
Présentation
La politique fiscale mise en place en France depuis la Révolution a longtemps eu une mauvaise réputation auprès des historiens. Elle a été jugée archaïque, inefficace sur le plan de la productivité et injuste sur le plan social. Cette dénonciation du système fiscal s’est poursuivie après l’adoption de l’impôt progressif sur le revenu en 1914. En parallèle, force est de constater que ce pan de l’histoire économique et financière n’a pas suscité chez les chercheurs un intérêt majeur.
Afin de contribuer à une meilleure connaissance de l’histoire fiscale française, économistes, juristes et historiens ont confronté leurs travaux lors de ce colloque international.
Qu’en est-il de l’évolution du poids de la fiscalité française ? Comment les différentes catégories socioprofessionnelles et les différentes sensibilités politiques se sont-elles positionnées face à l’impôt ? Quels ont été les grands débats ayant entouré les principales réformes de la politique et de la législation fiscale ? Sur le long terme, quelles sont les traductions économiques et sociales de la fiscalité française ? Existe-t-il un modèle fiscal français ? Autant d’approches qui permettent de mieux cerner la question de l’impôt en France aux XIXe et XXe siècles.
Outre les spécialistes d’histoire fiscale, cet ouvrage s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine. La diversité des thèmes abordés en fait un volume riche et captivant.
L’influence du modèle fiscal français sur la fiscalité allemande au xixe siècle
Peter Borscheid
p. 375-384
Texte intégral
Référence électronique du chapitre
https://books.openedition.org/igpde/10281

Mais au même moment la France intervenait directement dans la fiscalité allemande. Rappelez-vous la phrase du début : à la source, il y eut Napoléon.
Quand nous parlons de l’histoire politique de l’Allemagne au xixe siècle, une affirmation est toujours en vigueur : à la source, il y eut Napoléon. C’est lui qui a donné ses bases à l’Allemagne moderne. Cette phrase s’applique aussi, quoique avec certaines restrictions, à la fiscalité allemande au xixe siècle. L’influence de la France fut particulièrement importante durant les deux premiers tiers du xixe siècle. Plus précisément : en premier lieu, et cela du fait des Français eux-mêmes, des systèmes fiscaux français furent appliqués directement en Allemagne ; en deuxième lieu, des modèles fiscaux français modifiés furent adoptés, et ce, par des gouvernements allemands ; et, enfin, en troisième lieu, des modèles français se trouvaient au centre des débats sur la politique fiscale en Allemagne, ils en constituèrent la force motrice et cela durant des décennies.
On pourrait croire que l’histoire de l’influence française peut être relatée rapidement et clairement. Pourtant, la réalité fut beaucoup plus compliquée et cela pour plusieurs raisons :
- le morcellement de l’Allemagne eut pour conséquence la cohabitation de systèmes fiscaux différents qui s’appliquèrent jusqu’au début du xxe. En Prusse, chaque province possédait son propre système. Chaque Land prenait pour modèle un autre système ;
- les modèles propagés, par exemple, par les Anglais n’avaient pas obligatoirement leur origine en Angleterre. Le réseau de communications établi au xviiie dans toute l’Europe et qui entraînait un échange d’expériences au niveau international mena aussi à des formes hybrides dans le domaine de la fiscalité ;
- certains impôts du début des temps modernes continuaient à exister.
I. L’influence française dans le débat sur la fiscalité
Depuis la fin du xviie en Allemagne, les discussions scientifiques touchant aux problèmes de la fiscalité avaient atteint une nouvelle qualité. Depuis le « Teutscher Fürsten-Stat » de Seckendorff, des experts en finances publiques comme Justi et Sonnenfels se consacraient aux rapports entre les impôts et la croissance économique, tout en tenant compte des jugements des experts étrangers. On remarque que les principes de la fiscalité, tels qu’ils furent formulés par Justi en Allemagne, Verri en Italie, Mirabeau en France et Adam Smith en Angleterre, étaient analogues jusqu’à la terminologie utilisée. Tous prônaient une justice matérielle et formelle, et donnaient aux administrations des finances des règles avisées. Les droits du particulier, le devoir de l’État d’accroissement de la prospérité et de l’épargne étaient considérés comme des revendications légitimes.
