Au milieu du XIXe siècle, la chute, en France, des dépenses d’investissement ferroviaire pousse les entrepreneurs français de travaux publics ou de constructions métalliques et mécaniques à exporter massivement. Leurs succès en Russie sont beaucoup favorisés par la réputation internationale des ingénieurs français, « consultants de l’Europe » (Rondo Cameron) : ainsi Prosper Enfantin (1796-1864), Charles Collignon (1806-1886) et Adolphe Guérard (1848-1921). En effet la Russie offre un débouché majeur pour les grands entrepreneurs de travaux publics (I), parmi lesquels les Goüin et les Hersent (II), surtout à partir du début du XX
e siècle, marqué par le surgissement de nouveaux compétiteurs (III).
I. — le marché russe : un débouché majeur pour les grandes entreprises françaises
Entre 1857 et 1914, le marché russe constitue en effet un débouché majeur pour les grands entrepreneurs français. Cette pénétration s’effectue en deux vagues successives entrecoupées d’une longue période de basse activité.
1. Deux vagues successives d’expansion
La première vague d’expansion correspond en gros aux années 1857-1862.
1.1. Phase 1. 1857-1862 : une percée éphémère
Cette période voit une poussée éphémère, qui est en particulier le fait de la société Ernest Goüin et Cie : les entreprises françaises commencent alors à supplanter la concurrence britannique. Mais le marché russe se referme rapidement. Y contribue d’abord l’échec de la Grande Société des chemins de fer russes, lui-même consécutif à celui des frères Pereire, que traduit notamment la faillite du Crédit mobilier. S’y ajoutent ensuite, en 1876-1877, l’adoption de mesures protectionnistes, dont souffrent surtout les grandes firmes françaises de constructions mécaniques et métalliques.
Les années 1863-1907 correspondent à une longue phase de dépression. L’amélioration de la conjoncture ne se manifeste pas avant le milieu des années 1890. Deux facteurs favorables y concourent, à savoir l’alliance franco-russe et, à partir de 1892, la politique de Witte, ministre des Finances du tsar. En effet, l’un et l’autre favorisent un afflux massif de capitaux français en Russie. Leur portée apparaît cependant limitée, même si les projets des municipalités et l’équipement du sud attirent à nouveau les entrepreneurs. Cependant, à l’exception des ponts métalliques, les marchés de génie civil bénéficient surtout à la concurrence britannique, allemande et même russe.
1.2. Phase 2. 1908-1914 : percée
À partir de 1908, à l’inverse, les entreprises françaises de travaux publics tirent avantage d’une conjonction de facteurs favorables. Au dynamisme de la construction urbaine s’ajoutent une réorientation de l’effort d’investissement public russe des chemins de fer vers les ports et une attitude nouvelle des capitalistes français, qui exigent des russes qu’ils paient le prix de l’aide financière française : en définitive, des marchés contre des capitaux. Au total, de 1908 à 1914, les grands chantiers de travaux portuaires représentent plus de 80 % du chiffre d’affaires des firmes françaises de génie civil : modernisation des ports de Saint-Pétersbourg et de Reval (Hersent), agrandissement de celui de Taganrog et création, à partir de 1910, de celui de Tuapse (Grands Travaux de Marseille, GTM).
L’investissement en Russie favorise ainsi la pénétration, dans ce pays, des entreprises françaises de travaux publics :
Tableau 1 : taux de croissance annuels moyens du chiffre d’affaires des entreprises françaises de travaux publics et des capitaux français investis en Russie (en %). Source : Dominique Barjot, La grande entreprise française de travaux publics (1883-1974). Contraintes et stratégies, thèse de doctorat d’État, histoire, univ. Paris-Sorbonne (Paris-IV), 1989, t. I, chap. 3.
De 1897 à 1913, il existe une excellente corrélation entre l’évolution du stock de fonds publics placés par la Russie en France et celle du chiffre d’affaires de ces mêmes entreprises. Elle s’observe également avec la progression des capitaux placés en Russie dans les entreprises privées. Un changement survient cependant en 1908. Jusqu’à cette date, la croissance du stock des fonds publics russes investis en Russie apparaît strictement parallèle à celle des firmes. La progression du stock des capitaux français placés dans des entreprises privées est sensiblement plus rapide : durant les années 1897-1907, les investissements industriels sont les plus dynamiques. À partir de 1908, se produit une véritable explosion de l’activité des entreprises françaises de travaux publics : elles opèrent leur percée et prennent l’ascendant sur la concurrence étrangère.
