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DAMBRE, Marc (dir.) ; SCHMITT, Michel P. (dir.) ; et ANDRÉ, Marie-Odile (dir.). La France des écrivains : Éclats d’un mythe (1945-2005). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2011 (généré le 22 avril 2021). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/psn/515. ISBN : 9782878547528

Quatrième de couverture

Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, « La France » a été pour nombre d’écrivains un enjeu passionnel, cristallisant amour et haine, culte et indifférence, violence et nostalgie. Comment la littérature s’est-elle fait l’écho des interrogations souterraines, critiques ou angoissées, qui ont travaillé le pays sur la possible dissolution de son ethos ? Et comment les écrivains se sont-ils confrontés à un mythe de la France hérité du XIXe siècle que les orages de l’Histoire ont parfois mis à mal jusqu’à l’éclatement ?

Ce volume essaie de représenter la richesse des émotions, croyances et mémoires que le mythe a engendrées. Parcourant le demi-siècle dans sa diversité tant politique qu’esthétique (genres, formes, tonalités), il propose de confronter les regards d’écrivains de langue française, venus d’horizons géographiques, idéologiques et culturels fortement contrastés.

La France des Belges
Paul Dirkx
p. 219-232
http://books.openedition.org/psn/549


EXTRAIT – § 12 à 18

« La France » des Belges de France

Toutes ces hypothèses prennent un relief particulier quand on considère le cas de ceux et de celles qui furent en position d’aller chercher ou conforter leur statut d’écrivain (« français ») sur place, en émigrant vers la France. L’émigration littéraire est en effet la matérialisation, la somatisation de la tendance à l’identification au modèle de l’« écrivain français », au détriment de l’illusion inverse selon laquelle le jeu littéraire peut légitimement être joué sur place, en Belgique. Depuis 1944, ce sont ainsi une centaine d’écrivains belges qui se sont ajoutés à la quarantaine de compatriotes déjà installés en (Île-de-)France. Tous inclinaient à se donner plus de chances d’obtenir une légitimité au-dessus de tout soupçon, notamment en tentant d’échapper au plus redoutable des effets de l’antinomie : l’insécurité littéraire et l’incertitude que celle-ci fait planer sur le statut d’écrivain (« français »).

Pour chacun de ces écrivains, il faudrait examiner le rôle plus ou moins prégnant que le mythe politico-littéraire de « la France » a joué dans sa propension à émigrer, que le départ pour la France ait été finalement « choisi » ou non (une trajectoire d’écrivain n’étant pas une simple affaire de « choix », comme on le voit). Pour ce faire, il conviendrait de retracer la genèse de ce mythe inséparablement personnel et collectif, bref structural, en rapport avec son repoussoir belge (« la Belgique ») et avec le type de littérarisation vécue en Belgique. Après quoi il serait nécessaire d’examiner l’évolution de cette grille de lecture et d’écriture qu’est « la France » une fois passé le cap de la migration, qui est une « transplantation » selon le mot de Dominique Rolin, autrement dit un bouleversement (y compris littéraire) et une confrontation, parfois douloureuse ou difficile comme dans le cas d’un Henri Michaux, entre ce mythe et la réalité. Il y va en effet d’un profond changement dans les conditions d’écriture et de lecture. D’une part, les conditions de socialisation et de littérarisation (secondaire) se transforment complètement, fût-ce assez « spontanément » pour certains aspects (la langue « commune »). D’autre part, l’immigré est amené, plus ou moins inconsciemment, c’est-à-dire dans sa pratique, à s’ajuster à une nouvelle configuration de problématiques poétiques, esthétiques, génériques, etc., en partie déjà intériorisée en Belgique mais en partie seulement, et parfois sur des bases fragiles (comme chez Michaux). Cette immigration-là est donc aussi, comme toutes les autres, objectivement délicate, quoique le plus souvent déniée comme telle par ceux qu’elle concerne, qui l’ont le plus souvent désirée (sans lui donner le nom d’« immigration », par trop explicite et donc indigne), ce qui n’est par exemple pas ou moins le cas des écrivains accusés de collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale et qui ont « choisi » de prendre la route de Paris de manière inattendue ou du moins précipitée : Robert Poulet, Félicien Marceau (alias Louis Carette), Claude Elsen (alias Gaston Derycke), Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse (auteurs de romans d’aventures qu’ils signaient Paul Kenny), etc.