Quand on parle du système financier allemand au xixe et de ses origines, il faut impérativement retourner au xviiie, pour le côté tant scientifique que pratique de la question. Pendant la seconde moitié du xviiie les sciences économiques et financières en Allemagne développèrent des règles auxquelles les théoriciens comme les praticiens se reportaient encore au xixe. Cette doctrine se développa en Allemagne sur la base d’un dialogue international dont les participants furent en premier lieu, à côté des Anglais, des experts français. Je traite d’abord la question des sciences économiques et financières.
Son représentant le plus éminent en Allemagne fut, dans la seconde moitié du xviiie, Johann Heinrich Gottlob von Justi, déjà cité précédemment et qui, en tant que professeur de sciences économiques et financières, était le conseiller de l’empereur à Vienne et celui de l’État prussien. Ses trois livres sur ce sujet, publiés entre 1755 et 1766, furent en Allemagne les ouvrages pionniers en sciences financières. Joseph von Sonnenfels, à Vienne, a simplement continué l’œuvre de Justi. Justi et Sonnenfels sont les seuls à avoir autant approché les sciences financières du siècle suivant, mais, élément plus important encore, aucun des deux auteurs ne s’est fermé aux influences étrangères. On peut même affirmer qu’ils les ont recherchées sans jamais abandonner le terrain des finances publiques allemandes. Dans ses idées politiques, Justi fut sous plus d’un rapport influencé par Montesquieu. Il adhérait à la doctrine des physiocrates et était ouvert aux idées libérales qui se développaient.
On doit plus particulièrement à Sonnenfels sa présentation systématique des sciences financières. Ses « Grundsätze der Polizey », qu’on peut traduire approximativement par « principes de l’administration interne de l’État », des années 1765 à 1767 influencèrent pendant huit décennies la doctrine officielle ; jusqu’en 1848, ils restèrent le traité officiel des sciences économiques et donc des sciences financières. Sonnenfels y rapportait très systématiquement les doctrines des économistes anglais et français contemporains et adoptait avant tout les théories de François de Forbonnais. Justi et lui reprirent des Français leur refus de l’affermage fiscal. Plus tard des théoriciens du début du xixe ne purent se libérer des influences françaises, comme Harlin qui, dans son manuel de 1811, adopta des idées physiocrates. De même Malchus, en 1830, qui connaissait parfaitement la pratique fiscale française. Cependant son influence pratique resta peu importante.
En général les experts financiers les plus importants du xviiie et du début du xixe connaissaient parfaitement les théories et pratiques de leurs collègues européens, ce qui rend difficile l’estimation de leurs influences réciproques. Exemple en est l’impôt foncier déguisé en impôt sur le revenu qui, introduit en France en 1791, s’appliqua par la suite dans d’autres pays. Cet impôt fut surtout influencé par la réforme de l’impôt foncier de Charles VI d’Autriche en Lombardie, par le cadastre milanais (Centesimo Milanese) commencé en 1719 et achevé en 1760, et enfin par la réforme sur l’impôt foncier projetée par Josef II et entrée en vigueur en 1789. En revanche l’impôt sur les portes et les fenêtres de 1798, qui s’appliqua aussi en Rhénanie, se calquait sur le modèle anglais.
J’ai déjà laissé entendre que Justi, avant Adam Smith et de manière plus précise que ce dernier, avait formulé les quatre maximes classiques de la science fiscale, à savoir : des charges fiscales en fonction de la capacité d’imposition, une précision des impôts, une commodité de perception, de bas coûts de perception et une modération des sources fiscales. Justi montrait ainsi des idées très proches de celles de Mirabeau dont la « théorie de l’impôt » de 1761 fut de un à cinq ans antérieure aux traités de Justi sur la fiscalité. Justi avait lu attentivement Mirabeau. Lui-même et ses collègues plus jeunes connaissaient également la doctrine du mouvement circulatoire en économie financière, telle qu’elle avait été développée entre autres par François de la Mothe le Vayer. Ils insistaient sur le fait que les impôts ne devaient pas ruiner l’économie, et cette conception coïncide avec celle de Vayer.
