source : https://journals.openedition.org/plc/200
Dominique Aimé Mignot, « Le fait religieux aux Antilles et la règle fondamentale de la catholicité », Pouvoirs dans la Caraïbe, 15 | 2007, 249-268.
RÉSUMÉ
Le fait religieux aux Antilles est avant tout pour l’historien et le juriste un fait social que l’on peut constater au quotidien. Il surprend encore le voyageur lorsqu’il pose pied et visite les anciens fleurons de la Couronne française. Or, l’histoire coloniale qui a forgé nolens volens l’âme de ces nouvelles contrées – et de ses habitants – repose tout naturellement sur la sujétion militaire et économique des Petites et des Grandes Antilles. Toutefois cette sujétion ne s’est pas toujours appuyée sur la force brutale ! Bien au contraire, elle entendit dès les premiers jours de la colonisation se fonder sur la mission religieuse voire spirituelle du nouvel occupant lequel agissait au nom du roi et des règles constitutionnelles de la monarchie. De plus, les quelques prêtres et surtout les religieux des principaux ordres, associés à l’œuvre royale, se devaient non seulement de convertir les autochtones indiens puis les nègres déportés d’Afrique, mais de les éduquer, de les amender, de les instruire… en un mot d’en faire à long terme de bons sujets du roi. C’est sans doute la raison pour laquelle assez tôt certains ordres – et notamment les jésuites – revendiquèrent de s’occuper des esclaves. Malgré de très nombreux écrits, parfois contradictoires, il est difficile mais possible de dégager les fondements et les linéaments d’une politique religieuse en milieu colonial sous l’Ancien Régime.
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§ 1 -14
Il est vrai que l’histoire des Antilles françaises, pour complexe qu’elle soit compte tenu de la situation géographique de l’archipel et du contexte de guerres sur fond économique et stratégique qui opposèrent les puissances anglaise et française, ne se réduit pas seulement à une simple succession d’évènements politiques et militaires importants mais également postule une lente pénétration religieuse et spirituelle, fruit de l’activité des premiers missionnaires.
Le fait est là. Le développement des Antilles traduit l’évolution de la civilisation occidentale sous des dehors et aspects brutaux. Nous sommes en présence d’une histoire coloniale. Et peu importe la nature juridique de cette colonisation en ses débuts. Une société mère, le royaume de France, entreprend au début du XVIIe siècle une oeuvre dite de civilisation en Amérique centrale, sans disputer aux hispano-américains ‑ au Sud ‑ ni aux Anglais et Hollandais ‑ au Nord – les places dans lesquelles ils étaient installés depuis plus de cent ans.
Le trop plein des forces vives du royaume, les populations remuantes et indésirables sont appelées à visiter et à s’installer dans des contrées lointaines et à reproduire, nolens volens, le schéma politique et institutionnel de la France. On note comme à Athènes (les clérouques) ou à Rome (les cités de droit latin) une expansion de type métastasique. Les cellules filles comprennent dans leurs gènes les caractères dominants de leurs ancêtres. On créera donc des comptoirs, puis des établissements ; enfin, dans le second versant du XVIIe siècle les possessions françaises intégreront le domaine royal. On quitte peu à peu la conception féodo-seigneuriale des colonies à charte pour s’orienter vers une conception plus étatique. C’est qu’à partir de septembre 1661 la France est gouvernée par un Prince dont l’absolutisme princier (M. Prelot) s’exportera également vers les colonies d’Amérique (Nouvelle France, Petites et Grandes Antilles…).
Or, parmi ces caractères politiques dominants figurent tout naturellement les éléments économique et religieux, à savoir les fondements de cette société nouvelle. Autrement dit, quel fut, en conséquence, le statut des clercs aux Antilles ? Un auteur contemporain a rappelé dans sa belle thèse de doctorat que l’évangélisation des Caraïbes avait commencé par le martyre de la première mission chrétienne qui tenta de convertir ces derniers. Autre point important : quelles furent les rôles et compétences des religieux dans une société coloniale bigarrée inégalitaire et qui subit très tôt une véritable crise de l’esclavagisme au XVIIIe siècle ?
