliye qui veut embrasser le monde, il est naturellement difficile de comprendre la réaction de sa mère. À comparer avec le turc ottoman – écrit avec des lettres arabes – dont la bonne connaissance n’est possible qu’avec l’apprentissage des grammaires turque, arabe et persane, elle trouve le français plus clair, plus compréhensible et plus adapté aux besoins du monde moderne. Sa passion pour la langue française lui donne également accès à la connaissance de la pensée et de la littérature françaises. Bien que l’on n’ait pas la liste complète de ses lectures en français, il est fort possible qu’elle ait lu presque tous les auteurs classiques et modernes, vu sa vaste culture européenne. L’acquisition de cette dernière a en effet été pour elle un moyen de l’harmoniser avec sa propre culture, c’est-à-dire de mettre en place les fondements d’une modernisation consciente qui n’admet pas la dégénérescence de la culture locale.

Sa vocation à écrire se montre avec la traduction de « l’Orgueil » des Sept péchés capitaux d’Eugène Sue et de Volonté (Meram, 1888) de Georges Ohnet en 1890. À l’instar de son homologue française, George Sand, elle publie ses premières traductions, écrits et articles sous le pseudonyme d’une femme ou de traductrice de volonté. Elle le fait par précaution pour ne pas attirer de réactions. Or, à vrai dire, elle ne rencontre jamais de réactions aussi misogynes que celles rencontrées par George Sand. Elle est même admirée par son entourage d’hommes pour son courage et son talent.

L’activité de traduction réveille sans doute en elle le désir d’écrire afin de pouvoir mettre en cause la condition féminine de son temps, à savoir les mariages forcés et l’isolement social. Elle dénonce toute pratique qui peut rendre la femme esclave de l’homme. C’est pourquoi elle proteste contre la polygamie qui est non pas la loi de l’islam, mais une pratique devenue traditionnelle. Selon Fatma Aliye, la femme ne doit nullement se résigner à son destin, car elle est fortement capable de se tenir debout, tout en étant apte à gagner sa vie. Dans son œuvre qui comprend des romans, des ouvrages de réflexion et des articles de revue et de journal, elle devient le porte-parole des femmes dont elle loue sans cesse la morale et l’intelligence. Bien qu’elle ne soit pas exprimée explicitement, l’influence de George Sand est facilement repérable, étant donné le contenu de ses romans où les héroïnes plaident et luttent pour le bonheur : elles souffrent d’ailleurs beaucoup comme toute personne victime « des fers de la société » (Sand, 1984, p. 312), mais elles finissent par s’en sortir, sans pour autant renoncer ni à leur honneur ni à leur indépendance. Dans son roman intitulé Udî (Oudi, joueuse de luth, 1899), qui est traduit en français en 1900, et où nous constatons de grandes ressemblances avec Indiana de George Sand, nous voyons l’héroïne affirmer sa supériorité morale par rapport à l’homme et revendiquer son droit de vivre dans une société meilleure, c’est-à-dire plus égalitaire.

Fatma Aliye a beaucoup influencé la sensibilité de son temps par son image de femme-modèle conforme à celle prônée par Şemseddin Sami dans les Femmes, tout comme la poétesse Nigâr Hanım.

Nigâr Hanım (1862-1918), autre figure éminente de la vie intellectuelle et littéraire de l’époque, connaît à peu près les mêmes conditions de vie que Fatma Aliye, étant donné qu’elle appartient à la classe aisée de la société. Son père, Osman Pacha, est un ancien soldat hongrois qui a demandé asile à l’Empire ottoman pendant la Révolution hongroise de 1848 et qui, touché par la tolérance régnante et par l’accueil témoigné (l’État ottoman ne l’a pas rendu à l’Hongrie malgré l’intensité des pressions diplomatiques), s’est converti à l’islam après avoir lu Le Coran dans sa traduction française. Il se marie avec une Turque et commence désormais à vivre comme un Turc musulman sans pour autant renier ses origines européennes. C’est un intellectuel polyglotte qui maîtrise huit langues, peintre et compositeur, c’est-à-dire un véritable homme de culture.