Smith connaissait-il ces ouvrages ? Ce n’est pas sûr. Il s’orientait en tout cas vers les idées similaires de l’Écossais Lord Kames. Nous savons, en revanche, que pour ce qui concerne les quatre maximes, la majorité des scientifiques et praticiens financiers allemands du xixe se référaient à Smith et non à Justi ou à Mirabeau. Le prestige dont jouissait l’auteur de la Richesse des nations au xixe en Allemagne fut décisif.
Le débat sur une imposition équitable suivit des chemins analogues. L’un des plus anciens problèmes est en général celui de la répartition la plus juste possible de la charge fiscale totale sur la population, alors que le sens même de l’adjectif « juste » évoluait en permanence. Comme les professeurs du droit naturel partaient du principe que les avantages que tire chaque citoyen de la protection de l’État varient selon ses biens ou de sa fortune, la logique commandait de faire dépendre l’imposition des biens possédés de la fortune ou du revenu. Un riche profite davantage de la protection de l’État qu’un pauvre dont l’État n’a rien à protéger. Vu ainsi, l’impôt sur la fortune ou/et sur le revenu est l’impôt le plus juste.
Cette forme d’imposition, en particulier l’impôt sur le revenu, a été d’abord propagée en France. Je rappelle les noms de Paul Hay du Châtelet, du comte de Boulainvilliers, de Pierre le Pesant de Boisguilbert, mais surtout ceux du maréchal Vauban et de Jean-Jacques Rousseau. Il ne faut pas oublier d’évoquer aussi la « taille personnelle ».
En Allemagne au xviiie, il n’y avait pas de défenseur influent d’un impôt sur le revenu. Les arguments des théoriciens français étaient connus, mais, pour des raisons de technique fiscale, les professeurs des sciences économiques et financières se prononcèrent en faveur de l’octroi et pour d’autres impôts sur la consommation. Dans ce que l’on a appelé la « querelle de l’octroi » portant sur les avantages et les inconvénients des impôts sur la consommation, leurs défenseurs gagnèrent haut la main. Quand le seigneur de Stein en 1806 parla d’utiliser l’impôt sur le revenu comme un impôt de guerre, il dut reconnaître rapidement que ce n’était pas réalisable en Prusse. La noblesse ne le soutenait pas. De même, l’idée des physiocrates d’instaurer un impôt unique sous forme d’un impôt foncier ne fut pratiquement même pas discutée. La querelle de l’octroi en Allemagne recouvrait de l’autre côté du Rhin cette même incitation à simplifier le système fiscal. Le petit nombre de ses partisans, Iselin, Schlettwein et le marquis Karl Friedrich de Baden, avec leurs contributions insignifiantes à la fiscalité, ne trouvèrent pas d’écoute et ce dernier échoua en outre dans sa tentative d’introduire l’impôt foncier physiocratique dans une commune.
Il n’est donc pas étonnant de voir que, en Allemagne, durant les deux premiers tiers du xixe, les impôts sur la consommation occupèrent clairement la première place dans la discussion scientifique. Il faut ajouter à cela l’influence politique des professeurs libéraux qui, se référant à Smith et à Ricardo, refusaient l’impôt sur le revenu en arguant du côté inquisitoire de sa levée et qui pouvaient renvoyer au fait que, en Grande-Bretagne aussi, durant la guerre de 1799 à 1803, cet impôt était apparu comme un impôt exceptionnel, de même que depuis 1843 après la suppression des Corn Laws. En Allemagne, l’impôt sur le revenu ne commença à faire des adeptes parmi les scientifiques qu’à partir du dernier tiers du xixe. Ce n’est qu’en 1866 que le libéral Prince-Smith lui donna la préférence qu’il justifia par sa non-ingérence dans la production et la consommation.
À la même période renaissait l’idée d’un impôt unique sous la forme d’un impôt sur le revenu. Le juriste libéral, Karl Salomo Zachariä, de même que Karl Bernhard Arwed Emminghaus du parti progressiste en furent les propagateurs. Dans le débat politique qui s’ensuivit, ces libéraux obtinrent même le soutien des sociaux-démocrates qui introduisirent ce plan dans leur programme de Gotha de 1875. Les conservateurs, en revanche, continuèrent à s’opposer à cet impôt en se prononçant de façon d’autant plus véhémente pour les impôts directs. En Allemagne, les fronts s’étaient complètement inversés, tandis qu’en France continuait à dominer le refus d’un impôt sur le revenu lié à une pénétration inquisitoriale dans la vie privée.