Il importe d’examiner brièvement ici les deux fondements de l’ordre public colonial à savoir l’utilité économique et l’action missionnaire chrétienne fondée sur le principe fondamental de catholicité du royaume. C’est cet ordre public qui, à son tour, conditionne le statut des religieux.
Louis XIII et son Principal Ministre Richelieu n’envisagent une politique de développement ultra-marin économique et commercial que si cette dernière s’accompagne d’une politique d’expansionnisme religieux. En 1626, Richelieu fonde la Compagnie des Indes par lectres officielles ou patentes : l’entreprise a pour but fondamental de « planter la foy chrestienne a la gloire de Dieu et l’honneur du roy [à condition de] de mener des prebstres et de cultiver et travailler a toutes sortes de mines et de metaulx. ». Il n’est pas encore question d’esclavage ! Faut-il voir là un caprice d’un monarque très puissant ? Ou encore comme d’aucuns l’ont soutenu, d’une vélléité de moralisation de la future entreprise coloniale française ? Certes on peut répondre hâtivement par la positive. C’est ce que firent de nombreux historiens qui considèrent que la motivation religieuse entendait donner un sens non seulement à la colonisation française mais surtout à l’acceptation de la servitude en Amérique, notamment lors de la publication du Code Noir Louis (édit de mars 1685).
Auguste Cochin a pu écrire que, « Sur la demande du cardinal de Richelieu, le pape Urbain VIII leva ces censures, et le 12 juillet 1635, [il] donna pouvoir à quatre religieux dominicains, sous la protection du roi de France, pouvoir qui lui fut confirmé plusieurs fois au même ordre, puis partagé avec plusieurs autres ». L’auteur rappelle que le P. Du Tertre fit partie du deuxième envoi de missionnaires. Ce dernier, chroniqueur de renom, précise que les PP. Pélican, Griffon, Nicolas ainsi que le P. Raymond, passèrent leur temps à se dévouer pour protéger et évangéliser les indiens caraïbes. A. Cochin précise encore que, selon la chronique du même auteur, six religieux en 1603 et six en 1604 avaient trouvé la mort dans les Antilles et que « celles-ci eurent des martyrs, c’est-à-dire des témoins de la foi avant d’avoir des colons ».
A l’analyse, les choses sont davantage complexes. Il s’agit pour le roi de France de rattraper un retard considérable dans l’œuvre colonisatrice du Nouveau Monde. Plus encore, il importe de n’accepter une telle entreprise que si elle est conforme aux Loix fondamentales du royaulme, c’est-à-dire à la norme même qui fonde par le sacre le pouvoir politique du souverain : la catholicité.
Or, le principe de catholicité suppose que le roi ne soumette pas son peuple à une religion particulière, nouvelle, qui ne soit pas dans le droit fil de la succession apostolique. Il ne peut pas y avoir religion du Prince mais seulement un Prince soumis à la religion de tous et de toujours et qui appartienne à la traditionnelle cattolica.
