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HORRENT, Jules. La chanson de Roland dans les littératures française et espagnole au Moyen Âge. Nouvelle édition [en ligne]. Liége : Presses universitaires de Liège, 1951 (généré le 05 juin 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pulg/1307>. ISBN : 9782821838734. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pulg.1307.

« La Chanson de Roland est la geste de l’Occident militant. »


Présentation

Il est des fictions universelles, qui ont été accueillies par tous les peuples d’Europe ; il est des fictions accessibles seulement à quelques peuples. La dramatique aventure des amours de Tristan et d’Iseut est de celles-là, la Chanson de Roland, de celles-ci. Tandis que la légende de l’amour plus fort que la mort éveille partout des résonances endormies, le récit de la mort héroïque du neveu de Charlemagne ne dépasse qu’accidentellement les marches de la chrétienté occidentale. C’est que l’idéal de ce récit est celui de cette vaste communauté, unie par et pour la lutte contre l’ennemi religieux et politique, contre le Sarrasin qui fait peser sa menace en Espagne et en Moyen-Orient. La Chanson de Roland est la geste de l’Occident militantla fin du franc.

Avant-propos
p. 7-10
Référence électronique du chapitre
https://doi.org/10.4000/books.pulg.1313


Texte intégral

Avant-propos

Il est des fictions universelles, qui ont été accueillies par tous les peuples d’Europe ; il est des fictions accessibles seulement à quelques peuples. La dramatique aventure des amours de Tristan et d’Iseut est de celles-là, la Chanson de Roland, de celles-ci. Tandis que la légende de l’amour plus fort que la mort éveille partout des résonances endormies, le récit de la mort héroïque du neveu de Charlemagne ne dépasse qu’accidentellement les marches de la chrétienté occidentale. C’est que l’idéal de ce récit est celui de cette vaste communauté, unie par et pour la lutte contre l’ennemi religieux et politique, contre le Sarrasin qui fait peser sa menace en Espagne et en Moyen-Orient. La Chanson de Roland est la geste de l’Occident militant.

Aussi la voyons-nous se répandre dans toutes les littératures occidentales. La France, qui l’a imaginée, vibre à ses accents martiaux pendant toute l’ère médiévale ; l’Allemagne et la Flandre, unies dans la défense conquérante de la chrétienté, s’exaltent aussi en entendant chanter les exploits de Roland et de ses preux. Loin dans le nord, la Scandinavie en recueille les échos ; et, dans leur île, les trois peuples britanniques, anglo-normand, gallois et anglais, rivalisent d’enthousiasme pour la geste chrétienne. L’Italie n’est pas non plus restée insensible à tant d’héroïsme chevaleresque. Très tôt elle s’émeut aux fiers accents de l’épopée et ses grands classiques, Pulci, Boiardo et l’Arioste, les répéteront avec un sourire aux lèvres. Il n’est pas jusqu’à l’Espagne, terre des ennemis musulmans, qui ne prenne place dans le concert rolandien.

De ces nations, deux étaient personnellement impliquées dans l’aventure littéraire de Roncevaux : « douce France » et « claire Espagne la Belle », la France, symbole de la chrétienté victorieuse, l’Espagne, symbole de la païennie aux abois ; la France, créatrice de la fiction qui chante son triomphe, l’Espagne chrétienne assimilée par elle à l’Andalus vaincu. Ces deux peuples, déjà conscients de leur individualité, fiers de leur participation à la reconquête chrétienne, comment vont-ils réagir devant l’affabulation dont ils sont les personnages principaux ? Mettre en pleine lumière et confronter ces attitudes diverses est la première tâche de celui qui veut décrire les transformations de la Chanson au moyen âge.

Tâche ingrate, dont les résultats peuvent être modifiés par la découverte d’un bout de parchemin oublié dans un plat de reliure. Souvenons-nous de la découverte inespérée du manuscrit de Chiswick qui a bouleversé complètement les conceptions sur la Chanson de Willame, de l’heureuse trouvaille du Roncesvalles de Pampelune, deux feuillets qui ont permis de combler dans la tradition chevaleresque d’Espagne une lacune de deux siècles.

Tâche difficile, tant à cause de la richesse française au milieu de laquelle l’esprit le mieux orienté risque de s’égarer, qu’à cause de l’indigence espagnole qui laisse souvent le critique devant des vides qu’il ne parvient pas à combler.

Mais tâche passionnante aussi par sa diversité, par les ressorts philologiques différents qu’elle met en action. Tâche exaltante, qui traite d’une œuvre majeure, pleine de consistance et d’énergie, une œuvre qui vous supporte et vous anime.

