
Présentation
« Corneille » n’existe pas. Telle est la bonne nouvelle de ce livre conçu lors du quatrième centenaire de la naissance de Pierre Corneille (juin 1606). Du moins n’existe plus guère, et on peut s’en réjouir, un Corneille statufié, monolithique, on serait tenté de dire de pierre…
Mais si la statue de Corneille s’efface ici, c’est pour laisser place à un portrait diffracté, complexifié, résolument ancré surtout dans l’étude des pratiques concrètes dont l’œuvre de Pierre Corneille est à la fois le résultat et le point de départ : que fait Corneille, et que fait-on de lui, en son temps et après ? Telle est la question qui guide les analyses de cet ouvrage.
« Il est facile aux spéculatifs d’être sévères », ironisait Corneille, invitant les doctes à mettre les règles « en pratique aussi heureusement » que lui-même l’avait fait (Discours des trois unités, 1660). Corneille, s’il est penseur ou poéticien, ne l’est en effet qu’au regard de pratiques, codifiées par des « arts » ou s’inventant à mesure, qui influent les uns sur les autres : comment s’articulent les pratiques de Corneille dramaturge, poéticien, mais aussi editor, paraphraste, académicien ou sujet du royaume de France ? Tissu d’actions d’autant moins séparées que le « champ littéraire » et l’expérience esthétique n’ont nullement acquis encore l’indépendance qu’ils revendiquent déjà. Comment retentissent sur l’œuvre le travail de la scène, les réactions du public, les jugements critiques, les réécritures et appropriations ? Tout en distinguant le temps de la réception de celui de la création, les six sections de l’ouvrage examinent de façon croisée les pratiques de Corneille et celles de son interprétation (théâtrale, critique) dans le temps, avec pour enjeu de restituer à l’œuvre de Corneille, dans sa diversité, sa dimension d’expérience.
Corneille en Espagne au xviiie siècle
Suzanne Guellouz
p. 271-291
Premières pages
Référence électronique du chapitre
https://books.openedition.org/purh/10344
Dans le rêve de renouveau qui hanta le XVIIIe siècle espagnol, la France a joué un rôle prépondérant
RÉSUMÉ
Dans le rêve de renouveau qui hanta le XVIIIe siècle espagnol, la France a joué un rôle prépondérant. Au théâtre, il s’agit de renoncer à la comedia et à toutes les autres formes qui étaient en vogue au Siècle d’Or et d’instaurer un néoclassicisme qui s’inspire de la tragédie française. Le combat fut difficile et les résultats furent inégaux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas Racine, figure emblématique du classicisme, qui a eu le plus d’influence mais Corneille. Luzán, dans sa Poética, s’inspire de ses écrits théoriques. On retrouve ses principes dramaturgiques et son idéologie dans Raquel de Vicente Garcia de la Huerta. Ainsi se dessine l’itinéraire qui, du plus espagnol des Français du XVIIe siècle, nous mène au plus français des Espagnols du XVIIIe siècle.
PREMIÈRES PAGES
Mis à part le domaine de la poésie, où la critique du baroque se manifesta par un regain d’admiration pour les maîtres de la Renaissance que sont Boscán, Garcilaso de la Vega et Fray Luis de León, c’est en s’ouvrant sur l’extérieur et notamment sur la France – dont la visite s’imposait comme un pèlerinage – que les écrivains espagnols du XVIIIe siècle mirent en question leurs pratiques littéraires.
Cette influence s’est exercée d’abord et surtout dans le domaine idéologique. Bien qu’il ait fallu attendre le triomphe du despotisme éclairé pour que s’impose une nouvelle manière de penser et que soient réduits au silence les patriotes forcenés qui accusaient les partisans de cette attitude de trahir leur pays, les adjectifs ilustrado et afrancesado, sans être totalement superposables, entretiennent en effet, dès le début, des liens intimes. Témoin, entre autres, l’œuvre de Feijóo – Teatro crítico universal, dont les huit volumes virent le jour de 1726 à 1739 et Cartas eruditas y curiosas, en cinq volumes, publiées entre 1741 et 1760. Pour aborder les problèmes religieux, philosophiques, scientifiques, politiques ou esthétiques, il s’inspire, avec néanmoins toute la distance dont peut faire preuve un esprit libre, L’Encyclopédie étant exclue – dates obligent –, moins de Bacon que de Descartes, Bayle, Fontenelle et Malebranche ou encore des périodiques alors célèbres que sont certes The Spectator mais surtout les Mémoires de Trévoux et le Journal des savants.
