
Présentation
« Paris m’a ouvert les yeux » écrit le sculpteur grec Apartis, élève de Bourdelle, arrivé dans la capitale française en 1919. « C’est l’Acropole qui a fait de moi un révolté », déclare pour sa part Le Corbusier en 1933. Nous saisissons là l’essence même du « double voyage » : durant l’entre-deux-guerres, intellectuels et artistes traversent la Méditerranée orientale dans les deux sens, d’Athènes à Paris et de Paris à Athènes, chacun puisant dans ce va-et-vient fécond ce qui lui manque : les Grecs viennent se former à Paris et se frotter aux grands courants artistiques du moment, les Français partent en Grèce à la recherche d’une Antiquité renouvelée
et découvrent un pays qu’ils ne soupçonnaient pas. Le poète Séféris, le romancier Théotokas, l’architecte Pikionis, le compositeur et chef d’orchestre Mitropoulos, tous sont passés par Paris, où deux Grecs, Christian Zervos et Tériade, jouaient un rôle déterminant au sein des avant-gardes artistiques. Dans l’autre sens, des personnalités aussi diverses que les architectes Ernest Hébrard et Le Corbusier, le photographe Eli Lotar, le sculpteur Ossip Zadkine, ou encore l’écrivain Raymond Queneau, ont trouvé en Grèce les éléments d’une autre modernité, tandis que Roland Barthes, venu en 1937 jouer Les Perses d’Eschyle avec les étudiants de la Sorbonne, éprouve à Athènes un trouble dont, comme Freud, il se souviendra quarante plus tard.
Le double voyage est issu d’un programme franco-grec de recherche pluridisciplinaire qui exploite de nombreuses sources documentaires inédites ; il offre un aperçu de la richesse et de la variété des échanges littéraires et artistiques entre les deux pays durant l’entre-deux-guerres et vient combler une lacune dans un domaine de l’histoire culturelle encore très peu exploré. S’adressant aussi bien au chercheur spécialisé, qui y trouvera une bibliographie très complète et des données nouvelles, qu’au lecteur de bonne volonté, qui y découvrira un sujet passionnant, il a pour ambition de devenir un ouvrage de référence pour un public très large, en France comme en Grèce.
Le développement institutionnel des relations culturelles franco-grecques durant l’entre-deux-guerres
Nicolas Manitakis
p. 17-31
Premières pages
Référence électronique du chapitre
https://books.openedition.org/efa/3763

S’agissant des relations institutionnelles franco-grecques, nous vivons encore sur l’héritage de l’entre-deux-guerres. La plupart des établissements français ou grecs fondés après la première guerre mondiale continuèrent à exister après la seconde et sont toujours opérationnels aujourd’hui.
RÉSUMÉ
Cette étude se penche sur l’évolution des rapports culturels au niveau institutionnel entre la France et la Grèce pour la période qui s’étend de la fin de la Première Guerre mondiale à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Elle s’intéresse plus particulièrement aux établissements scientifiques et éducatifs, grecs et français, ayant développé au cours de cette période une riche activité et contribué par là au resserrement des liens multiples entre les deux pays, tels que l’Hôpital français d’Athènes, l’Institut Pasteur hellénique, l’Institut néohellénique de Paris, le Pavillon hellénique de la Cité internationale universitaire de Paris ou encore l’Institut français d’Athènes. L’étude examine également d’autres formes de collaboration institutionnelle franco-hellénique, comme la création dans les années 1930 de chaires aux universités de Paris et d’Athènes, ainsi que la signature en 1938 d’un accord culturel franco-grec, le premier du genre.
PREMIÈRES PAGES
L’entre-deux-guerres fut marqué par la floraison, tant à Paris qu’à Athènes, d’une série d’établissements scientifiques, culturels et universitaires, fruits, pour la plupart, de la coopération franco-grecque qui s’était développée entre milieux politiques, diplomatiques, scientifiques et universitaires dès les dernières années de la première guerre mondiale. À la suite de la mise en place d’organismes de recherche, de formation et d’enseignement dans les deux capitales, principalement au cours des premières années de la période de l’entre-deux-guerres, des chaires universitaires virent également le jour, dans les années 1930 et, pour la première fois dans l’histoire des relations bilatérales entre États, un accord de coopération culturelle franco-grecque fut conclu. Ce qui traduit, à mon sens, la volonté qui se fait jour dans l’entre-deux-guerres de resserrer les liens entre la Grèce et la France, dans les domaines de la recherche scientifique, de l’enseignement et de la culture mais montre bien également que la coopération franco-grecque à laquelle on aspirait s’appuyait désormais sur de solides bases institutionnelles. La richesse des initiatives qui s’exprimèrent durant cette période dans le domaine institutionnel demeure impressionnante, y compris à l’aune des données actuelles. Ce n’est donc pas trop s’avancer que de parler d’un véritable « rayonnement » de la coopération franco-grecque. Je m’efforcerai de montrer dans la suite de ma contribution les différents volets de cette « floraison » d’initiatives au niveau institutionnel, d’en signaler les traits caractéristiques et d’en cerner, plus généralement, l’importance.
