« Nous avons fini le roman de la révolution ; il faut en commencer l’histoire, et voir ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application des principes… »
via Académie des sciences morales et politiques
Séance du lundi 7 octobre 2013
par Madame le professeur Barbara Dölemeyer

TEXTE INTÉGRAL
Le Code civil en Allemagne, en Europe et dans le Monde
L’année prochaine, la France va célébrer le bicentenaire du Code civil. Cette date ne sera cependant pas seulement commémorée dans le monde scientifique français, mais également en Allemagne et dans les autres pays européens, même ceux qui – il y a deux siècles – ont gémi sous le « joug napoléonien ». On commémore la date de la création la plus importante de l’Empereur. Souvent ce sont les idées qui sont plus fortes que les batailles, les quarante batailles gagnées comme disait Napoléon lui-même (ne vous laissez pas irriter par le film « Napoléon » avec Christian Clavier). Les idées législatives étaient pour ainsi dire l’arrière-garde civile des actions militaires.
Si je vais vous parler du Code en Allemagne, en Europe et au Monde, ne craignez pas une longue énumération de tous les pays où il était en vigueur ou bien où il l’est encore. Je veux esquisser trois aspects différents de cette influence :
L’Allemagne
L’édition bilingue du Code Napoléon présentée aujourd’hui est la seule officielle pour le Royaume de Westphalie, un des « états satellites » napoléoniens, et gouverné par le roi Jérôme, frère de l’Empereur. Napoléon remit à celui-ci le Code civil en même temps qu’une nouvelle constitution (« Mon frère vous trouverez ci-joint la Constitution de votre royaume ») comme il écrit tout court. C’était donc assez facile. Si l’on imagine qu’une constitution européenne pourrait être réalisée aussi facilement. Pas de nécessité d’une Convention européenne ? Pas de nécessité de longues négociations ?
Mais tous les sujets du royaume de Westphalie n’étaient pas heureux de ce don. A cette époque-là les fameux « frères Grimm » étaient tombés en tant que anciens sujets de la Hesse Electorale sous le régime du « König Lustick » (le roi marrant) comme on l’appelait. Jacob Grimm était le gérant de la bibliothèque privée de Jérôme Napoléon. Il avait, en plus, depuis 1809 la position d’Auditeur au Conseil d’Etat du Royaume, bien qu’il détestait en bon germaniste allemand « le droit français qui sera malheureusement bientôt la base de notre jurisprudence ». Mais son destin n’était pas trop dur, comme il écrit à son frère : « le Conseil d’Etat ne me faisait pas beaucoup de peine excepté le fait que je devais assister aux séances vêtu d’un uniforme somptueux et brodé ». Il lui restait assez de temps libre pour ses recherches scientifiques. Les frères Grimm se montraient plutôt hostiles au régime français; ils sentirent die « Schmach der Fremdherrschaft » « la domination étrangère honteuse ». Quand en 1814 l’Electeur Guillaume Ier de Hesse rentra au pouvoir, la joie du peuple hessois était telle, que l’on lui détela les chevaux lors de son entrée triomphale à Cassel. L’Electeur fit abroger le Code et réintroduire les anciennes lois. Le juriste Burchard Wilhelm Pfeiffer, qui en 1807 avait traduit et adapté le Code pour le royaume de Westphalie, proposait cette même année ses « Idées pour une législation civile pour les Etats allemands ». Dans ce projet il rejetait le modèle français, car c’était selon lui « le Code de la nation avec laquelle à l’avenir l’Allemagne ne voudra plus rien avoir en commun, pas même ce qu’elle a de meilleur ». Pourtant, après les premières expressions de triomphe et de libération, dans les années de la Restauration et du Vormärz, beaucoup de libéraux allemands, brandirent le modèle du Code civil, plus encore : les 5 codes et les institutions judiciaires françaises, comme bannière de la liberté. Parmi eux se trouvaient également les frères Grimm comme protagonistes d’une Allemagne nationale unie et démocratique. On peut dire que ces juristes et hommes politiques qui louaient les institutions du droit français en tant que progressistes, anti-féodales et libérales avaient déjà à cette époque-là fait abstraction de leur origine révolutionnaire. Le Code civil fut estimé et célébré comme expression de la liberté civique ainsi comme modèle de législation moderne et réussite du point de vue technique.
L’Europe
Jetons un coup d’œil sur les autres pays européens. Comme vous le savez bien, Napoléon fit introduire son Code dans presque tous les territoires annexés ou intégrés dans l’Empire ou qui étaient en quelque sorte sous dépendance française. Il voulait explicitement en faire le « droit commun de l’Europe » – comme dit Bigot de Préameneu. L’influence du Code se montre en trois phases qui dans la plupart de ces pays sont à discerner, c’est la phase révolutionnaire, la phase napoléonienne et la phase post-française. Il y a là un certain parallélisme mais aussi des différences dans les pays européens :
Prenons l’Italie : Dans les républiques dites jacobines il y avait des tentatives de créer une codification originaire prenant pour modèle les premiers projets du Code civil, je cite comme exemple le projet de Code civil de la République Romaine (Repubblica giacobina romana) en 1798. Des recherches récentes ont montré qu’il existait des régions qui déjà avant le Code étaient pour ainsi dire préparées et ouvertes aux changements essentiels exécutées enfin dans la phase napoléonienne. Mais souvent les évènements politiques y compris la volonté de Napoléon ont dépassé ces tentatives.
