via books.openedition.org/

COMITÉ POUR L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE DE LA FRANCE (dir.). D’or et d’argent : La monnaie en France du Moyen Age à nos jours. Nouvelle édition [en ligne]. Vincennes : Institut de la gestion publique et du développement économique, 2005 (généré le 24 mai 2021). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/igpde/10503. ISBN : 9782111294387. DOI : https://doi.org/10.4000/books.igpde.10503.

« On a pu croire à ce moment que le franc allait devenir la monnaie universelle, en tout cas la monnaie commune de l’Europe »


Présentation

Lors de la préparation du passage à l’euro, le Comité pour l’histoire économique et financière de la France a souhaité accompagner cet événement monétaire par une série de conférences intitulée « Les Français et leur monnaie : le louis, le franc, l’euro et les autres ». Cinq historiens de renom – Jean Favier, Guy Antonetti, Jean Tulard, Alain Plessis et Jean-Charles Asselain – ont répondu à l’invitation en offrant aux auditeurs une réflexion sur la monnaie en France du Moyen Âge à nos jours. Une table ronde, réunissant Raymond Barre, Jacques Delors et plusieurs hauts fonctionnaires acteurs des réformes monétaires des trente dernières années, ainsi qu’une allocution de Laurent Fabius, alors ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, ont clôturé ce cycle le 18 février 2002, lendemain du retrait de la monnaie nationale.

Ces textes accessibles au plus grand nombre, accompagnés de glossaires et d’une chronologie détaillée, offrent des points de repère précis sur l’histoire de la monnaie depuis la naissance du franc en 1360 jusqu’à l’avènement de l’euro. Ces interventions soulignent l’importance de la monnaie comme instrument économique et financier et comme symbole et outil politiques. Elles rappellent également les conséquences des évolutions monétaires successives sur la vie quotidienne des Français. Cet ouvrage, préfacé par Thierry Breton ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, intéressera aussi bien les étudiants en histoire économique et financière que les numismates, et plus largement tous ceux qui auront connu la fin du franc.

Le franc au XIXe siècle
p. 45-63
Extrait
Référence électronique du chapitre
PLESSIS, Alain. Le franc au XIXe siècle In : D’or et d’argent : La monnaie en France du Moyen Age à nos jours. http://books.openedition.org/igpde/10568.


III. LE FRANC, MONNAIE INTERNATIONALE ?

A. La fixité du cours du franc sur le marché des changes

Le franc fait partie d’un petit groupe de monnaies, comprenant notamment la livre sterling, le dollar, le mark, le florin, etc., ayant entre elles des taux de change fixes, à 1 ou 2 % près, parce que ce sont toutes des monnaies convertibles et appliquant les règles du régime de l’étalon or (libre convertibilité, mais aussi libre frappe de l’or et libre circulation des métaux précieux). Il existe entre ces monnaies, définies par des poids d’or différents, des rapports correspondant à leurs poids respectifs, qu’on appelle le pair : la livre sterling pesant 25,22 fois plus que le franc, le pair est pour la monnaie anglaise de 25,22 F. Quand sur le marché des changes, cette devise étrangère se trouve particulièrement demandée par suite de fortes exportations de ce pays ou d’une opération financière, son cours en franc commence par monter, à 25,30 F ou 25,40 F. Mais vers 25,42 F la baisse du franc (ou la hausse de la livre sterling) s’arrête, parce qu’à ce prix il vaut mieux expédier de l’or en Angleterre, que de payer plus cher la livre sterling. On a atteint ce qu’on appelle le point de sortie de l’or.

Si le marché des changes connaît le déséquilibre inverse, quand la livre tombe aux alentours de 25 F, ce sont les Anglais qui ont avantage à nous régler en or plutôt que d’acheter trop cher des francs : c’est le point d’entrée de l’or en France. La différence entre les points d’entrée et de sortie de l’or et le pair qui découle du rapport de poids des deux monnaies correspond aux frais de transport de l’or entre Paris et Londres, y compris le coût de l’assurance et les intérêts correspondant à l’immobilisation de la somme durant cette opération.

On a pu discuter de la réalité de ces mécanismes, ici schématiquement présentés, mais il semble bien qu’ils aient joué à certains moments, notamment à Paris et dans les villes frontières. En tout cas, il est indiscutable que le franc n’a connu que d’infimes oscillations par rapport aux autres grandes monnaies durant le XIXe siècle, et ce taux de change quasiment fixe favorise les relations commerciales de la France avec l’étranger.