La fondation de l’« hôpital français » à Athènes
L’essor institutionnel de la coopération franco-grecque s’est traduit, dès les premières années de l’après-guerre, par l’ouverture de trois établissements : l’Hôpital français d’Athènes en 1919, l’Institut néo-hellénique, la même année, à Paris, et l’Institut Pasteur, en 1920, à Athènes. L’implantation d’établissements français à Athènes entrait dans le cadre d’un dispositif de propagande plus vaste, impulsé dès les dernières années de la première guerre mondiale par les milieux diplomatiques français. Ce programme visait à reconquérir et à affermir l’influence française, alors en perte de vitesse, dans les milieux politiques et scientifiques helléniques et, plus généralement, dans l’opinion publique grecque, à travers une série d’actions menées dans le domaine universitaire et scientifique. Il prévoyait, entre autres, d’« épurer » l’Université d’Athènes de ses professeurs germanophiles, en nommant sur leurs postes des spécialistes formés en France, en invitant en Grèce des universitaires français à donner des conférences, et en facilitant par tous les moyens l’accès des étudiants grecs aux facultés françaises.
L’Hôpital français d’Athènes commença à fonctionner en 1919 dans un bâtiment loué par l’Ambassade de France sur l’avenue Alexandras. Une double fonction de propagande incomba d’emblée à l’établissement hospitalier, appelé : a) à dispenser à des étudiants en médecine grecs un complément de formation médicale aux méthodes et aux découvertes scientifiques françaises, l’objectif à plus long terme étant d’accroître les effectifs d’étudiants grecs en formation postuniversitaire dans les facultés de médecine en France et b) à offrir gratuitement des soins et une hospitalisation à la population locale, ce qui dans un document diplomatique était qualifié de « propagande philanthropique ». Le bâtiment de l’avenue Alexandras abritait un dispensaire où un personnel hautement qualifié assurait des consultations gratuites sur une base quotidienne. Dans le même espace, une clinique d’une cinquantaine de lits accueillait des patients nécessitant des thérapies de longue durée. Contrairement aux consultations, les soins en clinique étaient payants. Il était néanmoins prévu que certaines catégories sociales, comme les ressortissants français, les indigents et, après 1922, les réfugiés, puissent être soignés gracieusement.
La clinique fut équipée avec du matériel médical cédé par les services sanitaires de l’armée française, installée en Grèce depuis 1915 avec le Corps expéditionnaire d’Orient. Ce qui tendrait à montrer que l’essor institutionnel de la présence française en Grèce après la fin de la première guerre mondiale fut favorisé, dans une large mesure, par l’implication directe de la France, déjà du temps de la guerre, dans les affaires grecques. Les milieux grecs francophiles et de culture française, en s’investissant dans l’entreprise, jouèrent également un rôle décisif. Si les trois médecins qui prirent successivement la direction de l’établissement (Pietri 1919-1923, Dorigny 1923-1928 et Schneider 1928-1933) étaient français, le personnel médical fut encadré par des médecins grecs, ayant pour la plupart poursuivi leurs études en France, et francophiles convaincus. Recruter à l’Hôpital français les médecins grecs qui avaient rallié le camp français était, aux yeux des diplomates, une manière de les dédommager de l’ostracisme dont les avait frappés la frange germanophile des universitaires grecs pendant toute la durée du Schisme national. En réalité, la France saisissait l’occasion pour récompenser les appuis qu’elle avait sur place dans le monde médical et les enrôler dans sa campagne de propagande.
De leur côté, les médecins grecs de formation française pouvaient miser sur les services de l’établissement médical pour élargir leur clientèle privée et améliorer la qualité des soins médicaux qu’ils dispensaient à leurs patients. Exercer à l’Hôpital français d’Athènes leur permettait en outre d’afficher auprès du public local leurs liens avec la médecine française, dans l’espoir d’accroître leur prestige de praticiens, vu l’aura dont celle-ci bénéficiait dans l’opinion publique.
Pour mieux satisfaire au caractère propagandiste de sa fonction, l’Hôpital français admettait également des étudiants en médecine et des internes qui parachevaient leur formation auprès du personnel médical titulaire. On voit donc clairement apparaître ici l’intention des milieux français de faire de cet établissement à la fois un hôpital moderne et un centre d’enseignement de la médecine.