Pendant les deux premières décennies du 19e siècle le Code civil est entré en vigueur dans presque tous les territoires italiens excepté la Sardaigne et la Sicile. Ce n’était pas seulement la volonté politique de l’Empereur qui était décisive, mais également la fonction du Code civil d’instrument juridique pour surmonter les vielles structures sociales et économiques. Dans le nord de l’Italie l’acceptation était bien plus grande que dans le sud où prévalaient des structures et institutions plus traditionnelles. Comme dans beaucoup d’autres pays sous domination française c’étaient surtout les parties du Code les plus contestées comme le mariage civil et le divorce qui souffraient de modifications sensibles. En général on peut dire, qu’en Italie le Code ne rencontrait dans la population pas de grande opposition (excepté le droit familial). Les discussions autour de son l’introduction n’étaient pas comparables à celles dans les territoires allemands où il y avait beaucoup plus de voix réfractaires.
Et après la chute de Napoléon ? Là également il y a différentes réactions : dans la majorité des Etats italiens le Code fut abrogé tout de suite, dans d’autres il fut maintenu avec des modifications plus ou moins sensibles (surtout concernant le mariage civil et le divorce). Pourtant le droit civil français continua à jouer un rôle important en tant que modèle, des législations préunitaires jusqu’au Codice civile de 1865.
Le monde
Le Code pourtant pouvait servir de modèle non seulement pour les Etats européens, mais il avait en plus un rayonnement mondial soit direct soit indirect à travers les modèles européens. Au-delà de toute sorte d’influences techniques et politiques, il me semble nécessaire d’évoquer un fait plutôt idéologique. Il s’agit de l’idée de la continuité romaine. « Rome » non seulement en tant que symbole de l’Empire, de l’universalité, de la force militaire, mais aussi comme symbole du droit. Napoléon se situe dans cette continuité romaine (Jean Tulard), il pensait le pouvoir universel et il pensait le Code applicable universellement. C’est l’idée de « romanità » rediviva, l’Empire romain renouvelé par l’Empire français, peut-être en tant qu’ « Empire juridique » ?
L’iconographie napoléonienne correspond tout à fait à cette conception : Elle se situe dans le contexte d’une « médiatisation » de l’opinion publique par Napoléon, qui – génie de propagande – se servait de tous les média de publicité disponibles :
Dans le programme officiel des médailles de Napoléon, conçu par Vivant Denon, directeur général des Musées et de la Monnaie des Médailles (Hôtel de le Monnaie), programme qui était élaboré en accord avec l’Empereur, on trouve un témoignage numismatique de la promulgation du Code civil : A l’avers on voit la statue antiquisante (créée par Chaudet pour le Corps législatif en 1805) désignée NAPOLÉON EMPEREUR, même si Bonaparte ne fut à cette date (le 21 mars 1804) que Premier Consul et pas encore Empereur. Celui-ci, en toge et avec couronne, tient de la main droite un rôle (le code). Au revers on voit Pallas Athènes (selon la statue de la Pallas de Velletri près de Rome, justement arrivée à Paris en 1803). Pallas elle aussi porte une sorte de papyrus. La légende dit: EN L’AN XII. LE CODE CIVIL EST DÉCRÉTÉ. Napoléon législateur se met ainsi sur un pied égal avec Pallas ou Minerve, déesse de la sagesse mais aussi protectrice de l’ordre et des lois de l’Etat. Il se place dans la tradition antique universelle.
Cette tradition est reprise par les successeurs, surtout Louis Napoléon. Vous connaissez bien sûr dans le tombeau de Napoléon aux Invalides (où il trouva sa place en 1861) le bas-relief qui montre parmi les fastes civils de la vie de Napoléon la création du Code civil., sa personne est représentée en habitus césarien, en figure frontale. Des deux côtés de son trône on voit des figures symboliques également en tenue classique, à gauche un vieillard portant un tableau avec l’inscription « Droit romain – Institutes de Justinien » qu’il abaisse ; de l’autre côté un jeune homme portant un tableau désigné « Code Napoléon – Justice égale et intelligible pour tous » qu’il élève. Et Napoléon montre de son doigt cette création importante qu’est le code civil. Le socle du monument porte l’inscription « Mon seul code, par sa simplicité a fait plus du bien, en France que la masse de toutes les lois qui m’ont précédé » (Las Cases). L’habitus reprend une tradition de représentation de l’antiquité à travers le moyen âge jusqu’au dix-huitième siècle. La pose, ce n’est pas seulement le législateur, mais également un juge universel : l’Empire romain renouvelé par l’Empire français, par un nouvel « Empire juridique ».
Revenons de l’idéologie et de l’iconographie aux vraies qualités de l’œuvre législative. Napoléon a dit aux rédacteurs du Code : « Nous avons fini le roman de la révolution ; il faut en commencer l’histoire, et voir ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application des principes… ». Cette volonté d’adaptation à la réalité et de transposition de principes dans un esprit réaliste : c’est ce qui fait la force persuasive de l’œuvre législative napoléonienne. Le Code civil représente un équilibre entre le droit français traditionnel (avec beaucoup d’éléments de droit romain), le concept du droit naturel et les idées de la Révolution. En concrétisant les idées directrices de l’époque sans trancher les racines il s’avère en même temps susceptible de marquer les législations futures de son empreinte que de s’adapter aux conditions politiques, sociales et économiques hors de son pays natal et au-delà de son époque. Sans vouloir amender les hommes, il leur donne des règles pour une coexistence pacifique. Après le droit romain et comparable à celui-ci le Code fut le témoin d’une possible « mondialisation » bien avant la naissance de ce terme. Ce qui montre que ce n’est pas seulement en anglais que l’on peut parler « globalisation ». Et je pense, que le grand juriste allemand Paul Johann Anselm Feuerbach qui a dit : « Là où arrive le Code Napoléon, on voit naître une nouvelle ère, un nouveau monde, un nouvel Etat », a exprimé à juste titre que ce n’est pas en dernier lieu le droit, les lois, les codes qui peuvent changer le monde.