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ARNOARNOUX-FARNOUX, Lucile (dir.) ; KOSMADAKI, Polina (dir.). Le double voyage : Paris-Athènes (1919‐1939). Nouvelle édition [en ligne]. Athènes : École française d’Athènes, 2018. http://books.openedition.org/efa/3743. ISBN : 9782869583665. DOI : https://doi.org/10.4000/books.efa.3743.

Présentation

« Paris m’a ouvert les yeux » écrit le sculpteur grec Apartis, élève de Bourdelle, arrivé dans la capitale française en 1919. « C’est l’Acropole qui a fait de moi un révolté », déclare pour sa part Le Corbusier en 1933. Nous saisissons là l’essence même du « double voyage » : durant l’entre-deux-guerres, intellectuels et artistes traversent la Méditerranée orientale dans les deux sens, d’Athènes à Paris et de Paris à Athènes, chacun puisant dans ce va-et-vient fécond ce qui lui manque : les Grecs viennent se former à Paris et se frotter aux grands courants artistiques du moment, les Français partent en Grèce à la recherche d’une Antiquité renouvelée et découvrent un pays qu’ils ne soupçonnaient pas. Le poète Séféris, le romancier Théotokas, l’architecte Pikionis, le compositeur et chef d’orchestre Mitropoulos, tous sont passés par Paris, où deux Grecs, Christian Zervos et Tériade, jouaient un rôle déterminant au sein des avant-gardes artistiques. Dans l’autre sens, des personnalités aussi diverses que les architectes Ernest Hébrard et Le Corbusier, le photographe Eli Lotar, le sculpteur Ossip Zadkine, ou encore l’écrivain Raymond Queneau, ont trouvé en Grèce les éléments d’une autre modernité, tandis que Roland Barthes, venu en 1937 jouer Les Perses d’Eschyle avec les étudiants de la Sorbonne, éprouve à Athènes un trouble dont, comme Freud, il se souviendra quarante plus tard.

Le double voyage est issu d’un programme franco-grec de recherche pluridisciplinaire qui exploite de nombreuses sources documentaires inédites ; il offre un aperçu de la richesse et de la variété des échanges littéraires et artistiques entre les deux pays durant l’entre-deux-guerres et vient combler une lacune dans un domaine de l’histoire culturelle encore très peu exploré. S’adressant aussi bien au chercheur spécialisé, qui y trouvera une bibliographie très complète et des données nouvelles, qu’au lecteur de bonne volonté, qui y découvrira un sujet passionnant, il a pour ambition de devenir un ouvrage de référence pour un public très large, en France comme en Grèce.

Référence française et interférences anglaises dans le roman néo-hellénique de l’entre-deux-guerres
Jean-Luc Chiappone
p. 311-325
Premières pages
Référence électronique du chapitre
https://books.openedition.org/efa/3878

L’héritage français, tout d’abord, est vivant et fécond dans les écrits des jeunes Grecs venus à la littérature après 1918, préoccupés de rompre avec la tradition du récit champêtre.


RÉSUMÉ

Sans doute les emprunts du roman néo-hellénique à la littérature française n’ont-ils jamais été aussi nombreux que dans l’entre-deux-guerres. L’appropriation est massive. Des canevas romanesques sont réemployés à plaisir. Le drame d’Eugénie Grandet sert d’arrière-plan aux Princes de Kastanakis, livre où la « province » grecque est confrontée à Paris. Avec Le Bonheur des Dames de Zola, Rabevel de Lucien Fabre, qui crée le type moderne de l’aventurier milliardaire, est l’hypotexte de Junkermann de Karagatsis. Petsalis, dans Le Descendant, a repris un épisode du Jean-Christophe de Romain Rolland. Le Bois des citronniers de Kosmas Politis est la transposition en Grèce d’une aventure amoureuse que Larbaud avait située en France. Dans La Maîtresse aux yeux d’or, Myrivilis aura répondu à un livre de Dorgelès… Les exemples de réécriture sont multiples et variés, et il est loisible de les lister, du roman-fresque de Théotokas à l’antiroman de Pentzikis. Mais là n’est pas l’essentiel. C’est le caractère biaisé de la réception qui paraît remarquable. Soit que les créateurs mêlent aux modèles français une matière puisée à la source chez les romanciers anglo-saxons contemporains, Galsworthy, Fitzgerald et Virginia Woolf. Soit qu’ils nourrissent leur imagination d’œuvres publiées à Paris par des écrivains anglicistes tels que Larbaud, Jaloux et Maurois, ou des grands textes de langue anglaise consacrés par leur édition parisienne, Ulysse et L’Amant de Lady Chatterley.


