via books.openedition.org/

ARNOARNOUX-FARNOUX, Lucile (dir.) ; KOSMADAKI, Polina (dir.). Le double voyage : Paris-Athènes (1919‐1939). Nouvelle édition [en ligne]. Athènes : École française d’Athènes, 2018. http://books.openedition.org/efa/3743. ISBN : 9782869583665. DOI : https://doi.org/10.4000/books.efa.3743.

Présentation

« Paris m’a ouvert les yeux » écrit le sculpteur grec Apartis, élève de Bourdelle, arrivé dans la capitale française en 1919. « C’est l’Acropole qui a fait de moi un révolté », déclare pour sa part Le Corbusier en 1933. Nous saisissons là l’essence même du « double voyage » : durant l’entre-deux-guerres, intellectuels et artistes traversent la Méditerranée orientale dans les deux sens, d’Athènes à Paris et de Paris à Athènes, chacun puisant dans ce va-et-vient fécond ce qui lui manque : les Grecs viennent se former à Paris et se frotter aux grands courants artistiques du moment, les Français partent en Grèce à la recherche d’une Antiquité renouvelée et découvrent un pays qu’ils ne soupçonnaient pas. Le poète Séféris, le romancier Théotokas, l’architecte Pikionis, le compositeur et chef d’orchestre Mitropoulos, tous sont passés par Paris, où deux Grecs, Christian Zervos et Tériade, jouaient un rôle déterminant au sein des avant-gardes artistiques. Dans l’autre sens, des personnalités aussi diverses que les architectes Ernest Hébrard et Le Corbusier, le photographe Eli Lotar, le sculpteur Ossip Zadkine, ou encore l’écrivain Raymond Queneau, ont trouvé en Grèce les éléments d’une autre modernité, tandis que Roland Barthes, venu en 1937 jouer Les Perses d’Eschyle avec les étudiants de la Sorbonne, éprouve à Athènes un trouble dont, comme Freud, il se souviendra quarante plus tard.

Le double voyage est issu d’un programme franco-grec de recherche pluridisciplinaire qui exploite de nombreuses sources documentaires inédites ; il offre un aperçu de la richesse et de la variété des échanges littéraires et artistiques entre les deux pays durant l’entre-deux-guerres et vient combler une lacune dans un domaine de l’histoire culturelle encore très peu exploré. S’adressant aussi bien au chercheur spécialisé, qui y trouvera une bibliographie très complète et des données nouvelles, qu’au lecteur de bonne volonté, qui y découvrira un sujet passionnant, il a pour ambition de devenir un ouvrage de référence pour un public très large, en France comme en Grèce.

Grèce-France entre les deux guerres : aliénation politique et attrait culturel
Christos Hadziiossif
p. 9-15
Texte intégral
Référence électronique du chapitre
https://books.openedition.org/efa/3758

Si Athènes et la Grèce ont pu être une source d’inspiration pour Paris, ce ne fut pas parce que les Français trouvaient de quoi stimuler leur créativité chez leurs contemporains grecs mais parce qu’ils se familiarisaient avec l’héritage antique ou byzantin


RÉSUMÉ

Cet article explore la double asymétrie dans les relations franco-helléniques pendant l’entre-deux-guerres. Dans le domaine de la culture et des arts, Paris a été le centre d’un système mondial, face auquel Athènes apparaît comme un point périphérique, malgré la contribution importante de quelques personnalités grecques à la vie culturelle de la capitale française. Athènes, et la Grèce toute entière, continuent à subir l’influence culturelle française. Cette influence gagne même en ampleur grâce à l’accès au mode de vie urbain des nouvelles couches sociales à la suite du développement des villes après 1922.
À l’opposé du rayonnement culturel, l’influence politique et économique de la France en Grèce est à la même époque en net retrait. La France victorieuse de la Grande Guerre détourne son attention d’une Grèce sortie exsangue d’une décennie de guerres et tourne son regard vers la Yougoslavie et les pays de la petite Entente. Dans ces conditions, la persistance du rayonnement culturel français sur la bourgeoisie grecque s’explique par l’association de la France à l’idée républicaine et de Paris à la modernité et la liberté des mœurs.