B. L’influence du franc sur le continent européen

Le franc, qui est une création napoléonienne, a bénéficié de l’influence politique exercée par la France au point de devenir un modèle pour plusieurs pays du continent, d’autant plus qu’il était associé au système décimal qui s’y était largement imposé. Il est devenu un modèle adopté par plusieurs pays voisins. Ainsi, peu après avoir acquis son indépendance en août 1830, la Belgique adopte pour monnaie, par une loi du 5 juin 1832, le franc, qu’elle avait déjà utilisé lorsqu’elle faisait partie du Grand Empire de Napoléon : cette loi reprend très exactement le libellé de la disposition fondamentale de la loi française du 7 germinal an XI : « Cinq grammes d’argent au titre de neuf dixièmes de fin constituent l’unité monétaire sous le nom de Franc. » Georges Valance écrit donc à juste titre que le franc belge est « le clone du franc germinal » et que la Belgique est « un satellite monétaire de la France ». Il en est de même pour le franc suisse : Genève dès 1838, puis l’ensemble de la République helvétique par une loi de 1850, qui copie elle aussi mot pour mot la loi de germinal, adoptent exactement le système monétaire de la France. De facto, sans qu’il ait été besoin d’une loi, le Luxembourg prend pour monnaie le franc. Puis c’est l’Italie, qui a réalisé son unité avec l’aide de Napoléon III : elle choisit d’appeler sa monnaie la lire, mais fixe la valeur de celle-ci de manière à ce qu’elle corresponde exactement à la définition du franc ; vers la même époque la drachme puis la peseta sont alignées sur la définition du franc. Par la suite, l’influence du modèle monétaire français continue à s’étendre en Europe continentale, puisque le franc devient la base du système monétaire de plusieurs pays balkaniques (Roumanie, Serbie, Bulgarie) et même de la Finlande…

Ces pays, qui sont pour la plupart bimétallistes comme la France, frappent donc des pièces de même poids en argent qui circulent indistinctement par-delà leurs frontières : aussi rencontrent-ils des problèmes similaires, quand la valeur relative de l’or et de l’argent se modifie. C’est ce qui explique la création en 1865 de l’Union latine, qui regroupe la France, la Belgique, l’Italie et la Suisse, et à laquelle adhéreront ensuite la Grèce, l’État pontifical, et, de facto, l’Espagne. Ces pays, qui utilisaient les mêmes pièces d’argent, avaient réagi chacun à sa façon à la spéculation sur l’argent, en diminuant plus ou moins le titre de leurs pièces de ce métal. Ils se mettent alors d’accord pour continuer à frapper des pièces de 5 F à 900 millièmes de fin, tandis que leurs pièces divisionnaires d’argent (2 F, 1 F) ne seront plus qu’à 835 millièmes, et celles-ci n’auront plus qu’une valeur libératoire limitée ; chaque pays se voit fixer un quota d’émission pour ces pièces. En 1878, on l’a vu, pour faire face à des spéculations en sens inverse, ces mêmes pays décideront de stopper toute émission nouvelle de pièces d’argent.

Entre temps, en marge de l’Exposition universelle de 1867, il s’est tenu à Paris en cette même année une conférence monétaire qui a réuni 138 délégués représentant la plupart des États européens, y compris la Russie et l’Empire ottoman. Ils sont tombés d’accord sur le principe d’une monnaie commune internationale, prenant comme base l’étalon or et comme dénominateur le franc germinal. On a pu croire à ce moment que le franc allait devenir la monnaie universelle, en tout cas la monnaie commune de l’Europe.

Mais la mise en œuvre de cette décision de principe a été bloquée par l’opposition du gouvernement britannique. Ensuite, la défaite de 1870, qui a porté un grave coup au prestige politique de la France, et la suspension pendant huit ans de la convertibilité du franc qui détruit pour un temps le prestige international du franc ont mis un terme aux grandes ambitions françaises. Le franc n’en joue pas moins encore un certain rôle sur le plan international.


C. Le rôle international du franc-or

À la fin du XIXe siècle et durant la Belle Époque, le franc est redevenu une monnaie solide, constituée essentiellement de pièces d’or de bon aloi (les napoléons) ou de billets largement couverts par le stock d’or amassé par la Banque de France. Aussi est-il une devise qui inspire confiance, une grande monnaie acceptée par les banquiers. Mais ce n’est pas une liquidité nationale utilisée couramment dans le monde : ce rôle de monnaie internationale revient indiscutablement à la livre sterling, qui est acceptée habituellement dans les transactions qui se déroulent dans le monde entier, en raison du rôle dominant de Londres, comme place commerciale et financière.

