
Présentation
Merlin de Douai. Ce nom évoque d’abord la fameuse loi des suspects (sept. 1793), l’un des textes organisant la Terreur ; il rappelle le parcours ambigu d’un patriote des Etats généraux devenu conventionnel régicide, thermidorien, ministre du Directoire, président du Directoire exécutif puis comte d’Empire ; il suggère enfin l’image du « prince des jurisconsultes », auteur admiré du Répertoire de jurisprudence et procureur général impérial à la Cour de cassation. De l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet, à la frontière du droit et de la politique, Merlin mena en effet une riche et étonnante carrière qui lui fit longtemps jouer un important rôle public.
C’est l’itinéraire de ce juriste du temps des Révolutions, ses projets et son action politique ainsi que sa pensée juridique et sociale qu’Hervé Leuwers a tenté de reconstituer ici. L’auteur s’est également interrogé sur le parcours de toute une génération politique, dominée par des juristes comme Merlin, Cambacérès, Treilhard, Lanjuinais et Boissy d’Anglas, dont l’engagement révolutionnaire s’éteignit dans l’adhésion à l’Empire. Par l’étude d’un homme dont les discours et l’action ont contribué à l’émergence du citoyen, à l’unification proclamée de la nation, à la réforme du droit et de la justice, à la laïcisation de l’Etat et de la société ou encore à la redéfinition des rapports entre les peuples, l’auteur a voulu approcher la lente et difficile élaboration d’une pensée et d’une pratique politiques d’avenir, dominées par les principes d’ordre et de liberté, ainsi que contribuer à l’étude de la montée d’une nouvelle catégorie d’hommes publics, les juristes, et plus particulièrement les avocats.
14. La codification du droit civil, dernière étape de la Régénération
p. 295-310
Premières pages
Référence électronique du chapitre
https://books.openedition.org/apu/1246

1789 avait supprimé les privilèges, les provinces et les particularismes ; pour achever l’œuvre d’unification, il fallait encore soumettre tous les citoyens à de mêmes règles
PREMIÈRES PAGES
A la différence du renouveau de l’organisation judiciaire, de la réforme du droit pénal et de l’abolition de la féodalité, accomplis dans leurs grandes lignes dès la séparation de l’Assemblée constituante, la codification du droit civil ne put être réalisée avant le Consulat. Les députés ne s’étaient pourtant pas désintéressés de cette entreprise, puisque quatre projets de Code civil furent proposés aux Assemblées révolutionnaires ; mais les circonstances politiques et les querelles de partis rendirent la tâche impossible. Un homme comme Merlin, malgré une importante collaboration à l’œuvre de codification, accepta d’ailleurs sans résister le sacrifice de cette réforme aux impératifs politiques. Pourtant, le droit civil, qui dirige la vie de l’homme en société, est inévitablement porteur d’un projet social ; le renouveler, le réformer et plus encore le codifier, c’est manifester un véritable projet de société. Ainsi, l’on peut se demander si, en acceptant à plusieurs reprises le report de cette importante réforme, Merlin ne trahit pas tout à la fois sa crainte d’une subversion sociale et sa conviction que les modifications du droit civil, excepté les plus nécessaires, devaient intervenir de préférence dans une situation de calme et de paix. Imposée par la régénération de l’Etat, la codification aurait ainsi, dans l’esprit de Merlin, dû terminer la Révolution et modifier la société sans la subvertir.
La codification, conséquence de l’unité nationale
La France Moderne ne connaissait aucune unité juridique puisque le pays était divisé entre le nord, gouverné par plus de soixante coutumes générales, souvent corrigées par de petites coutumes locales, et le sud, où régnait le droit écrit, qui s’interprétait selon une grande variété de jurisprudences. S’y ajoutaient bien d’autres sources du droit : le droit canon qui s’imposait dans de nombreuses questions familiales, comme le mariage et la filiation, le droit romain qui régentait, au nord comme au sud, une grande partie du droit des obligations et des contrats, sans oublier les ordonnances et les édits royaux. Comme la majeure partie des juristes du royaume, Merlin ne dénonça jamais la multiplicité et l’incohérence des règles de droit civil ; derrière l’attachement à la tradition commençait cependant de poindre une aspiration au renouveau, encore trop faible pour se transformer en revendication.