PREMIÈRES PAGES

Le français, sans conteste, est l’autre langue du roman néo-hellénique de l’entre-deux-guerres. Adopté de longue date par les classes supérieures, il s’est répandu en Grèce à l’aube du xxe s. grâce à l’enseignement public, et sa position hégémonique est largement réfractée dans les textes de la période qui nous occupe. La thématisation du livre et de la lecture dans les œuvres de fiction, en particulier, témoigne de la place de choix de la littérature française dans la culture des Grecs. Son empreinte dans les esprits, dès l’âge tendre, est révélée par des scènes clés des romans d’éducation : dans Ο Προορισμός της Μαρίας Πάρνη [La Destination de Maria Parni] (1933) de Thanassis Petsalis (1904-1995), Maria échange avec son futur mari une réplique prémonitoire sur Deux ans de vacances et Les Malheurs de Sophie, et l’héroïne de Παραστρατημένοι [Dévoyés] (1935) de Lilika Nakou (1904-1989) se répète des mots de Salammbô, telle une formule magique, en faisant son entrée dans un grand monde qui la subjugue. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que le roman français informe le travail des romanciers grecs. Nous verrons que, de Balzac à Malraux, il sert de matière à leur affabulation, soit qu’ils puisent dans le trésor des classiques, soit qu’ils s’approprient les thèmes et les techniques de leurs contemporains.

Pour autant, la « matière de France » n’est pas la plus appréciée des vrais connaisseurs. Les bibliothèques décrites dans les romans donnent une idée de la distinction entre le français, garant d’une solide éducation, et l’anglais vers lequel les auteurs et les lecteurs sont attirés par une inclination secrète. Dans Αργώ [Argo] (1936) de Georges Théotokas (1905-1966), si le poète Alexis Notaras se nourrit de Montaigne et de Rousseau, seul Keats l’émeut jusqu’à l’âme. Dans Γιούγκερμαν [Junkermann] (1938) de M. Karagatsis (1908-1960), un héros polyglotte, encore illettré à son arrivée au Pirée, se met à lire Zola, Bourget, France, Gide et Céline, sur les conseils d’un ami écrivain, mais, dès qu’il dépasse le stade du néophyte, ce lecteur avide s’attaque au legs anglais de l’ancien propriétaire de sa maison de Kastella, dévorant Dickens et Galsworthy. Le fait, de surcroît, que le salon de lecture où s’effectuent ces découvertes, au cœur d’une demeure rachetée par un parvenu, soit un reflet de la library de Jay Gatsby dans The Great Gatsby de Scott Fitzgerald marque la fonction concurrentielle des lettres anglo-saxonnes face à l’hégémonie du français.

Selon toute apparence, une génération qui s’est pensée « d’après guerre » en se projetant dans un espace européen s’est positionnée entre référence française et interférences anglaises. S’étant fixé pour but de produire en démotique une prose de rang international, elle a choisi, de peur d’être provincialisée par sa dépendance à l’égard de la France, de contourner ce qu’il y avait d’exclusif dans l’axe Paris-Athènes. Tout se passe, alors, comme si le nouveau pôle d’attraction londonien, ou new-yorkais, avait provoqué une significative déviation de cet axe majeur de l’information littéraire. Ce sont, en conséquence, des points de tangence avec les emprunts anglais, des superpositions de plan, des phénomènes obliques, qui vont nous retenir au cours de cette revue des transferts de la fiction française dans la fiction grecque, des standards de l’avant-guerre aux nouveautés d’après guerre.