Dans cette optique on s’aperçoit de la modestie du principe et des limites que les rois, et notamment Henri IV, se sont vu imposer. Ils ne peuvent agir comme des tyrans car eux-mêmes se soumettent non seulement aux dogmes de l’Eglise définis par les Pères au concile de Nicée mais surtout, ils ont les obligations et les devoirs de fils de l’Eglise. Hérétique ! Schismatique ! Son pouvoir sur ses sujets ne sera alors plus légitime. Assurément cette loi de catholicité constitue un frein à la monarchie absolue. Louis XIII ne pourra donc entrevoir de colonisation que si elle s’accompagne ou plutôt complète une action missionnaire. Tel est le résultat de la politique du Tiers-Etat lors des estats generaulx tenus en 1614-1615 après que deux rois de France eurent été assassinés en vingt et un ans, et surtout depuis le meurtre d’Henri IV par Ravaillac. Le clergé fut surpris de se trouver devant un véritable projet de loi fondamentale écrit et rédigé en fait par les grandes robes parisiennes dont le grand-père maternel de Bossuet : le pouvoir royal serait confié au Prince directement par Dieu et non plus avec la réserve thomiste par le peuple : omnis potestas a Deo per populum. Louis XIII, d’ailleurs gêné, et par humilité, retira lui-même l’article du tiers défendu par l’auvergnat J. Savaron qui faisait de lui un rex diuini iuris, jugeant que le tiers-état n’avait point à juger de la foi du prince ni le pouvoir de créer un nouveau dogme. Cependant, en fait, c’est en vertu de l’édit d’avril 1615 que la règle de catholicité, de véritable coutume constitutionnelle posée par les parlementaires, devient la norme fondamentale du royaume, fondant la légitimité de l’action du Prince dans le royaume et ses dépendances. Dès lors, les Lettres de commission des différents généraux et gouverneurs feront quasiment toujours référence et de façon constante à la mission évangélisatrice : le duc d’Amville, ayant charge de vice-roi en juillet 1655 « doit commander en tous les paiis d’Amérique… establyr nostre auctorite… fayre obéir tous les peuples des dites terres… par toutes les voies les plus doulces qui se pourroient a la connoissance de Dieu a la lumière de la foy et a la religion Catholicque, Apostolicque et Romaine, y establir l’exercice a l’exclusion de tout aultre » ; il faudra donc emporter dans les bateaux des vivres, des hommes, des canons et des munitions, certes, mais également des hommes d’Eglise pour convertir, baptiser, instruire, contrôler aussi l’action des colons, et ainsi exercer une véritable cura morum sur tous les êtres vivants, libres ou non, civils ou militaires, installés si loin des côtes françaises…
C’est sans doute en raison de ce principe de catholicité que déjà, dès les années 1660-1670 on songe à modifier l’organisation administrative des Ante-isles d’Amérique. Dès cette époque un fait social nouveau, d’une ampleur inconnue des régnicoles de la métropole, prend corps : l’institution des engagés tournant court il faut importer dans ces contrées torrides des tropiques des hommes venus d’Afrique pour y accomplir le travail de la terre. De façon anarchique, l’institution de l’esclavage s’y répand de 1650 à 1685. Et tout cela sans contrôle bien apparent hormis quelques règlements pris par les Conseils souverains de Martinique et supérieur de la Guadeloupe…
Cet état de chose ne peut perdurer. Il faut limiter et borner cet esclavage des temps nouveaux. Ce sera l’objet du Code Noir Louis.
Mais pourquoi ce « Code » ? Son objet ne pose apparemment pas de problème : il réglemente la situation de la classe servile africaine de façon maladroite et selon la dure mentalité du temps. Il voit dans la personne de l’esclave un simple objet tant qu’il n’est pas baptisé. Son statut mobilier est illogique et anachronique. Plus tard, précise E. Géraud-Llorca, on le qualifiera de bien immeuble par destination, ce qui constituera une protection de ce dernier. Surtout, les juristes n’ont plus en mémoire le fait que l’esclave à Rome n’est ni meuble ni immeuble, qu’il est simplement assujetti à la puissance du maître (dominica potestas) car res mancipi. C’est pour cette raison qu’il peut être par la suite émancipé à l’instar du fils de famille. Le Code Noir s’intéresse dès ses premières dispositions (art. IV) au régime même de l’administration du travail sur l’habitation car ne « seront préposez aulcuns commandeurs a la direction des nègres, quy ne fasse profession de la religion catholicque… a peine de confiscation desditcts nègres contre les maistres quy les auront préposez et de punition arbitraire contre les commandeurs quy auront accepte ladicte direction ». Le principe de catholicité trouve application jusque dans l’exploitation et le régime économique de l’habitation. L’article V s’adresse formellement à ceulx de la religion prétendument réformée. L’article VI vise le respect du repos hebdomadaire et du chômage les jours de fêtes religieuses nombreuses dans l’année liturgique d’Ancien Régime.