La France pourtant joue un rôle particulier, dans le fonctionnement du système monétaire international dit de l’étalon or, en raison de l’encaisse considérable de métal jaune accumulée dans les caves de la Banque de France, qui est beaucoup plus considérable que celle de la Banque d’Angleterre. Lorsqu’une crise monétaire se déclenche, provoquant une érosion des réserves métalliques des autres Banques centrales, et en particulier de celles de la Banque d’Angleterre, la Banque de France peut, comme en 1890 ou surtout en 1907, prêter à cette dernière une partie de son or. En accordant ainsi, pour un temps très bref, son assistance à la première banque d’émission du monde, elle joue un peu à son égard le rôle d’une caisse de réserve, pouvant l’aider par un secours temporaire à traverser une mauvaise passe. Elle contribue ainsi activement aux premières ébauches d’un système de collaboration entre Banques centrales, qui ne deviendra régulier que beaucoup plus tard.

Le tocsin qui, le 1er août 1914, annonce la mobilisation générale annonce aussi la fin de ce système monétaire. Dès le 4 août, le lendemain de la déclaration de guerre, le cours forcé est institué. Cette fois, à la différence de ce qui s’était passé lors de la guerre de 1870, la Banque de France va consentir des avances sans précédent à l’État et sacrifier délibérément le franc à la défense de la France. Le franc entre donc dans une ère nouvelle, marquée par des successions de dévaluations et une formidable poussée inflationniste, si bien qu’à sa mort, en janvier 2001, il ne représentera plus qu’un vingtième 1/20e) du pouvoir d’achat du franc-or, et il n’en représenterait plus qu’un deux millième (1/2 000e), s’il n’y avait pas eu l’opération du nouveau franc en 1958-1960 ! En dehors du mark, qui a été détruit totalement à deux reprises au vingtième siècle, le franc est de toutes les grandes monnaies celle qui a le plus souffert de l’inflation.

On comprend dans ces conditions que, dans la mémoire de beaucoup de Français, le franc-or du XIXe siècle apparaisse comme le temps heureux d’une stabilité monétaire disparue depuis. Il est vrai que pendant tout ce siècle la définition en or de l’unité monétaire de la France n’a pas subi la moindre variation, et que dans le même temps le cours du franc sur le marché des changes n’a oscillé qu’entre de très étroites limites, qui paraissaient infranchissables. Sur le plan externe, il n’y a donc eu ni dévaluation, ni dépréciation. Durant ce même siècle, il s’est mis en place en France, progressivement et après des phases de spéculation (notamment sur l’argent), un ensemble de moyens de paiement qui paraît dans l’ensemble satisfaire les besoins de l’économie et de la société, puisque les pénuries monétaires du passé ont disparu et qu’il n’y a pas encore de surabondance monétaire susceptible de remettre en cause la valeur de cette monnaie. La masse monétaire a connu un pourcentage moyen d’accroissement annuel de l’ordre de 2 % l’an, alors que pendant ce même siècle le taux de croissance de la production, toujours en pourcentage moyen annuel, a été de 1,3 % et que dans le même temps la monétarisation de l’économie s’est régulièrement accrue. C’est ce qui explique, au moins en partie, qu’à long terme les prix soient demeurés si sages, quasiment immobiles, ce qui confère au franc un pouvoir d’achat quasiment immuable, alors que par la suite il va dramatiquement s’éroder.

Le franc-or doit-il pour autant être considéré comme une monnaie idéale, un modèle qu’il nous faudrait simplement reproduire ? Nos exigences en matière d’objectifs monétaires ont changé, ou plutôt elles se sont élargies, ce qui rend particulièrement difficile aujourd’hui la tâche des autorités monétaires. La bonne monnaie pour nous, ce n’est pas seulement une monnaie qui ne connaisse pas de dévaluation, qui ne subisse pas d’inflation, et conserve ainsi aussi bien sa valeur externe que sa valeur interne, c’est aussi une monnaie qui soutienne la croissance : la défense de la monnaie n’est plus un objectif en soi, elle doit favoriser l’activité économique. Or le franc-or et les mécanismes sur lesquels reposent les divers aspects de sa « stabilité » ont eu sur la croissance des effets positifs (ainsi la fixité du change est plutôt favorable aux exportations), et peut-être aussi des effets négatifs, puisqu’il a fallu procéder, par à-coups, à des relèvements du taux de l’escompte renchérissant le crédit au point de casser ou du moins de freiner l’expansion. Le temps du franc-or est aussi le temps d’une croissance somme toute médiocre par rapport à la nôtre, avec un taux moyen de 1,3 ou 1,4 % dont la société actuelle ne se satisferait pas. Les temps ont donc beaucoup changé, et, quelles qu’aient été les « qualités » réelles du franc-or, il ne saurait constituer pour nous un modèle qu’il n’y aurait qu’à chercher à ressusciter.


Alain Plessis
Alain Plessis est professeur d’histoire économique à l’Université de Paris X et directeur du département d’Histoire de l’Université de Paris X-Nanterre.

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