Standards français, idées anglaises

L’héritage français, tout d’abord, est vivant et fécond dans les écrits des jeunes Grecs venus à la littérature après 1918, préoccupés de rompre avec la tradition du récit champêtre. Pour ces écrivains dont l’originalité historique, a-t-on écrit, est de s’être essayés en majorité à « l’expression romanesque du milieu même où ils vivaient et créaient », le roman bourgeois au décor urbain (αστυκό μυθιστόρημα) aura été un genre phare : il est compréhensible, dans ce cadre, qu’ils aient repris des schémas fictionnels de Balzac et de Zola. La trame du roman athénien, Οι Πρίγκιπες [Les Princes] (1924) de Thrassos Kastanakis (1901-1967), est celle d’Eugénie Grandet (1833) : un élégant de Paris, après la mort de son père, entrepreneur en faillite, est hébergé « au pays » chez un oncle tyrannique et énamoure sa cousine avant de disparaître. La superposition des scénarios met en évidence le principal effet visé par un auteur de 20 ans en colère contre l’élite intellectuelle de sa nation : l’assimilation de la capitale grecque à une province de Paris et d’un révolutionnaire de salon à un mirliflore. Le faux patriote Méloyannis à Athènes, trop parisien pour supporter de vivre parmi son peuple, c’est Charles Grandet à Saumur. Du même auteur, toujours sur le thème de l’exil, Στο χορό της Ευρώπης [Le Bal de l’Europe] (1929), est une ténébreuse « scène de la vie parisienne » relevant du fantastique social, et peut se lire comme une Histoire des Treize (1835) revisitée par l’esprit de Fantômas, où un génie du crime entraîne dans un tourbillon de folie une troupe de Grecs expatriés. À quelques années de là, lorsqu’il remet sur le métier la « tragédie bourgeoise » de Balzac en pastichant la scène du loto des Grandet au chapitre v de Η μενεξεδένια πολιτεία [La Cité violette] (1935), Angelos Terzakis (1904-1979) souligne, quant à lui, la vie mesquine du vieil Athènes.

Ce sont de tels effets, proportionnés à l’ampleur de son sujet, qu’escompte Karagatsis en jouant sur l’arrière-plan des Rougon-Macquart dans Γιούγκερμαν. Voulant rédiger une épopée grecque de l’ère industrielle, il réécrit Au Bonheur des dames (1883) : au Pirée aussi bien qu’à Paris, un héros sexuel d’une exceptionnelle vigueur concilie la vie de noceur et un travail acharné, entretient une liaison avec la maîtresse d’un banquier et s’enrichit en alliant la finance à l’industrie textile ; parvenu au sommet de l’échelle sociale, ce conquérant est vaincu par l’amour d’une vierge, simple fille du peuple, la tendre et rebelle Voula ayant auprès de Vassias Junkermann la place qu’occupe Denise aux côtés d’Octave Mouret. Des différences importantes existent, comme le passé de soudard de Junkermann, qui renvoie au type de Bel-Ami, ou la mort pathétique de Voula, poitrinaire, à l’issue d’une étreinte unique, conforme au cahier de charges des feuilletonistes du bimensuel Νέα Εστία [Néa Estia] où le texte a paru. Mais le rapprochement s’impose pour éclairer le parcours d’un homme brutal et finaud, jouisseur et travailleur, qui s’embourgeoise sans rien perdre de sa force légendaire et conjugue à l’âge mûr l’exercice du pouvoir avec les tourments de l’amour.

Sur ce canevas zolien, Karagatsis a conçu un roman foisonnant, aux péripéties financières pimentées de sexe, de passion et de mélancolie dans le goût de Rabevel ou le Mal des ardents de Lucien Fabre, prix Goncourt 1923. Les homologies sont multiples entre les deux œuvres volumineuses, composées de trois parties, jeunesse, œuvre et « fin » d’un comptable devenu banquier d’affaires. Tout ce qui concerne les héros éponymes, aux noms à racine germanique évocateurs de férocité ou de hardiesse (Rabe, Junker), et leur sphère d’action est comparable. Mû par une « exaspération du désir de vivre » qui sous-tend son ambition, le bâtard Rabevel est un lutteur qui allie un « fond de pirate » à l’efficacité d’une « machine infatigable ». Sa fortune assurée, grâce à une combinaison reproduite par Karagatsis (il confisque à son profit l’entreprise mal gérée qui ruinait la banque de ses employeurs), il retrouve sa mère, une courtisane, et son père biologique qu’il renie, puis poursuit sa trajectoire ascensionnelle. Le reste de son existence se partage entre ses coups d’audace, un « goût de la luxure » qu’avive une maîtresse lubrique et un ancien amour pour une femme prise de scrupules, Angèle, qu’il tue en la possédant. Rien, ou si peu, dans cette évocation, ne différencierait Bernard Rabevel de Junkermann, n’était son époque, et le diable qui se met en tiers entre l’« ardent » de Fabre et ses victimes. Symbole d’une génération condamnée, l’homme est attiré vers le gouffre et sa chute a lieu au lendemain de la tuerie de 1914-1918. Junkermann, ex-guerrier, massacreur, pilleur et violeur, sort au contraire de ce carnage, et il se civilise en s’hellénisant. Il appartient à un autre siècle, mais, avec l’itinéraire du parvenu repris d’Au Bonheur des dames, le type de l’aventurier milliardaire imposé par Rabevel a aidé Karagatsis à camper ce héros d’un roman du nouveau riche emblématique, par ses excès et ses contrastes, des turbulences de l’entre-deux-guerres. Là-dessus, l’air du temps et Fitzgerald, dont le délicat Gatsby est un arriviste d’un moindre gabarit, lui ont apporté, en plus du mal et de la rage de vivre, un pêle-mêle de motifs nouveaux, l’argent facile avant la crise, la psychanalyse sans prise sur des êtres à la dérive, la party, le jazz, et le rythme trépidant qui renouvelle avec bonheur ce genre de texte.