Texte intégral

Les relations entre la Grèce et la France durant la période de l’entre-deux-guerres se carac­térisent par une double asymétrie. On peut parler de double voyage entre Athènes et Paris mais, s’il est vrai que les déplacements humains s’effectuèrent dans les deux sens, s’agissant en revanche de la philosophie, des sciences, de la littérature, des arts figu­ratifs et déco­ratifs, de l’architecture, du cinéma et du théâtre, les courants étaient à sens unique : de Paris vers Athènes. À cette liste, on pourrait ajouter le droit et les institutions politiques dont les modèles n’ont voyagé, eux aussi, que dans un sens. Si Athènes et la Grèce ont pu être une source d’inspiration pour Paris, ce ne fut pas parce que les Français trouvaient de quoi stimuler leur créativité chez leurs contemporains grecs mais parce qu’ils se familiarisaient avec l’héritage antique ou byzantin. Les actions isolées de Grecs comme Tériade, Christian Zervos ou Nicolas Calas, aussi importantes soient-elles, constituaient des foyers trop limités pour pouvoir renverser cette réelle asymétrie qui caractérisait les relations culturelles entre les deux capitales. Elle n’a rien de surprenant, du reste, Paris ayant été consacré comme « la capitale mondiale de l’art » pendant une longue période de l’histoire contemporaine, qui ne prendra fin qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Trois grandes expositions au Centre Georges Pompidou ont évoqué la gloire de cette époque désormais révolue pour Paris : Paris-New York, en 1977, Paris-Berlin, en 1978 et Paris-Moscou, en 1979.

Mais contrairement à New York, Berlin ou Moscou, qui n’ont rien à envier à la capitale française, Athènes, elle, faisait figure, par rapport à Paris, de ville de province dans l’entre-deux-guerres et même plus tard, ce qui, à mon sens, ne diminue en rien l’intérêt de l’étude des relations entre ces deux pôles inégaux. Je dirais même qu’en élargissant le champ de notre étude aux relations politiques et économiques, l’examen du couple Athènes-Paris permettrait de déceler les mécanismes qui conduisirent à l’éclipse ‒ réelle ou supposée ‒ du rayonnement international de la capitale française après la seconde guerre mondiale.

Si nous plaçons le début de l’entre-deux-guerres, non en 1919, repère chronologique valable pour la France, mais en 1922, année cruciale pour la Grèce, nous constaterons un effondrement des relations franco-grecques, tant sur le plan politique qu’économique, par rapport au xixe et au début du xxe s. L’étude des relations politiques entre la Grèce et la France durant ce siècle et demi révèle une alternance de périodes durant lesquelles la France investit politiquement et économiquement en Grèce et soutient, voire encourage souvent les ambitions politiques et économiques de la coalition sociale grecque au pouvoir, et d’autres où le capital français court-circuite l’économie grecque et où la politique extérieure de la France s’efforce de brider les visées de la Grèce. Dès l’époque de la campagne de Morée du général Maison, en 1828, et pendant toute la durée de la monarchie de Juillet, les gouvernements français n’ont cessé, tour à tour, de soutenir la création de l’État grec et ses efforts de développement économique et culturel, investissant pour ce faire d’importants moyens financiers, mais aussi un capital humain et politique. Rappelons la participation indirecte, mais néanmoins déterminante, du gouvernement français dans la formation du capital-actions de la Banque nationale, le soutien apporté par la diplomatie française au mouvement du 3 septembre et les liens étroits qu’entretenaient Kolettis et Guizot. C’est à cette époque aussi que fut fondée l’École française à Athènes (1846). Au contraire, au lendemain de la monarchie de Juillet, sous le Second Empire, la politique française vis-à-vis de la Grèce est en dents de scie et les relations entre les deux pays sont marquées par des crises majeures, dont la plus violente aboutira à l’occupation d’Athènes et du Pirée par les troupes françaises, durant la guerre de Crimée. La proclamation de la Troisième République en France coïncide avec ce que l’on a coutume d’appeler l’affaire du Laurion, autrement dit le conflit relatif aux droits de la Société française des mines du Laurion. La crise sera cependant assez vite réglée et, durant les quatre années qui suivent, les relations franco-helléniques connaissent un développement stable dans tous les domaines. Au congrès de Berlin, en 1878, le gouvernement de la République française se montre favorable aux revendications territoriales de la Grèce en Épire et en Thessalie ; les banques françaises sont les principaux investisseurs étrangers dans la dette publique grecque jusqu’en 1889 ; sous le gouvernement de Harilaos Trikoupis, la France envoie des ingénieurs et des militaires encadrer le gouvernement grec dans ses efforts pour réaliser des grands travaux publics et pour réorganiser l’armée et la flotte. Au début du xxe s., la France investit massivement dans les banques, les travaux d’électrification, les transports, le commerce du raisin sec, et plus modestement dans d’autres secteurs. À cette époque, les capitaux français s’appuient sur les réseaux des entrepreneurs grecs pour assurer leur promotion en Méditerranée orientale et financer leur propre extension, en soutenant indirectement l’irrédentisme grec.