Nigâr Hanım est donc élevée dans une atmosphère multiculturelle qui n’a fait que nourrir son esprit d’ouverture. Elle reçoit une éducation à la française comme élève interne au pensionnat de Madame Garos (Bekiroğlu, 1998, p. 41). Elle y apprend à parler couramment le français et à jouer du piano, l’instrument par excellence de l’occidentalisation. Apparemment c’est la seule Turque dans un milieu d’élèves arméniennes, grecques, levantines et européennes. Cette ambiance cosmopolite lui procure une grande richesse de langues et de cultures. Comme son père, elle maîtrise parfaitement huit langues, dont l’arménien, le grec et l’italien. Parmi ces langues, le turc qui est sa langue maternelle lui permet d’accéder au monde oriental, alors que le monde occidental devient pénétrable grâce au français. À l’âge de onze ans, son père la retire du pensionnat et lui donne une éducation privée tout en réservant une place importante au français. Cette vie heureuse prendra fin à l’âge de treize ans où on la marie à un jeune homme de quatre ans son aîné. Mère de trois garçons, elle n’a d’autre choix que de divorcer de son mari infidèle. Elle trouve désormais une consolation à sa tristesse toujours grandissante dans la lecture et l’écriture. Elle lit particulièrement les auteurs et poètes romantiques français du XIXe siècle, tels Chateaubriand, Hugo, Lamartine et Musset. Comme eux, elle se sent envahie par le mal du siècle et est même tentée par l’idée du suicide. Elle est surtout influencée par Musset qu’elle a beaucoup traduit. Rappelle-toi de Musset est à l’époque très populaire dans les milieux littéraires turcs et bien qu’il soit traduit plusieurs fois, c’est surtout grâce à la traduction de Nigâr Hanım que le public turc l’a admiré. Dans les ouvrages voués à l’apprentissage du français, publiés en Turquie, il est possible de trouver cette traduction avec son original comme un exemple de traduction parfaite (I. Fehim & I. Hakkı, 1890). La parenté qu’elle noue entre sa vulnérabilité et celle de Musset a fait du poète un compagnon fidèle de la solitude de Nigâr Hanım. L’histoire d’amour de Musset avec George Sand ne fait que lui rappeler son propre destin malheureux, et elle ne peut s’empêcher de plaindre « son pauvre Musset » (cité par Bekiroğlu, 1998, p. 264). Les Nuits deviennent ses poèmes de chevet et l’influence du lyrisme mussetien est saisissable dans toute son œuvre poétique. (Bekiroğlu, 1998, p. 296)

Elle fait publier son premier recueil de poèmes, Efsûs (c’est une interjection de plainte en persan) en 1887. Au lieu de cacher son identité, elle le signe de son propre nom (plus tard elle utilisera aussi le pseudonyme de üryan kalb, « cœur dénudé »). C’est sans doute le reflet de son courage provenant de ses gènes européens, car son père ne l’a jamais isolée et n’a jamais empêché ses rencontres avec les hommes, tandis qu’il n’était pas évident – même dans les familles aisées – qu’une fille se retrouve avec un homme, même en compagnie de son père. Cet esprit d’ouverture l’a toujours encouragée dans ses actes. Qu’elle soit la première femme turque qui tient un salon, n’a alors rien de choquant. Chaque mardi, elle réunit chez elle des intellectuels turcs et étrangers – hommes et femmes – qu’elle invite avec des cartes rédigées en français. Suivant son humeur, elle les accueille dans une atmosphère tantôt orientale tantôt occidentale. Elle possède une identité formée avec la fusion de deux cultures et aime bien la refléter dans sa vie privée et littéraire sans négliger l’une au profit de l’autre.

On a voulu voir chez elle l’exemple parfait de la femme turque occidentalisée et on n’a pas eu tort. Or, cette occidentalisation est, comme chez Fatma Aliye, rattachée aux valeurs nationales. Elle n’a cessé de lutter avec sa plume pour son pays, surtout pour les femmes. Cependant, elle n’a pas une attitude aussi politique et philosophique que Fatma Aliye. C’est plutôt avec ses sentiments qu’elle essaie de parler et de guider. Donc si Fatma Aliye est la voix de la raison, Nigâr Hanım est celle du cœur. Quant au français, il est à la fois la langue de la raison et celle du cœur, et cela explique pourquoi les intellectuelles turques de l’époque ont pu si facilement et si naturellement la mettre à côté de leur langue maternelle.


Conclusion

Nous constatons que non seulement au sein de l’Empire ottoman, mais aussi dans le monde musulman, c’est au XIXe siècle que pour la première fois les femmes commencent à s’affirmer dans la vie intellectuelle et à participer à des débats sur l’occidentalisation. Elles font entendre des revendications féministes, comme le droit de s’instruire, de travailler et de vivre dans une société plus égalitaire par le biais de leurs écrits – littéraires, philosophiques, culturels et politiques – d’une part et par la création d’organes de presse créés uniquement pour le public féminin de l’autre. L’intelligentsia féminine turque, qui a reçu une solide formation basée sur l’apprentissage des cultures orientale et occidentale, prêche la modernisation des modes de vie et de pensée qu’elle estime indispensable à l’amélioration des conditions de vie féminine. Elle élève sa voix contre les pratiques traditionnelles qui considèrent la femme comme inférieure à l’homme. Dans cette période où il est question de la sécularisation de l’enseignement, elle affirme que l’inégalité sociale entre les deux sexes provient de l’inégalité de l’instruction et demande avant tout le droit pour la femme d’avoir accès à l’éducation. Elle s’appuie sur des arguments trouvés dans le monde européen dont la principale langue de communication est le français, moyen indispensable de pénétrer dans un univers fascinant de pensée et de culture.

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