D’une telle technique de composition sur deux plans superposés, qui consiste à placer un scénario éprouvé de Zola en toile de fond d’un drame en partie influencé par le modernisme anglo-américain, signalons qu’on trouve un antécédent dans Στα ίχνη του άγνωστου θεού [Sur les traces du dieu inconnu] (1937) de Yorgos Délios (1897-1980). Créateur d’une variété intimiste du roman bourgeois, Délios démarque Une page d’amour (1877), intermède des Rougon-Macquart inspiré par la peinture de Manet. Il transpose à Salonique la formule de cette œuvre mineure qui met en correspondance les réflexions d’une femme honnête tentée par une liaison illicite avec la description de paysages urbains rythmant, par des variations de lumière, la progression d’un drame intérieur. À charge à la mémoire involontaire de Proust, au point counterpoint d’Aldous Huxley et à la lyrical inmediacy de Virginia Woolf d’animer ces tableaux impressionnistes en les compliquant de réminiscences, en croisant les points de vue, en multipliant les plongées dans la psyché de l’héroïne et de l’âme sœur qui l’attire dans le sillage d’Éros. Quant à la mince intrigue du roman, il est probable qu’elle provienne de The Great Gatsby, livre culte : une femme qui se donne la comédie du bonheur conjugal avec un époux volage est attirée par un ancien flirt, amateur de luxe et amoureux romantique (Fotis, Jay Gatsby) se croyant près de la reconquérir quand advient un accident de voiture fatal.

Comme le roman de la vie bourgeoise, dans sa diversité, interfère avec le roman-fleuve, on s’attend à ce que Petsalis, représentant du genre en Grèce avec Γερές και αδύναμες γενεές [Générations fortes et faibles] (1933-1935), la saga des Parni, ait eu pareillement recours à des modèles français pour composer un texte ouvert à d’autres apports. Alors que Ο Προορισμός της Μαρίας Πάρνη, début de la trilogie, est un récit de mœurs à l’héroïne énergique, une fille de métayers qui fait un beau mariage, le tome central, Το Σταυροδρόμι [Le Carrefour] (1934), se veut un roman générationnel mêlant inquiétude spirituelle et action politique comme dans Les Déracinés de Barrès (1897) : Alékos, fils tourmenté de Maria, ardent patriote et auteur d’un coup d’État manqué, est une créature barrésienne. Quant à Ο Απόγονος [Le Descendant] (1935), où la fin des Parni nous est signifiée par le détraquement nerveux de Pétros, enfant orphelin d’Alékos, il est taillé sur le patron d’un épisode de Jean-Christophe de Romain Rolland : Le Matin. Ce texte-source de 1904 porte sur la prime adolescence de Christophe Kraft. On y découvre un être hypersensible élevé par une femme aimante, féru de Beethoven, qui connaît ses premiers émois avec un garçon de son âge puis son premier amour avec une voisine à laquelle il donne des leçons de piano. Dans le texte dérivé, en tous points identique, la grand-mère Maria tient auprès de Pétros la place de Louisa, mère de Christophe, le condisciple Yoryiadis se confond avec l’ami Otto, et Christina fait une Minna plus âgée, en villégiature à Kifissia. Mais, si Le Matin est l’hypotexte de Ο Απόγονος, jamais le fragile Pétros n’est donné pour un Christophe grec. Ce qui fait la force de celui-ci, dont le patronyme dénote élan et puissance, met en relief la faiblesse de l’autre. La musique n’enthousiasme pas Pétros, elle le console ; loin d’être un fleuve impétueux, son imagination l’enferme dans un monde puéril ; et son penchant homosexuel n’est pas la conséquence d’une sensibilité d’exception, mais la cause de troubles que la sage aïeule commente : « Les familles dégénèrent ». Ce message explique l’écart entre les œuvres. Romancier, Petsalis reformule le sujet de Jean-Christophe ; idéologue, il pense plutôt à Hanno, l’enfant musicien par qui se consomme « le déclin d’une famille » dans Buddenbrooks, Verfall einer Familie de Thomas Mann (1901).