Les fluctuations dans les relations franco-grecques s’expliquent plus aisément si nous les replaçons dans le cadre plus général des relations politico-économiques internationales. Durant cette période, qui s’étend de l’indépendance de la Grèce jusqu’à la seconde guerre mondiale, la France prend en compte une variable essentielle, à savoir la politique menée par l’État dont elle estime qu’il est son principal rival du moment dans la lutte d’influence politique et économique menée en Méditerranée orientale et dans les Balkans, espace auquel appartient géographiquement la Grèce. Le rival était en permanence l’Angleterre et par intermittence la Russie. Après 1871, s’y est ajoutée l’Allemagne ; dans l’entre-deux-guerres, les gouvernements français eurent également à affronter les ambitions italiennes. L’analyse de l’évolution des relations franco-grecques semble indiquer que celles-ci se resserrent chaque fois que la France vient d’essuyer une défaite militaire et tente de se relever. Dans ces phases, la France, qui perd du terrain par rapport aux puissances concurrentes dans la principale sphère d’influence en Méditerranée orientale que constitue l’Empire ottoman, tend à évaluer positivement les perspectives d’un petit pays périphérique comme la Grèce.

Dans l’entre-deux-guerres, la France, sortie victorieuse du premier conflit mondial, considère que le droit de jouer un rôle dans l’espace géopolitique grec lui revient au même titre qu’à sa rivale séculaire, l’Angleterre. Le fait que la Grèce s’aventure, comme junior partner de la politique britannique, dans l’aventure d’Asie Mineure, dont l’issue s’est avérée désastreuse, suffit à entraîner une volte-face de la politique française dans la région, le retour du roi Constantin en 1920 tombant à point pour fournir un alibi commode. Après 1922, la Grèce, vaincue et éreintée, est écartée des priorités de la politique française au profit de nouvelles puissances émergentes dans les Balkans et en Europe centrale, comme la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et la Pologne. Pour la France, la Grèce ne fait plus le poids comme alliée potentielle et n’a plus qu’à approuver loyalement les prétentions des gouvernements de Paris et à accepter, au besoin, de faire des concessions en faveur des nouveaux soutiens de la politique française, notamment le jeune royaume des Serbes, Croates et Slovènes, future Yougoslavie.

Tant que le souvenir des affrontements de la Grande Guerre est encore vivace, la politique française considère les gouvernements des forces républicaines qui se succèdent à Athènes comme ses alliés naturels. Dans les années 1920, le critère essentiel retenu par la diplomatie française pour apprécier les gouvernements grecs est leur attitude face aux revendications de la Serbie sur le port de Thessalonique. L’accord avec la Serbie, signé par Theodoros Pangalos à la veille de la chute de sa dictature mais qui ne fut pas ratifié par le Parlement grec et resta lettre morte, explique le sentiment de nostalgie que les diplomates français ont nourri, des années durant, à l’égard de ce dictateur sui generis.

Dans les années 1930, la France surtout, mais l’Angleterre également redoublent d’efforts pour imposer à la Grèce d’adhérer à l’Entente balkanique, contrepoids, selon les puissances occidentales, aux visées expansionnistes d’abord des Italiens, puis des Allemands. C’est d’après leur position sur cette question que la chancellerie française jauge les forces politiques grecques. Le parti de la Libre Opinion (κόμμα των Ελευθεροφρόνων) de Ioannis Métaxas qui, initialement, incarnait le mal absolu, est réhabilité et considéré comme un interlocuteur valable. Lors de la proclamation de la Seconde République hellénique, quand Métaxas accepte le changement de régime, c’est au Parti populaire (Laïko Komma) des « Royalistes intransigeants » qu’il revient d’endosser ce rôle. Les deux forces politiques monarchistes remontent dans l’estime des politiciens français lorsqu’elles consentent à l’entrée de la Grèce dans l’Entente balkanique. Au même moment, les partis plus radicaux de l’ancienne formation vénizéliste qui, en 1924, avaient proclamé la République et avaient calqué certaines de ses institutions comme le Sénat, le Conseil d’État et l’Académie, sur celles de la Troisième République, voient leur rayonnement faiblir en France. Ce qu’offre le Parti populaire grec (Laïko Komma) à la France, et en second lieu à l’Angleterre, c’est son accord avec la politique de l’Entente balkanique. À l’exception de quelques rares figures politiques républicaines, comme Alexandros Papanastasiou, Ioannis Sofianopoulos et le jeune Evangélos Averoff, qui défendent la coopération balkanique à l’aune d’orientations et de critères idéologiques plus généraux, la plupart des Grecs favorables à cette coopération ne le sont que par opportunisme ou précisément pour gagner le soutien des pays de l’ancienne Entente.