Mais ces quelques lignes n’ont répondu que partiellement à la question Pourquoi le Code ? La raison d’être de celui-ci repose sur la règle fondamentale de la catholicité. L’esclave, brute épaisse venue d’Afrique ? L’esclave, animal humain dénué de toute âme ? L’esclave, matériel voué au travail et chargé de se reproduire ? L’esclave, simple catégorie d’individus ne disposant ni de droit ni d’une personnalité même réduite ? Non, tout cela est impossible. Le roi et le marquis de Seignelay l’ont fort bien compris. L’esclave doit être instruit dans la religion catholique et baptisé. Les maîtres ont à son égard des obligations « civiles » telles que le nourrir, l’habiller, le soigner, lui donner une sépulture décente, c’est-à-dire religieuse. Mieux encore : l’esclave, par ses mérites, peut être affranchi et devenir à son tour un régnicole, sujet de droit, certes minuto iure mais non simple objet passif ! du roi. Sur tous ces points nous renvoyons à des études déjà publiées. Paradoxalement la première mission du Code Noir, avant même d’établir et de fixer des règles de servitude, consiste à prendre en compte l’aspect humain de l’individu, même s’il est en captivité loin du royaume. C’est dans ce même état d’esprit qu’intervient l’Ordonnance concernant la police des Nègres et gens de couleur Libres du 25 décembre 1783 précisant dans son Préambule que « le Gouvernement doit veiller sur le sort de ces hommes que la loy impérieuse du besoin peut faire, par cette raison, sortir de leur devoir. Il convient en mesme tems que l’on contiendra l’esclave, de veiller a ce que le maître remplisse un engagement que l’humanité luy a fait contracter avec la loy en l’obligeant a vettir et nourrir son esclave, et a le traicter humainement (…) ». Certes, il ne convient pas de verser dans un angélisme stupide et béat mais de reconnaître que c’est la règle fondamentale de catholicité de la Couronne qui posait ici des contraintes qui ne sont explicables de facto et de jure que si l’on fait expresse mention de la nature constitutionnelle (Ph. Sueur) des Loix du royaulme sous l’Ancien Régime. Cette norme trouve une curieuse application dans l’histoire de la colonisation française Outre-Mer.
Pour toutes ces raisons l’expansion française dans les contrées d’Amérique a été en principe soumise à des Administrateurs généraux (de la Marine, en un premier temps, du cadre général par la suite, après 1761) mais aussi surveillée et contrôlée plus ou moins directement, de manière officieuse, par divers ordres religieux dont le statut général n’a jamais été clairement défini.
[…]
CONCLUSION
§ 27
On l’aura compris : la loi de catholicité aux îles est intrinsèquement liée au phénomène d’exploitation et à l’évolution économique des Antilles. La prospérité des possessions françaises aux Amériques est fondée sur le travail obligatoire des colons engagés et l’esclavage des populations africaines : elle se devait d’avoir des limites et un garde fou. Louis XIII et Richelieu, les initiateurs, mais surtout Louis XIV, Colbert et les membres très advertis du Bureau des Colonyes en sont très conscients. L’aventure coloniale de la France reposait sur de solides fondements : dès 1679 une véritable administration royale s’applique sur les territoires lointains et les populations des Antilles mais on regrette que l’église antillaise coloniale ait été une église veufve, comme l’on disait alors, c’est-à-dire, sans évêque, jusqu’en 1850. Cependant, la loi fondamentale de catholicité, introduite dès le début du XVIIe siècle, s’étoffe et explique la multiplication des paroisses, des conseils de fabrique, l’installation d’un clergé étroitement surveillé par les préfets apostoliques et supérieurs vigilants, qui doit respecter l’ordre public royal en matière de religion dont le contrôle in terminis relève de l’intendant. Il semble honnêtement, à l’analyse, que l’on n’ait pas introduit tardivement les principes du catholicisme pour seulement moraliser la servitude, voire, en quelque sorte la légitimer ; en revanche, la législation royale, dès les origines, permettait d’ envisager une colonisation en grande partie fondée sur le principe constitutionnel de catholicité (Ph. Sueur – P. C. Timbal) de la très grande majorité des sujets du royaume lequel à son tour légitimait, dans l’esprit du temps, l’action de la monarchie jusque dans les terres les plus lointaines d’Amérique.
Dominique Aimé Mignot
Docteur de IIIe cycle
Docteur d’Etat (droit romain)
Membre de l’AFHIP (Aix-en-Provence) et du GIREA (Besançon)
Université des Antilles et de la Guyane