2. Une nécessité : faire face à la concurrence internationale
Il s’agit de conclure des alliances inter-firmes.
2.1. Recherche des alliances inter-firmes
Y pousse la faiblesse des barrières à l’entrée sur le marché. Entre les firmes, existent trois types principaux de relations : « l’amitié », fondée sur une confiance durable et une coopération systématique dans les grandes affaires ; « l’alliance », le plus souvent occasionnelle et imposée par la nécessité afin d’enlever un marché donné ; « la concurrence », âpre, mais n’excluant pas la recherche d’un accord. En conséquence de quoi les firmes françaises s’associent en particulier avec leurs homologues belges. Tel est le cas avec Ackermans-Van Haaren d’Anvers. Spécialisée dans les travaux de dragages, introductrice des premières dragues suceuses-refouleuses, la firme dispose alors d’un parc de matériel sans égal, même aux États-Unis, et réalise hors de ses frontières plus des deux tiers de son chiffre d’affaires. Elle s’impose rapidement comme un partenaire à part entière de toutes les associations en participation constituées par les entreprises françaises en vue de la construction de ports. L’alliance devient dès lors l’axe majeur de la stratégie d’exportation d’Ackermans-Van Haaren : en Russie, elle collabore avec Hersent pour les dragages de Saint-Pétersbourg (1905-1906), et, avec GTM, à Taganrog (1909-1914).
2.2. Une collaboration étroite entre les entrepreneurs et les banquiers
Ces alliances ne se limitent pas aux entrepreneurs. Elles les associent fréquemment aux banquiers, comme le montre l’exemple de la Régie générale des chemins de fer et de travaux publics (RGCF). En 1901, elle participe ainsi à la constitution de la Société russo-française d’entreprises industrielles de construction. Celle-ci se fixe pour objectif de mettre la main, comme elle l’a déjà fait dans l’empire ottoman, sur une grande partie du réseau des chemins de fer de l’État russe. L’initiateur, Théodore Lombardo, est administrateur de la Banque des pays du Nord ; il bénéficie du soutien de la Banque de l’union parisienne (BUP) et du groupe Bardac-Vitali. La Régie générale des chemins de fer se fixe de construire une ligne de Kharkov au nord du Donets. Ce projet ouvre la voie à un autre projet, plus vaste, de la société Nord-Donets. Celle-ci doit acquérir de l’État russe tout un ensemble de lignes bénéficiaires. Une telle politique correspond à la vision de Kokovcov : sur le modèle chinois ou ottoman, l’État russe doit céder ses lignes les plus rentables afin de se procurer des ressources financières. C’est un échec, parce que Paribas constitue un grand consortium concurrent. En conséquence de quoi la RGCF et le groupe Bardac abandonnent la partie.
En 1913, la Régie générale des chemins de fer et de travaux publics demande la concession du chemin de fer sud-sibérien. Elle la sollicite pour elle-même avec l’appui de la banque Bardac et par l’intermédiaire de Verneuil, ancien syndic de la Compagnie des agents de change de la bourse de Paris. Le projet échoue face aux hésitations du gouvernement russe, à la méfiance des grandes banques françaises, au souci des autorités françaises de donner la priorité aux lignes stratégiques. Un coup décisif y est porté par la crise boursière de mai et juin 1914, puis le déclenchement de la première guerre mondiale.
II. — Des entrepreneurs pionniers : les Goüin et les Hersent
Parmi les entrepreneurs les plus anciennement actifs en Russie, l’on trouve en particulier les familles Goüin et Hersent. Sous l’impulsion des premiers, la Maison Ernest Goüin et Cie, puis la Société de construction des Batignolles (SCB) a réalisé en Russie une percée précoce, ouvrant la voie à une activité forte (voir la contribution de Rang-Ri Park dans ce même volume). Il en va de même des Hersent. Vers 1870, le marché russe semble avoir tout pour attirer des entrepreneurs comme Hildevert Hersent (1827-1903) et ses fils Jean (1863-1946) et Georges (1865-1950). En effet, le pays manque d’entrepreneurs capables de mener à bien de grands travaux publics. Les hommes d’affaires issus de la noblesse (prince Eugène de Leuchtenberg) ou les grands négociants (S. Mamontov), attirés par la construction des chemins de fer n’ont pas, sauf exception, la compétence technique nécessaire. Il s’ensuit l’afflux d’hommes d’affaires venus de l’extérieur : Allemands, Belges, Français et Britanniques. Hildevert Hersent se trouve parmi eux.
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