Ces revirements de la diplomatie française à l’égard des forces politiques grecques apparaissent plus clairement encore dans les jugements qu’elle porte sur Élefthérios Vénizélos. L’allié d’autrefois est maintenant appréhendé avec réticence, souvent avec méfiance, voire avec une ironie rarement positive, pour finir par être totalement rejeté. Élefthérios Vénizélos, lui, continue d’accorder une grande importance aux relations franco-grecques et soutient, à tous les niveaux, les initiatives susceptibles de les renforcer et de créer en France un terrain favorable aux positions de la Grèce, dans l’opinion publique comme auprès des élites dirigeantes. Autrement dit, il poursuit la politique qu’il avait appliquée avec succès dans les années 1910, mais dans l’entre-deux-guerres, ses démarches ne convainquent plus les dirigeants français. C’est la politique balkanique qui sera la pierre d’achoppement entre la France et son principal collaborateur grec de jadis. Vénizélos tente d’équilibrer les relations de la Grèce avec les grandes puissances européennes en introduisant le paramètre de l’Italie et des États-Unis. Il ne veut en aucun cas être impliqué dans une coalition balkanique qui, objectivement, de par sa seule existence, est tournée contre l’Italie, et forme un rempart contre ses ambitions expansionnistes. Au contraire, il aspire à développer avec l’Italie des relations étroites, dans les domaines économique et politique, espérant ainsi apaiser son agressivité, tout en renforçant la position de la Grèce dans ses différends avec ses autres voisins.

Les éloges funèbres rédigés au printemps 1936 par Adrien Thierry, ambassadeur de France à Athènes, à la mémoire d’Élefthérios Vénizélos puis, deux mois plus tard, de Panayotis Tsaldaris, chef du parti monarchiste Laïko Komma sont éloquents. Lors du décès de Vénizélos, l’ambassadeur de France écrit notamment :

En ce qui concerne notre pays, nous devons aussi reconnaître que, si grands qu’aient été dans le passé les services rendus par Monsieur Vénizélos, celui-ci avait cessé d’être des nôtres par son acharnement à combattre le Pacte Balkanique, destiné cependant à maintenir le statu quo territorial de l’Europe et à prévenir les tentatives d’hégémonie des puissances impérialistes.

Peu après, il fait l’éloge funèbre de Panayotis Tsaldaris en ces termes : « Mais à l’inverse de Monsieur Vénizélos, il avait depuis, par sa collaboration à l’Entente balkanique, adhéré aux principes généraux de notre politique. La France perd en lui un ami […] ».

