via lepoint.fr

Par Arthur Chevallier


L’abbé Grégoire […] juge impossible la réussite du projet révolutionnaire sans l’unité d’individus supposément liés mais incapables de communiquer entre eux.


CHRONIQUE. Alors que la communauté nationale se fissure, affirmer la primauté du français sur les langues régionales est un bon moyen de faire nation.

« La langue de la République est le français », dispose l’article 2 de la Constitution de la Ve République. Voilà une disposition concise, sobre, martiale. À l’image des principes portés par le plus vieil État nation d’Europe, et dont le sens premier a été oublié. Comme le prouvent les manifestations du samedi 30 novembre, où des défenseurs des langues régionales se sont réunis près du ministère de l’Éducation nationale. Ils reprochent au ministre Jean-Michel Blanquer d’être à l’origine d’une réforme des lycées défavorable à l’enseignement des idiomes locaux. Certes, et ? Affirmer la primauté du français dans les écoles n’est pas une attaque contre les provinces, mais un symbole d’attachement à un pays dont la force dépend de l’unité.

La généralisation du français n’est pas une décision méchante et tyrannique des membres du Comité de salut public, mais une des mesures les plus démocratiques des débuts de la Révolution. En 1789, un quart des Français ignoraient leur langue, et un dixième la parlait. Les constituants de 1790 tiennent compte de ces disparités et, afin de rendre la loi compréhensible par tous, ordonnent la traduction des décrets dans toutes les langues régionales. Furent même créés des bureaux départementaux chargés de cet office. La Révolution, c’est aussi la prise de pouvoir de la parole en soi.


L’exemple de la Révolution

François Furet ne disait pas autre chose dans Penser la Révolution française en écrivant qu’à cette époque « la parole, l’opinion, s’était substituée au pouvoir comme seule garantie que le pouvoir n’appartenait qu’au peuple, c’est-à-dire à personne ». Les rois voulaient le peuple silencieux ; la Révolution lui donne le droit, et lui impose le devoir, d’être bavard. L’appropriation d’une langue commune, condition de la participation des citoyens à la vie publique, implique l’enseignement de cette même langue. Le Comité d’instruction publique, créé en 1791, assure l’éducation des enfants sur le territoire. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’est imaginé le terme d’« écoles primaires ». Alors que sous l’Ancien Régime les curés et les nobles enseignaient aux jeunes Français à servir le roi, les instituteurs (souvent des institutrices) les forment au métier de citoyen. En novembre 1794, le décret Lakanal ordonne la création de 24 000 écoles primaires, soit 1 pour 1 000 habitants. Outre le fait d’être à l’origine de l’amélioration de l’instruction publique, le commun langage a corrigé une inégalité symbolique et vexatoire. Parmi les personnes capables de parler français, la plupart étaient des membres de la haute aristocratie ; ces mites qui infestaient Versailles, où elles passaient leurs journées à grignoter les derniers centimes du royaume, avec avidité, sottise, égoïsme, sans se rendre compte que c’était, en fait, le trône du roi qu’elles dévoraient. Eh bien, désormais, le français est pour tout le monde ! Si la noblesse avait sombré dans l’ivresse de ses préciosités, la Révolution ne résisterait pas à l’hubris de certains de ses thuriféraires. La guerre à l’extérieur, la crise économique à l’intérieur : les révolutionnaires répondent par « plus de révolution ».

En 1794, le député Barère déclare à la Convention : « Le fédéralisme et la superstition parlent le bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme basque. » L’abbé Grégoire, évêque constitutionnel, rend son célèbre « rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ». Il juge impossible la réussite du projet révolutionnaire sans l’unité d’individus supposément liés mais incapables de communiquer entre eux. Le 20 juillet 1794, la Terreur linguistique est à l’ordre du jour : un décret a pour objet l’annihilation des patois, mais aussi de rendre obligatoire la rédaction en français des actes administratifs. Voilà tous les paradoxes de la Révolution française résumés. Le vice et la vertu se combattent sans cesse.

Dans Composition française, livre plein de charme, Mona Ozouf évoquait son enfance bretonne en rappelant qu’il était inhumain d’interdire à des citoyens de s’approprier leur héritage ; et elle avait raison. Cela reviendrait à combattre une des grâces de la vie, celle qui consiste à se souvenir de ce qui nous a précédés. Cela étant, l’unité du territoire, du peuple et de la langue est indispensable à la Nation. Supprimez l’un des trois et la France faiblit. La patrie est le point culminant de l’édifice républicain, celui sans quoi notre histoire, notre orgueil et notre force ne seraient rien. Oui, le français est un progrès. Dans le sens le plus fort du mot.

 

Par Arthur Chevallier.
Arthur Chevallier est éditeur, responsable du domaine histoire des éditions du Cerf. Son dernier essai, « Napoléon sans Bonaparte », est paru en janvier 2019. Le 12 septembre sort « Le Goût de Napoléon » (éditions Le Petit Mercure), un recueil de textes sur l’Empereur choisis et présentés par Arthur Chevallier.

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