La direction de l’hôpital n’eut aucune difficulté à recruter dix médecins ayant achevé leurs études de médecine ou leur spécialité dans des universités et des hôpitaux français. Elle fut aidée dans son entreprise par la présence à Athènes d’une pléthore de médecins grecs inscrits dans des facultés françaises d’avant guerre. Un large éventail de spécialités médicales fut ainsi couvert, puisque l’Hôpital français disposait de services de médecine générale, de chirurgie, d’otorhinolaryngologie, de neurologie, de pédiatrie, d’ophtalmologie et d’orthopédie. Grâce à la tradition bien ancrée chez les étudiants de partir étudier dans des facultés de médecine françaises, les milieux français n’eurent donc aucun mal à doter leurs établissements en Grèce d’un personnel local qualifié.
Les médecins grecs de l’Hôpital n’étaient pas rétribués ; ils étaient tenus d’examiner gratuitement les patients qui consultaient le dispensaire de l’établissement, une façon pour eux de contribuer à l’œuvre de propagande qui passait par la prestation de soins gratuits. Toutefois, en compensation des prestations fournies à titre gracieux, ils avaient la possibilité de soigner leurs propres patients à la clinique, contre rétribution cette fois. Cette forme spécifique de coopération entre les deux pays s’appuyait bien évidemment sur le fait que les deux parties avaient tout à gagner de cette réciprocité. La direction de l’hôpital n’eut guère de difficulté non plus à pourvoir les postes de personnel soignant. Des religieuses françaises de l’ordre des Sœurs de la Charité, qui s’étaient illustrées par leur action philanthropique et éducative sur le sol grec depuis le xixe s. et pouvaient se targuer d’une solide expérience, acceptèrent de grand cœur d’offrir leurs services6. La France tirait ainsi le meilleur parti possible d’un de ses atouts majeurs, à savoir la longue présence dans le sud-est de la Méditerranée de nombreuses communautés monastiques très actives en matière d’œuvres de bienfaisance. Quant aux besoins en personnel auxiliaire ‒ filles de salle, secrétaires, cuisiniers, chauffeurs, menuisiers, etc. ‒ ils furent couverts en recrutant parmi la population locale.
On estime qu’au milieu des années 1920, le service de consultations de l’Hôpital accueillait à titre gracieux quelque 2 500 patients par an ; 300 autres demandaient à être soignés à la clinique où, dans l’énorme majorité des cas, ils étaient admis à leurs frais. La multiplication des consultations et des soins sur une période d’à peine dix ans et ce, en dépit d’effectifs et d’infrastructures limités, témoigne du succès remporté par l’Hôpital français. Au milieu des années 1930, le service de consultations accueillait trois fois plus de patients, atteignant 7 500 visites par an ; le nombre d’hospitalisations avait doublé et avoisinait les 530 par an, dont 30 seulement ne payaient pas. Par conséquent, durant toute la période de l’entre-deux-guerres, des milliers d’habitants de la région d’Athènes bénéficièrent de soins médicaux et quelques centaines, de soins hospitaliers, au sein de l’établissement français. L’Hôpital français d’Athènes s’imposa très rapidement dans la capitale grecque comme un grand centre de soins réputé pour la compétence de ses services. Il est révélateur à cet égard que le gouvernement grec ait sollicité le concours de cet établissement au moment de faire face au problème majeur que posèrent, dès la fin des années 1910 et davantage encore dans les années 1920, l’arrivée et l’installation massives de réfugiés, dont certains étaient très mal en point. À la suite d’une demande du ministre de la Santé au directeur français, des centaines de réfugiés de l’Empire ottoman, malades et blessés, furent soignés gracieusement à l’Hôpital français. Dans une période particulièrement critique pour la santé publique, le potentiel hospitalier du pays se trouva donc renforcé grâce à cette unité supplémentaire, sans grever pour autant le budget de l’État.
Les frais de fonctionnement de l’hôpital étaient couverts par les subventions annuelles allouées par l’État français ‒ subventions qui, de 1919 à 1931, s’élevèrent à 578 000 francs ‒, ainsi que par les frais d’hospitalisation payés par les malades qui y étaient admis. Les sources de financement étant insuffisantes pour couvrir l’ensemble des dépenses, l’établissement connut des déficits. Mais, en dépit de difficultés financières, il continua à fonctionner normalement jusque dans les années 1930. On voit donc que les Français réussirent à ouvrir et à entretenir à Athènes pendant plusieurs décennies un hôpital à caractère fortement propagandiste, dont la mission première était d’accroître l’influence française, à travers la diffusion des méthodes scientifiques françaises et la prestation de soins médicaux et hospitaliers. La question de l’efficacité de cette forme spécifique de propagande reste bien sûr posée.
La fondation à Athènes de l’Institut Pasteur hellénique
https://books.openedition.org/efa/3763#tocto1n2
Auteur
Nicolas Manitakis
Docteur de l’EHESS (Paris), est professeur assistant d’histoire à l’Université d’Athènes et mène des recherches sur l’histoire des migrations étudiantes et intellectuelles, l’histoire de l’éducation et l’histoire socioculturelle des relations franco-helléniques.