En dépit de cette pique de l’ambassadeur à l’encontre des « puissances impérialistes », entendons des « puissances révisionnistes » ‒ l’Italie et l’Allemagne ‒, les gouvernements français se comportent, vis-à-vis de la Grèce, comme une puissance impérialiste qui, à l’époque de l’entre-deux-guerres, n’a plus les moyens matériels de ses prétentions politiques. La France continue, bien sûr, à détenir d’importants moyens pour exercer son ascendant sur la Grèce. Elle conserve une mission de formation militaire, les officiers grecs étant toujours envoyés en France, à l’École de guerre ; de hauts fonctionnaires français sont détachés au ministère hellénique des Affaires étrangères et dans d’autres branches de l’administration publique grecque et toute une série d’associations et d’organismes, comme la Ligue des droits de l’homme, contribuent à diffuser l’influence française dans la majeure partie des catégories sociales les plus aisées des villes grecques. Diplomates français et membres de l’École française d’Athènes, tous se félicitent de la vitalité de la francophonie dans les couches supérieures de la société grecque. C’est dans ces milieux qu’ils puisent généralement leurs informations, ce qui, a contrario, réduit l’horizon des connaissances de la réalité sociale grecque chez les Français d’Athènes. Sans ignorer les privations que la population grecque, dans sa quasi-totalité, se voit imposer par la politique économique de stabilisation de la drachme, les diplomates français ne réalisent pas les fermentations politiques qu’annonce cette dernière et ils n’hésitent pas à parler, dans leurs dépêches, d’« apathie orientale ». Par ailleurs, ils sont impuissants à empêcher que leur politique de soutien économique à la Grèce ne soit discréditée. L’inertie de la politique française à ce sujet s’explique sans doute par un glissement des intérêts français vers d’autres pays balkaniques et d’Europe centrale, à l’époque de l’entre-deux-guerres. La haute banque française conserve, bien entendu, son influence sur la deuxième banque commerciale grecque, la Banque d’Athènes, mais cette dernière et, partant, ses actionnaires français, renoncent aux gros investissements économiques et industriels d’autrefois. Dès l’époque de la Grande Guerre, la Compagnie privilégiée pour la protection et la diffusion du raisin de Corinthe était passée sous le contrôle de la Banque nationale de Grèce. Cette même banque joue un rôle de premier plan dans la création, en 1925, d’une nouvelle grande société destinée à gérer la production électrique et les transports à Athènes et au Pirée ; elle absorbera la Compagnie d’électricité de Grèce, fondée, au début du xxe s., avec des capitaux français et grecs. Les capitaux français sont, par ailleurs, absents des grands travaux de l’époque, que ce soit l’alimentation en eau d’Athènes ou les grands travaux hydrauliques de la Grèce du Nord, ou encore la construction du réseau routier que se partagent des sociétés anglaises et américaines. Analysant cette situation dans sa note à Aristide Briand, l’ambassadeur de France Louis Frédéric Clément-Simon écrit, en juin 1927 : « En tout cas si, comme je le suppose, la situation économique de la France s’améliore sensiblement de manière à permettre d’importantes exportations de capitaux, nous pouvons prendre part à de gros investissements ». Clément-Simon souligne ici l’incapacité des marchés financiers parisiens à soutenir les ambitions politiques de la France à Athènes. Je ne connais qu’un seul grand investissement français en Grèce, pendant l’entre-deux-guerres : les travaux de modernisation du Pirée que se vit attribuer le groupe Hersent. La liquidation des vieilles dettes publiques toujours en suspens constituait un obstacle sérieux pour de nouveaux investissements en Grèce.

Au xixe s., le marché français des capitaux est, nous l’avons dit, la principale source de créances pour l’État grec. À la veille des guerres balkaniques, les pouvoirs publics grecs contractent de nouveaux emprunts à Paris qui joueront un rôle décisif dans la préparation et le déroulement des hostilités. Durant la Grande Guerre, la Grèce bénéficie de nouveaux crédits accordés par les alliés de l’Entente, mais en même temps ‒ et c’est un point que l’on connaît moins ‒, elle leur prête des drachmes pour couvrir les frais des corps expéditionnaires à Thessalonique. Après la guerre, la drastique dévaluation des monnaies par rapport à l’or fait ressurgir la question de la parité s’agissant du remboursement des dettes : faut-il appliquer le taux de change d’avant-guerre ou le nouveau ? Les pays ont tous tendance à vouloir s’acquitter de leurs dettes selon le nouveau taux de change mais à exiger d’être remboursés selon l’ancien. Les vieilles dettes toujours en suspens empêchent de contracter de nouveaux emprunts et d’encourager l’essor de nouvelles opérations. Cependant, dans la perspective de nouvelles entreprises – entre autres, la Compagnie d’électricité, le projet de réseau routier auquel s’intéresse la compagnie pétrolière Shell, le Hellenic and General Trust grec –, les marchés londoniens n’hésitent pas à faire passer au second plan, sans toutefois les sacrifier, les intérêts des anciens créditeurs, au vu des espoirs de succès qu’ils placent dans les nouveaux investissements. Les Français, à mon sens, se montrent moins conciliants sur la question que les Anglais, précisément à cause de l’incapacité des marchés des capitaux parisiens à se lancer dans de nouveaux grands investissements en Grèce. Les négociations et les confrontations sur le remboursement des dettes entre la France et la Grèce dureront pendant presque toute la période de l’entre-deux-guerres et empoisonneront les relations diplomatiques entre les deux pays.