Merlin était d’abord le fruit de son temps ; par sa formation, son métier d’avocat et sa collaboration au Répertoire de jurisprudence, il s’était familiarisé avec cette diversité du droit qui devait lui apparaître presque naturelle. A cet égard, le manuscrit d’un Droit coutumier du Hainaut, qu’il rédigea de 1777 à 1780, semble nous dévoiler un homme attaché à une vision assez traditionnelle des coutumes. La première partie de l’ouvrage, qui est la seule conservée et fut probablement la seule écrite, est bâtie sur un plan classique très proche de celui de La jurisprudence du Haynaut françois publiée par Dumées en 1750 ; étudiant les personnes, elle devait probablement être suivie de deux autres consacrées l’une aux biens et l’autre aux obligations, donnant à l’œuvre un plan hérité des Institutes. Le jeune avocat se livrait ainsi à un simple commentaire de la coutume et de la jurisprudence du Hainaut ; le caractère suranné de cet exercice explique probablement en partie son abandon.
S’arrêter à cette analyse ferait cependant de Merlin un homme d’arrière-garde, dépassé par l’esprit de son temps et insensible aux réflexions des grands juristes des XVIIe et XVIIIe siècles. En fait, parallèlement à ce traditionalisme latent, se développait chez lui une sensibilité beaucoup plus moderne, dont le premier indice réside dans sa définition de la loi. Dans l’article « Vol » de la seconde édition du Répertoire de jurisprudence, il écrivait :
La loi n’est que la volonté publique, & par conséquent ne peut, quoique formée par le souverain seul, être considérée que comme le résultat & l’expression de toutes les volontés particulières.
Même si l’expression « volonté générale » n’apparaît pas, ne peut-on voir dans cette phrase une adaptation de la pensée de Rousseau au cas français ? L’hypothèse est séduisante. Quoi qu’il en soit, l’on peut remarquer que cette définition privilégiait la législation royale sur les coutumes et le droit écrit ; elle lui donnait une légitimité sans commune mesure avec celle attribuée au droit coutumier, rabaissé au rang de concession, de simple « tolérance » du souverain. Merlin manifestait ainsi sa confiance dans l’autorité monarchique qui, depuis les grandes ordonnances de d’Aguesseau sur les donations, les testaments et les substitutions, avait commencé une timide codification du droit civil.
Comme nombre de ses contemporains, Merlin nourrissait probablement l’espoir d’une possible mais lointaine unification du droit. Le jurisconsulte se montrait d’ailleurs particulièrement sensible aux écrits d’auteurs comme d’Aguesseau, Pothier et Bourjon ; dans le Répertoire de jurisprudence, leurs noms sont fréquemment cités, et l’on ne s’étonnera pas de les retrouver encore dans une consultation autographe du jurisconsulte, datée du 25 mai 1792. A eux trois, ces hommes résumaient les différentes formes possibles d’unification du droit : par ses ordonnances, le chancelier d’Aguesseau avait commencé une prudente codification, orchestrée par l’Etat ; par l’étude de la coutume de Paris, complétée par l’examen des usages des autres villes ou provinces, Bourjon avait tenté de découvrir les principes généraux d’un Droit commun de la France capable de s’appliquer à l’ensemble du pays ; quant à Pothier, il s’était rendu célèbre par ses traités, où il tentait de concilier droit romain et coutumes.
Bien que Merlin ne pût totalement se satisfaire des aspects communautaire, confessionnel, terrien et inégalitaire de l’ancien droit, il ne manifesta cependant à aucun moment le désir d’une réforme profonde et immédiate. A la différence de Pétion, avocat à Chartres, qui publia Les lois civiles et l’administration de la justice (1782-1783), Merlin ne remettait guère en cause les règles du droit privé : dans le Répertoire, il ne plaidait pas en faveur de l’abrogation du retrait lignager, qu’il présentait d’ailleurs comme « consacré » par les coutumes et les lois ; dans les articles « Substitution », « Adoption » ou « Testament », il se contentait de dire le droit ; il n’intervenait pas davantage en faveur du divorce, même s’il s’y montrait favorable pour les juifs et dédramatisait la question pour les catholiques. En ce domaine, seule la Révolution brusqua ses aspirations.