Beaucoup plus important cependant fut le courant de réformes sociales avec à sa tête le socialiste, et professeur d’économie, Adolph Wagner – en allemand : Kathedersozialist – qui voulait, à l’aide de l’impôt sur le revenu, non seulement apporter de l’argent à l’État, mais encore agir sur la répartition de la fortune et sur la conjoncture. Ce tournant politico-social dans la discussion sur l’impôt sur le revenu eut lieu en dehors de l’influence française. Ce fut un phénomène propre à l’Allemagne et en partie violemment critiqué dans les autres pays. En 1891, bien avant la France, l’empire allemand introduisit l’impôt sur le revenu en s’inspirant pour son application technique du modèle alors en vigueur dans quelques cantons suisses.
II. L’influence française dans la pratique fiscale
Me voici ainsi arrivé à la pratique fiscale. L’influence française est ici plus concrète et donc évidente. Elle résulte en partie de la longue influence exercée par Justi et Sonnenfels, dont les traités fondamentaux, comme nous le savons déjà, eurent pendant des décennies un ascendant énorme sur les idées de leurs successeurs et qui montrèrent la voie à la politique fiscale. Mais au même moment la France intervenait directement dans la fiscalité allemande. Rappelez-vous la phrase du début : à la source, il y eut Napoléon.
L’influence française suivit deux voies : l’une, plus indirecte, car les États à l’ouest et au sud, considérablement agrandis à la suite de la nouvelle réorganisation territoriale de l’Allemagne en 1803, se trouvèrent obligés d’uniformiser leur fiscalité et se tournèrent alors vers la France. L’autre voie, très directe puisque Napoléon introduisit dans les régions occupées à l’ouest du Rhin un nouveau système fiscal calqué sur le modèle français. Comme chacun le sait, avec la Révolution française avait commencé une nouvelle ère pour l’imposition foncière. Pour beaucoup de théoriciens allemands, la France continuait d’être un exemple, même si ce ne fut que de courte durée. La Prusse, en 1808, adopta donc la terminologie employée dans la littérature économique française et distingua entre les impôts directs et les impôts indirects. L’influence française en matière de politique fiscale suivait une tradition. Rappelons que Frédéric le Grand fonda en 1766 en Prusse l’« administration générale des accises et péages », en abrégé « Régie », reprenant ainsi le système français de l’affermage fiscal. Le successeur de Frédéric le Grand supprima la très impopulaire Régie en 1786.
Mais, ce qui est plus important encore, depuis la fin du xviiie presque tous les États allemands calquaient leurs réformes de la loi fiscale sur le modèle français. Les gouvernements avaient compris que les sévères lacunes du système fiscal français, avec ses multiples exonérations d’impôts, ses taxations fiscales arbitraires et les procédés inquisitoriaux du fisc, avaient été une des causes de la Révolution. Comme en France, différents gouvernements simplifièrent et unifièrent leur système fiscal durant les années suivantes. Le pivot en fut un impôt sur le revenu objectif, indépendant de toute considération sur la personne imposable. Les pionniers furent les États où, en raison d’acquisitions territoriales à l’époque napoléonienne, la nécessité d’unifier le système fiscal se faisait sentir : en Bavière, dans le Wurtemberg, le pays de Bade ainsi que la Hesse. Ces États considérablement agrandis sous Napoléon réduisirent radicalement l’autonomie fiscale par des pouvoirs subordonnés et supprimèrent les exonérations d’impôts et les privilèges même ceux de la haute et de la basse noblesse. La Bavière remplaça, en 1808, le méli-mélo de 607 impôts directs, issus du modèle français, par un système d’impôts directs fondé sur l’impôt foncier, l’impôt sur la propriété bâtie et la patente. Après les guerres napoléoniennes, quand le Palatinat alla à la Bavière, les dispositions de 1814 et 1820, visant à adapter la patente introduite par la France au Palatinat, furent étendues à la Bavière.