Le vœu de l’ambassadeur de France à Athènes de relancer l’exportation des capitaux français s’exprime au moment où Raymond Poincaré tente de stabiliser le franc. À la même époque, la tentative de stabiliser la drachme se solde par un important coût social en Grèce. Souvent impressionnés par l’attitude stoïque des citoyens grecs qui consentent aux sacrifices imposés par cette politique, les diplomates français ont tendance à y voir les effets de la nonchalance orientale. Aussi ont-ils du mal à analyser et à replacer dans leur contexte les grandes grèves et les émeutes de 1928, conséquence de cette politique, qui ne s’apaiseront qu’avec le retour au pouvoir de Vénizélos.

Alors que les relations politiques et économiques entre la France et la Grèce accusent un net recul durant l’entre-deux-guerres, les artistes et les écrivains continuent de voyager, et même en plus grand nombre qu’autrefois, entre Athènes et Paris. Faut-il voir là une manifestation de l’autonomie de la culture par rapport à la politique et à l’économie ? Il y a, pour le moins, un décalage dans le temps. On serait tenté de voir dans le déclin de l’attrait culturel exercé par Paris sur les Grecs, dans l’après-guerre, la conséquence des évolutions des relations franco-grecques dans l’entre-deux-guerres que je viens d’évoquer. Cependant, il n’existe pas d’autonomie de la culture par rapport à la société en général. Pour comprendre l’attrait qu’exerce la capitale française sur Athènes durant l’entre-deux-guerres, il faut avoir à l’esprit la diffusion, parmi les classes bourgeoises de la société grecque, à la fois de la langue française et de ce que l’on imagine être le style de vie à la française. C’est le fruit d’un processus complexe faisant intervenir divers acteurs, qui remonte à la première moitié du xixe s., est assimilé sous la Troisième République et se poursuit pendant l’entre-deux-guerres. Les journaux à grand tirage ont largement contribué à créer et à entretenir, dans l’esprit des bourgeois grecs, l’image de Paris, capitale des beaux-arts, de la liberté politique et de la libération des mœurs. Les chroniques, les reportages sur l’œuvre d’artistes et d’écrivains grecs, les carnets sur la vie mondaine dans la capitale française, les reportages sur les nouvelles tendances de la mode féminine et sur la vie du monde interlope – les fameux apaches parisiens – continuent d’alimenter cet attrait culturel. Bon nombre de Grecs ont ressenti cette attirance, dès leur plus jeune âge, à la lecture d’extraits de la littérature enfantine traduits en grec dans la revue Η Διάπλασις των Παιδιών [L’Éducation des enfants]. Les colonnes de cette revue enfantine les ont familiarisés avec le mythe de Napoléon bien souvent avant que ne leur soit enseignée l’histoire des héros de l’Indépendance grecque de 1821. Cependant dans l’entre-deux-guerres, les modèles français de la bourgeoisie grecque ont cessé, pour la plupart, d’être représentatifs des tendances de la société française de l’époque. Résultat : les Grecs arrivent d’Athènes à Paris avec, en général, une image obsolète de la vie dans la capitale française, sans rapport avec la réalité de la société du moment. Reste à savoir dans quelle mesure cette éducation désormais révolue, se conjuguant au côté conservateur de la société grecque, influença les recherches des artistes grecs de Paris et imposa des limites à leur radicalité créatrice. En raison du coup d’État du 4 août 1936 instaurant la dictature de Métaxas, il nous est impossible de savoir quel accueil Athènes réserva au Front populaire. Du reste, la durée limitée de son gouvernement empêcha le Front populaire d’avoir une influence directe sur la vie politique et sociale grecque.

En faisant un bond dans le temps, je dirais qu’il faut attendre Mai 68 pour que la bourgeoisie grecque, dans sa quête de modèles, se mette à l’unisson avec Paris, acceptant de s’ouvrir au message d’émancipation venu de la France. C’est comme si Mai 68 venait justifier le voyage du Mataroa en 1945, et faire écho, en l’amplifiant, au mouvement des intellectuels qui quittèrent Athènes, pendant l’Occupation et la guerre civile, pour le Paris de la Libération.

Auteur
Christos Hadziiossif
Professeur émérite à l’Université de Crète, est directeur de l’Institut d’études méditerranéennes FORTH. Parmi ses dernières publications : Synassos : l’histoire d’un lieu sans histoire (Presses universitaires de Crète, 2005).

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