L’influence française s’est aussi exercée au théâtre. Elle est même la seule à avoir permis la création du néoclassicisme, qui est la forme prise par les Lumières en ce domaine. Reste à apprécier quelle est, dans un mouvement que rythma une série de victoires et d’échecs et dans lequel le pouvoir joua aussi un rôle important, la place qu’ont occupée les différents dramaturges, et notamment Corneille, qui avait lui-même tant emprunté à l’Espagne.
On ne saurait certes faire l’histoire du théâtre français du XVIIe siècle sans évoquer ces nombreuses querelles qui, depuis celle du Cid, prouvent qu’une nouvelle étape n’est jamais franchie sans que la réflexion accompagne la création proprement dite. Il en va de même pour l’Espagne du XVIIIe siècle. À ceci près que le changement dont rêvaient dans ce domaine les esprits éclairés étant trop radical pour aboutir rapidement – il a fallu attendre la fin du siècle pour obtenir les premiers résultats incontestables –, la théorie l’a longuement emporté sur la pratique et qu’il ne s’est jamais agi de querelles mais de polémiques.
Dès le début du siècle, la dramaturgie baroque qu’avaient, chacun à sa façon, pratiquée les nombreux rédacteurs de comedias du siècle précédent et qui se caractérisait par le mélange des genres, la méconnaissance de la règle des unités, l’invraisemblance des intrigues voire des personnages, fit l’objet d’un débat. En France, Lesage et Du Perron de Castera avaient respectivement publié l’un, en 1700, son Théâtre espagnol, l’autre, en 1738, ses Extraits de plusieurs pièces du théâtre espagnol avec des réflexions et la traduction des endroits les plus remarquables. Si le premier, particulièrement sensible à l’étroitesse d’esprit de ses compatriotes, demandait qu’ils accordent la plus grande attention aux thèmes mis en scène par les dramaturges du Siècle d’or et à la façon dont ils les avaient traités, le deuxième, tout en recommandant que l’on s’inspire de la comedia, en dénonçait la monstruosité.
De là, en Espagne, les réactions des trois « preceptistas » de la Academia del Buen Gusto que sont Nassare (1689-1751), Montiano y Luyando (1697-1764) et José Luis Velâzquez (1722-1772). Le premier, adoptant l’attitude qui consiste à n’accepter que partiellement les reproches adressés à la comedia, attaque violemment Lope de Vega et Calderon, leur oppose les plus obscurs Manuel de Villegas, Cascales ou autres López de Vega et va jusqu’à prétendre que Cervantes fait dans son théâtre la caricature de la comedia et de lֽ’entremés traditionnels. Le second, plus soucieux encore de défendre l’honneur national, entreprend de démontrer, dans son premier puis dans son second Discurso sobre las tragedias españolas, que les Espagnols sont même capables d’écrire de véritables tragédies. Il prétend en donner la preuve dans sa Virginia et dans son Ataúlfo. Toutes ces idées sont reprises par le troisième de ces critiques qui a cependant pour mérite personnel de faire une histoire détaillée et nouvelle de la poésie – lyrique et dramatique – de l’Espagne.
C’est d’une conception moins élémentaire du patriotisme, celle qui consiste à admettre que l’on ne peut jamais sauver son honneur qu’en procédant à une autocritique radicale lorsque la nécessité s’en fait sentir, que se réclame Nicolas Fernandez Moratín (1737-1780) dont La Petimetra est sous-titrée Comedia nueva escrita con todo el rigor del arte. Dans le prologue de cette pièce qu’il ne parvint pas à faire représenter et plus encore dans ses Desengaños al teatro español, publiés en 1762-1763, Moratín père se déchaîne contre le théâtre espagnol. Et notamment contre les autos sacramentales, ces drames symboliques que l’on représentait pour la fête du Corpus Dei.