Parmi toutes ces réformes fiscales du début du xixe existaient des différences caractéristiques entre le sud, l’ouest et le nord de l’Allemagne. Tandis que, au sud et à l’ouest, avant tout en Bavière, dans le Wurtemberg et au pays de Bade, l’idée maîtresse était l’extension de l’impôt sur le revenu, en Allemagne du Nord, notamment en Prusse, commençait à apparaître un lien plus étroit avec des impôts sur le revenu spéciaux et liés à la personne. Par peur d’une révolution comme en France, on assiste au xixe siècle dans tous les États allemands à une collecte plus égale des impôts, à des méthodes de perception moins onéreuses, de même qu’à l’apparition de modes de répartition plus efficaces et plus justes.
Depuis la moitié du xixe, les Länder du Sud et de l’Ouest ont vainement essayé de continuer à promouvoir les différents impôts sur la productivité et à les parfaire en ajoutant de nouveaux impôts. Ils se rapprochaient ainsi des impôts sur le revenu qui allaient triompher en Allemagne vers la fin du xixe. Ce fut surtout éclatant en Bavière, où l’imposition sur la productivité fut complétée en 1848 par un impôt sur le capital. On voit aussi par là que déjà depuis le deuxième quart du xixe les Länder ne calquaient plus leurs systèmes fiscaux sur ceux de la France, mais adoptaient des voies personnelles. Cela vaut aussi pour les sciences financières. Tandis que le système fiscal français restait quasi immuable jusqu’en 1870, le système allemand, au contraire, se transformait peu à peu jusqu’à la réforme fiscale de 1891 et 1893 où les impôts sur le revenu devinrent les plus importants tandis que les impôts fonciers, les impôts sur les immeubles et la patente furent laissés aux communes et devinrent des impôts secondaires. Quand ils furent introduits; ces impôts directs constituaient encore la plus grande part des recettes de l’Etat, mais déjà dans les années 1820 ils cédèrent la première place aux impôts sur la consommation et aux droits de douane, en rapide augmentation.
L’influence française fut très importante en Prusse, même si cela ne saute pas immédiatement aux yeux. Dans une certaine mesure l’influence française fut même encore plus grande que dans les États du Sud. Tout d’abord la Prusse introduisit en 1810, simultanément avec la liberté d’entreprise, une patente générale et prit en cela pour modèle la patente française de 1791 -1798. Le paiement de cet impôt était la condition à l’obtention d’une licence. Cette forme de patente n’exista cependant que jusqu’à la réforme fiscale de 1820. Pourtant la patente fut, même après 1820, le seul impôt en Prusse à connaître une réglementation uniforme. En Prusse au contraire régnait toujours une imposition désuète, différente pour la ville et la campagne avec un pur système d’impôts sur la consommation dans les villes de même qu’une large exonération d’impôt pour la noblesse et le clergé. Il existait en plus une imposition selon le rang et la situation sociale et non selon des critères économiques. Une réforme du système s’imposait sans aucun doute en Prusse.
L’introduction en 1794, dans les régions occupées à l’ouest du Rhin, de la loi française du premier décembre 1790 sur l’impôt foncier joua un rôle très décisif pour l’évolution future en Prusse. Elle était liée à la suppression des privilèges fiscaux pour la noblesse et le clergé, de même qu’à l’établissement d’un cadastre foncier. Comme en France, les bâtiments étaient touchés par l’impôt sur les portes et les fenêtres. Napoléon agit de même à partir de 1806 dans le grand-duché Berg. Dans la ville de Wetzlar et dans sa région, les exonérations d’impôt foncier furent supprimées et remplacées par un impôt sur les maisons et les propriétés foncières.