Ce ne fut ainsi qu’en 1789, pour des raisons essentiellement politiques, que Merlin considéra la codification du droit civil comme impérative. Dans cette rapide évolution, où transparaît une nouvelle fois son pragmatisme, il faut d’abord voir l’aboutissement d’un processus dont nous venons d’évoquer les timides débuts ; après avoir défendu une conception moderne de la loi et s’être montré sensible aux réflexions des juristes de son siècle, Merlin acceptait l’imminence de la codification qu’imposaient, à ses yeux, une redéfinition de la loi, une dénonciation des incohérences du droit moderne et une prise en compte de l’unité nouvelle de la nation.
Désormais, Merlin empruntait plus nettement sa conception de la loi au Contrat social de Rousseau, même s’il n’envisageait pas sa sanction par le peuple lui-même. Dans son Recueil de jurisprudence, puis dans les rééditions du Répertoire, il définissait la loi comme l’expression de la volonté générale, autrement dit de la volonté du plus grand nombre lorsqu’elle ne s’appliquait pas à des faits particuliers. Certes, Merlin ne reniait aucunement les sources traditionnelles du droit et reconnaissait que la coutume, le droit romain et les ordonnances royales restaient applicables toutes les fois où le droit intermédiaire ne les avait pas renouvelés. Dès 1789, cependant, la loi s’imposait comme la source principale du droit avant de devenir, au siècle suivant, sa source presque exclusive.
Chez Merlin, le développement des critiques contre la complexité et l’incohérence du droit d’Ancien Régime semble également avoir attisé son désir de codification. Le 21 novembre 1790, dans son rapport sur les successions ab intestat, le député dénonça ainsi, non sans véhémence, le nombre considérable de règles héritées de la France Moderne qui, disait-il, formeraient « plus de cent volumes in-folio » si l’on tentait de les rassembler. Elles lui apparaissaient tout à la fois comme un « dédale » pour le juriste et une occasion de chicane pour le plaideur ; son ambition de réformer la justice civile nécessitait leur refonte en un code unique.
Cependant, si Merlin adopta avec tant de facilité l’idée d’une nécessaire codification, ce fut avant tout pour un motif politique : à ses yeux, en effet, l’unité politique du pays appelait l’unité du droit civil. C’était ici l’argument essentiel, celui qui permettait de comprendre comment, en si peu de temps, une aspiration diffuse et timide s’était transformée en un besoin impérieux. 1789 avait supprimé les privilèges, les provinces et les particularismes ; pour achever l’œuvre d’unification, il fallait encore soumettre tous les citoyens à de mêmes règles. Merlin développa cette idée devant l’Assemblée, le 21 novembre 1790 ; constatant que l’unité existait désormais quant aux « intérêts politiques », il souhaitait son application aux « intérêts civils » et la présentait comme une condition sine qua non de réussite pour la Régénération. Il soutenait même qu’il était urgent de commencer cette œuvre dans les parties que l’on pourrait considérer comme constitutionnelles, ou tout au moins comme indispensables à l’affermissement de la Constitution. A la manière d’un Mirabeau, il pensait que l’égalité devait s’imposer sans tarder dans la vie des individus, et notamment dans les questions successorales. Sur ce point, le député se montrait beaucoup plus avancé que la plupart des patriotes.
En défendant ces prémices de la codification, Merlin avait à choisir les conditions de sa réalisation ; devait-elle s’effectuer de manière empirique et être la synthèse des différentes règles de droit du royaume, en respectant les acquis de la tradition et de l’histoire ? ou devait-elle s’effectuer sur une véritable table rase, qui permettrait de construire le Code sur des principes neufs issus du droit naturel et de la raison ? Si la thèse d’André-Jean Arnaud, qui démontrait la place essentielle du courant jusnaturaliste et rationaliste dans la codification était unanimement adoptée, notre question serait dès l’abord résolue ; pour beaucoup de juristes, et notamment pour Jean Carbonnier, les rédacteurs du Code civil furent pourtant davantage du « côté de Montesquieu » que de celui des jusnaturalistes. Ainsi, il convient de s’interroger sur les méthodes de codification proposées par Merlin : sous la Révolution et le Consulat, prétendit-il adopter une démarche empirique ou rationaliste ?
Conditions et méthode de la codification : l’exemple du droit successoral
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