Non que Pétros, dénué de folie comme de génie, ressemble davantage au petit Hanno qu’à Christophe : le symbole seul de la dégénérescence familiale impose le parallèle. Une plus sûre ressemblance rapproche cet enfant gâté de Jon-Jolyon Forsythe dans The Forsyte Saga de John Galsworthy (1922). L’architecture de Γερές και αδύναμες γενεές, d’ailleurs, fait penser à ce monument du réalisme moderne : au fondement du texte, la « reproduction d’une société en miniature » à l’échelon de l’upper middle-class family ; puis, l’étagement d’une chronique dynastique resserrée dans un temps qui s’accélère, de la fin du xixe s. aux années 1920, sur trois générations correspondant à trois postures face à la destinée du clan : la certitude d’une tâche à accomplir, l’action inquiète, une sorte d’indifférence ; un étayage, enfin, du discours romanesque par les acquis de la sociologie ainsi qu’une robuste construction en triptyque. En un mot, il se pourrait que la nouveauté en Grèce de la saga des Parni, qui a pour source la littérature « 1900 » de Barrès, de Rolland et de Thomas Mann, tienne à l’influence plus récente de Galsworthy.

Considérons à présent, à l’autre pôle de l’écriture narrative, les jeux intertextuels d’auteurs fantaisistes. Ελεονόρα [Éléonore] (1935) de Kosmas Politis est une Sylvie travestie. Comme dans la nouvelle de Nerval, parue en 1853 et redécouverte par Proust, un citadin qui passe deux jours en province est charmé par une fraîche jeune fille (une colporteuse juive dans l’emploi de Sylvie) et par une blonde apparition (Éléonore, épouse de notable, dans les atours d’Adrienne) composant « deux moitiés d’un seul amour ». Mais, là où le romantique nous transporte dans un rêve, Politis nous intéresse à l’aventure dérisoire d’un rêveur. Cet humour décalé, attaché au « gaffeur », anti-héros typique des années 1930, doit beaucoup à Μαριάμπας [Mariabas] (1935), paru quelques mois plus tôt, où Yannis Skaribas (1893-1984) s’était amusé à travestir La Fausse Esther de Pierre Louÿs (1919) sous le titre Η Κυρία με τα μαύρα [La Dame en noir] et à en faire jouer par un mystificateur maladroit la fable raffinée, autour du thème décadentiste du livre qui tue, dans le style du théâtre d’ombres.

Mais c’est dans Eroïca (1937) que Kosmas Politis se livre au détournement de texte le plus troublant. Il n’a pas échappé à ses premiers lecteurs que deux épisodes de ce roman poétique, le bal costumé chez le consul d’Italie et le départ de Loïzos, personnage qui rappelle Frantz de Galais, avec une troupe de saltimbanques, entrent en résonance avec les chapitres de la « Fête étrange » et du « Bohémien » dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913). En vérité, Politis a surtout travaillé sur la structure emboîtée du récit originel : avec le recul du temps, le benjamin d’un groupe d’adolescents, François ou Paraskévas, conte la geste d’un « grand », Meaulnes ou Alékos, lui-même fasciné par un « chef » audacieux et extravagant, Frantz ou Loïzos. Mais, dans Eroïca, ce héros de 15 ans, l’Achille de la bande, est à son tour habité par le souvenir d’Andréas, son Patrocle, mort des suites d’un accident rapporté au chapitre i. Le centre de gravité du roman s’en trouve déplacé. La disparition d’Andréas au moment de l’apparition de Monica, une Yvonne italienne, dans l’univers des garçons entraîne pour eux la révélation simultanée de l’amour et de la mort ; et l’atmosphère élégiaque du roman d’Alain-Fournier est alors perturbée par la figure tragique de ce jeune mort hantant ses compagnons, dont, au-delà de la référence homérique, l’archétype est le personnage fantôme de Perceval dans The Waves de Virginia Woolf (1931). Comme si, une fois encore, le domaine anglais offrait au roman néo-hellénique une perspective de fuite vers un ailleurs littéraire.


Actualité parisienne et anglomanie

https://books.openedition.org/efa/3878#tocto1n2


Auteur
Jean-Luc Chiappone
Agrégé de Lettres Classiques, docteur en Grec moderne, est enseignant de latin et de lettres françaises à Francfort-sur-le-Main. Il s’intéresse à la littérature comparée, en particulier au développement du roman au xxe siècle. Il est l’auteur du Mouvement moderniste de Thessalonique (L’Harmattan, 2006 et 2009).

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