Comme la plupart des autres États allemands, déjà pendant les guerres napoléoniennes la Prusse avait réagi aux nouvelles lois fiscales françaises. L’édit financier de 1810 annonçait les nouvelles idées directrices du système fiscal à venir : fixation des impôts selon les mêmes règles pour tous, simplification des impôts et de leur levée, péréquation de l’impôt foncier à l’aide d’un nouveau cadastre. La guerre empêcha tout d’abord la réalisation de ces principes. Après le congrès de Vienne, quand les régions à l’ouest du Rhin allèrent à la Prusse, la diversité des systèmes fiscaux dans chaque province ainsi que la peur persistante d’une révolution obligèrent à une réforme qui eut lieu entre 1820 et 1822. Désormais il y eut en Prusse deux systèmes fonciers. En Rhénanie et Westphalie, l’impôt foncier introduit par les Français fut conservé et le cadastre foncier, commencé pendant la présence française, fut achevé. Dans le reste de la Prusse, dans les petites villes et à la campagne l’impôt sur la personne fut remplacé par un impôt classifié ; on supprima l’ancienne accise, qui dans les villes plus importantes fut remplacée par l’impôt sur la mouture et la taxe à l’abattage. Dans tout le pays les prix du sel furent unifiés.
En Prusse, à l’inverse de la Bavière, du pays de Bade et du Wurtemberg, il fallut attendre jusqu’en 1850 et 1861 pour que soit rompue la résistance des grands propriétaires fonciers des provinces de l’Est et pour que le gouvernement puisse introduire à l’est l’impôt foncier, la patente et l’impôt sur les immeubles d’après le modèle des provinces rhénanes. Par ailleurs, le gouvernement supprima l’exonération de l’impôt foncier pour la noblesse, comme déjà dit, seulement en 1861. Cet impôt foncier était un impôt sur la productivité contingentée. La pression politique permanente venant des provinces à l’ouest, ainsi que le caractère de modèle du système fiscal introduit par la France brisèrent après un demi-siècle la résistance des privilégiés et firent paraître anachronique le système fiscal prussien appliqué jusqu’ici dans les provinces de l’Est. Mais, entre-temps, avec son nouveau système fiscal et sa forme spéciale de l’impôt foncier, la Prusse se rapprochait davantage de l’impôt sur le revenu et s’éloignait donc du système français. En conséquence, l’impôt foncier, introduit par la France dans les régions de l’Ouest en 1870, fut remplacé par le modèle existant à l’est.
Entre-temps beaucoup de choses avaient changé. Le système fiscal établi par la France dans l’ouest de l’Allemagne était déjà vieilli à cause de l’industrialisation. Les impôts fonciers et les impôts sur les immeubles avaient présenté, dans la société agricole, des avantages fiscaux et des avantages quant au recouvrement. À l’époque industrielle, au contraire, leur manque d’élasticité, en raison de l’obligation de l’inscription cadastrale, apparut comme un obstacle. Mais surtout ce manque de souplesse dérogeait au principe de la capacité de rendement mis au premier plan par les théoriciens au cours du dernier tiers du xixe. Quand les experts ne virent aucune possibilité de remanier de manière adéquate les impôts sur les bénéfices, car l’imposition de l’objet ne semblait pas compatible avec la capacité de rendement personnelle, il devint possible d’imposer politiquement l’impôt sur le revenu. Comme Adolph Wagner le répéta inlassablement, c’était la seule voie possible pour rendre réalisable le principe d’égalité. Il fut introduit en 1893 par le ministre des Finances prussien, Johannes von Miquel, et l’impôt foncier et l’impôt sur les immeubles passèrent aux communes. Pourtant l’erreur fut que, par la suite, l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les bénéfices continuèrent d’exister indépendamment l’un de l’autre. On s’était beaucoup éloigné d’un système fiscal rationnel et logique.
Cette grande réforme fiscale de la fin du xixe fut cependant une affaire intérieure purement allemande ; l’influence française, à la différence des réformes réalisées au début du xixe, était là totalement absente.
Auteur
Peter Borscheid
Est professeur d’histoire économique et sociale à la Philipps Universität de Marbourg, directeur de l’Institut d’histoire économique et sociale et de l’Institut interdisciplinaire de gérontologie. Il dirige en outre le comité d’études sur l’histoire des banques et des assurances. Éditeur de plusieurs séries de livres ainsi que de la Zeitschrift für Unternehmensgeschichte (jusqu’à 2004). Il a publié de nombreuses publications sur l’histoire de l’industrialisation, du troisième âge, l’histoire de la vitesse et l’histoire des entreprises. Il dirige actuellement un projet international de recherches sur l’internationalisation et mondialisation de l’assurance aux xixe et xxe siècles.