Cette tâche, nous l’avons entreprise avec le sentiment très vif de ne pouvoir la mener jusqu’à son parfait achèvement. Rien n’est plus malaisé que de suivre les transformations successives d’un thème au cours d’une période aussi mouvante et aussi mal connue que le moyen âge. La courbe de l’évolution narrative est subordonnée à la juste interprétation et à la mise en place exacte des divers documents. La moindre incertitude, la moindre erreur dans le travail préparatoire et toute l’esquisse littéraire s’écroule.

Si nous n’avons pas craint de nous engager dans cette aventure, c’est que nous étions soutenu et protégé contre nous-même par une tradition critique exceptionnellement riche et affinée, qui, pour l’Espagne comme pour la France, a en quelque sorte « débroussaillé » le terrain. Deux noms viennent ici naturellement sous la plume : Joseph Bédier pour la Chanson de Roland française, le savant qui a ressenti les beautés de l’œuvre en poète délicat et puissant, Don Ramón Menéndez Pidal, qui a fait à lui seul pour l’Espagne médiévale ce qui a été demandé ailleurs à des légions de chercheurs. Puisse la lecture méditée de leurs œuvres avoir porté ses fruits !

***

Le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver dans ces pages une étude sur les origines de la Chanson de Roland. Toute étude de sources historiques ou littéraires, toute « préhistoire » a été scrupuleusement éliminée. Nous nous sommes attaché à remonter jusqu’au moment souverain de la création poétique, jusqu’au moment où l’on peut dire : « la Chanson de Roland existe » ; à partir de ce moment, nous avons suivi ses vicissitudes dans les deux littératures où le drame conté est réalité vécue. Nous n’avons guère franchi le seuil des temps modernes, parce qu’après le moyen âge, la tradition rolandienne, sans cesse renouvelée jusque-là, perd de son dynamisme, vit sur l’élan acquis, s’abîme en France dans la littérature de colportage et en Espagne devient motif d’ornementation décorative et d’amplifications artistiques.

Nous nous sommes donc enfermé dans la « réalité » littéraire que sont les diverses versions médiévales de Roland. Le cadre ainsi nettement défini, nous n’avons voulu omettre aucun des problèmes fondamentaux, notamment celui de la critique textuelle, base obligée de toute recherche médiévale. Avant de parler d’une œuvre, assurons-nous de la fidélité du texte qui nous la transmet et de la valeur des éditions qui nous l’offrent.

Notre point de vue n’a cependant pas été celui des éditeurs de textes. Les divers manuscrits du Roland français, les diverses versions de Bernardo del Carpio ne nous intéressent pas seulement par les vestiges primitifs qu’elles conservent, mais surtout par les trouvailles inédites dont elles sont pleines. Notre but a été, en effet, de décrire comment le thème de Roland a évolué au cours du moyen âge ; de montrer comment y sont intimement mêlés le respect de la tradition et le besoin de changement ; comment ont participé à la lente transformation de nombreux auteurs, les uns artistes originaux et sensibles, les autres ouvriers sans délicatesse qui puisaient sans discrimination dans le matériel immense de la geste épique. Prise dans son ensemble la tradition médiévale de Roland nous apparaît comme une création collective incessante, constituée d’innombrables créations individuelles, comme une réalité conservatrice et novatrice à la fois, où le passé n’empêche pas l’innovation et où l’innovation ne fait pas oublier le passé.

***

Ce m’est un agréable devoir de reconnaître ce que je dois à mes professeurs de la section de Philologie romane de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège : M. Servais Étienne, dont l’action profonde laisse une empreinte ineffaçable sur tous ceux qui ont eu la chance d’être ses élèves ; M. Fernand Desonay, envers qui ma dette est grande pour la minutie bienveillante avec laquelle il a examiné mon manuscrit mot par mot ; M. Robert Vivier qui n’a cessé de me prodiguer ses précieux conseils ; M. Louis Remacle qui a suivi mes recherches avec une attention sympathique. Que Mme Lejeune-Dehousse trouve ici l’expression de ma reconnaissance pour l’aide qu’elle a bien voulu m’accorder. A M. Albert Henry de l’Université de Gand qui, comme commissaire de cette publication, a examiné ce mémoire, j’exprime tous mes remerciements : ses observations m’ont amené à remanier profondément mon étude en certains endroits.

Je voudrais surtout dire à mon maître, M. Maurice Delbouille, l’inspirateur et le directeur de cette thèse, ma profonde et sincère gratitude pour l’intérêt affectueux qu’il n’a cessé depuis plus de dix ans de porter à mes travaux et à ma personne. Si l’on reconnaît à cette dissertation quelque mérite, c’est à lui qu’en grande partie elle le doit.

Qu’il me soit permis de remercier aussi le Fonds National de la Recherche Scientifique à la générosité duquel je dois d’avoir pu achever ce mémoire en toute quiétude matérielle et d’avoir effectué un fructueux voyage d’études en Espagne et au Portugal.

Liège, le 25 février 1949.


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