C’est Carlos III, dont le règne s’étend de 1759 à 1788, qui impose les mesures qui lui semblent nécessaires au triomphe du néoclassicisme, autrement dit du théâtre à la française. Il est en cela aidé, ou plus exactement guidé, par Aranda, le troisième Premier ministre des quatre Bourbons, qui est lui-même assisté par Clavijo y Fajardo (1726-1806), dont le périodique intitulé El Pensador, commence à paraître en 1762. Les traditionalistes résistent cependant. Témoins les articles que fait paraître Romea y Tapia (1732-1766) dans son El escritor sin título.
On ne peut comprendre l’effervescence qui règne parmi les hommes de lettres qui s’intéressent au problème du théâtre et la confusion qui domine dans leurs écrits si l’on n’ajoute pas qu’un Nipho (1719-1803), qui entend d’abord jouer les conciliateurs en accusant les acteurs, les metteurs en scène et le public, et non Lope de Vega ou Calderón eux-mêmes, d’avoir corrompu le théâtre, et qui a lui-même présenté un plan de réforme, propose dans La Nación española defendida de los insultes del Pensador y ses Sequaces une défense farouche de la comedia baroque. Ce qui ne l’empêche pas, pour combattre l’immoralité qu’il y décèle, de réclamer, comme les néoclassiques, l’intervention de l’État.
Le roi lui-même accorde alors la plus grande attention aux conditions matérielles dans lesquelles se déroulent les représentations dans les théâtres de cour – Aranjuez, l’Escorial, La Granja – qu’il a fait construire et, en ville, il met un terme aux querelles des Chorizos et des Polacos en réunissant la troupe du Teatro del Príncipe et celle du Teatro de la Cruz. C’est par ailleurs dans le cadre d’une véritable institution que se réalise le programme de réforme. Juan de Iriarte (1702-1771), qui, après avoir été le condisciple de Voltaire à Louis-le-Grand, devint le précepteur des fils des ducs de Béjar et d’Albe, dirigea la Biblioteca Real, fut membre de la Real Academia de la Lengua et de l’Academia de San Fernando, avait fait de sa famille, selon l’expression de Juan Luis Alborg, « une véritable puissance intellectuelle et sociale durant les années clés du règne de Charles III ». Bernardo, l’aîné de ses trois neveux, prend le relais. Lui-même membre de la Academia de la Lengua, il rédige des instructions. Il s’agit de faire traduire ou d’adapter les pièces françaises dont les thèmes sont susceptibles d’être appréciés par le public espagnol et de choisir quelques comedias du siècle précédent pour qu’elles soient réécrites en fonction d’un certain nombre de principes. La liste comprend 21 comedias de Calderón, 11 de Moreto, 7 de Rojas, 5 de Solís, 3 de Lope de Vega, 1 de Alarcón. Sous la férule du « commissaire-correcteur », José Manuel de Ayala, on introduit la règle des unités, on supprime les longs monologues riches en métaphores, on diminue les interventions du gracioso. Toutes mesures qui contreviennent aux principes énoncés dans le fameux Arte nuevo de hacer comedias que Lope de Vega avait publié en 1609. On fait aussi disparaître du répertoire toutes les comedias où la religion joue un rôle ; mais la lutte menée contre les comedias de santos et l’interdiction, par décret royal du 11 juin 1765, des autos sacramentales ont pour contrepartie le succès remporté par les comedias de magie, la seule catégorie de pièces qui pouvait dès lors servir d’exutoire à un public amoureux de tout ce qui donne des sensations fortes.
[…] § 11
Auteur
Suzanne Guellouz
Professeur émérite à l’université de Caen, a travaillé sur le dialogue comme forme littéraire(Le Dialogue, 1992) et sur les relations que la France a entretenues avec l’Espagne au XVIIe siècle. Elle a également organisé des colloques sur des écrivains normands : Pierre-Daniel Huet, Saint-Évremond et Segrais.
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