Pourtant, dans les métatextes, la tonalité générale est à la dénégation. Pour peu qu’ils en parlent, les écrivains immigrés présentent leur arrivée en France comme un fait contingent, tout sauf une immigration. Ils s’abstiennent d’adresser à leur pays d’adoption des éloges par trop appuyés et se contentent en général de communier dans la mythologie ambiante, évitant autant que possible d’attirer l’attention sur leur nationalité (plus de vingt d’entre eux se feront naturaliser Français), par exemple en n’intervenant que rarement dans la lutte politico-culturelle permanente pour la redéfinition de « la France » et de son « génie » singulier. Les textes, surtout en prose, observent une discrétion analogue. La diégèse évoque d’ordinaire une France un peu schématique, simplifiée sans excès stéréotypique, car la plupart du temps produite par une écriture insuffisamment imprégnée des réalités françaises mais non perçue comme telle, voire passant pour plus française que nature, comme certains romans du jeune Simenon. Mais la vraisemblance n’étant pas une condition littéraire sine qua non, la majeure partie de la critique n’attache presque aucune importance à un aspect qu’elle ne relève que sporadiquement. Elle n’est pas encline à voir que la France dans certains romans-fleuves de Plisnier est une France plutôt livresque ; elle aime que Marceau exploite allègrement le filon vieille France ; elle crie au génie balzacien lorsque Françoise Mallet-Joris cherche à rendre plus crédible sa France en usant de procédés réalistes plus qu’éprouvés, etc. Et si toutes ces France charrient quelques « scories » belges par trop voyantes, la critique française a tôt fait de les mettre sur le compte d’une nordicité « flamande » de bon aloi.

Mais ce corpus se distingue encore de la littérature franco-française en ce qu’il nécessite de prendre en compte simultanément les deux espaces littéraires concernés, c’est-à-dire deux espaces qui exercent des effets de censure plus ou moins indirects sur l’écriture, la plus « libérée » soit-elle. Mallet-Joris, par exemple, surtout dans la première phase de sa carrière, se définit comme une Flamande bilingue issue de la bourgeoisie francophone d’Anvers, ce qui lui permet d’éviter d’entrer dans le débat identitaire belge, tout en se rangeant en tant que Belge naturalisée Française du côté de la culture « française », et donc française. Si ses livres sont des contributions conformes à une certaine tradition du roman français, ils constituent en même temps des oppositions en acte à l’homogénéisation linguistique de la Flandre belge amorcée l’année même de sa naissance. Mais la romancière énonce l’une et l’autre prises de position sur un mode discret et, surtout la seconde, à caractère politique, sans la moindre revendication, y compris sur un plan moral où ses (premiers) romans semblent pourtant défendre des thèses osées. L’ensemble de ces options renvoie à une écriture travaillée notamment par l’antinomie qui poussera ce futur membre de l’Académie Goncourt à finalement reprendre sa nationalité d’origine, tout en continuant de ménager la chèvre française et le chou belge.

L’autocensure relative se relâchera après les deux décennies d’après-guerre qui, suite au traumatisme de l’Occupation et en plein déclin de l’Empire, ont vu renaître l’« esprit » ou le « génie français » et redoubler le « rayonnement » et la « mission civilisatrice » de « la France ». Les œuvres d’Hubert Juin dans les années soixante ou de Conrad Detrez dans la décennie suivante n’hésitent plus à mettre en scène la Belgique dans son épaisseur sociohistorique, en lien avec des problématiques d’ordre « universel ». Dans de très nombreux autres cas, « la France » et « la Belgique » se complètent in absentia, l’une étant toujours sous-jacente à l’autre.

Mais on aurait tort de ne poser la question du mythe structural de « la France » qu’en termes de présence de tel ou tel élément du « décor », selon une option prise trop volontiers par la critique littéraire et savante, quand elle interroge les spécificités d’une littérature « belge ». Ce serait se leurrer sur la complexité de l’écriture littéraire et succomber aux sirènes de la théorie du reflet. L’antinomie est un rapport de force incorporé qui, par hypothèse, affecte et en même temps dynamise toutes les strates textuelles, stylistiques, narratives, etc. Pour ce qui est de la prose, ce sont peut-être moins les coordonnées diégétiques que, par exemple, certaines caractéristiques des personnages qui révèlent l’impact de l’antinomie. Celle-ci mettant en jeu le statut de l’écrivant comme écrivain (« français »), quel que soit par ailleurs son degré de reconnaissance, force est d’observer la récurrence dans les textes de personnages déclassés ou sans statut, de sans-grade en quête d’identité sociale, de sans-patrie ou de sans-parti, la plupart du temps des artistes ou des écrivains en proie au doute. On pense à un certain Plume (le bien nommé, qui souhaite au passage la destruction de la Belgique) ainsi qu’à de nombreux personnages de Plisnier ou de Simenon, au moins depuis Le Pendu de Saint-Pholien (1931), et y compris le personnage de Maigret lui-même. Mais il y a aussi le Magis de Félicien Marceau (L’Œuf, 1957), le personnage autobiographique de Barny (1948) chez Béatrix Beck, des personnages de Mallet-Joris, Rolin (dès Les Marais en 1942), Alain Bosquet (Un besoin de malheur en 1963, La Confession mexicaine en 1965, etc.), Jacques Sternberg (l’idéaltype en est L’Employé, 1958), Henry Bauchau (Œdipe sur la route, 1990, etc.), François Weyergans (Macaire le Copte en 1981, Je suis écrivain en 1989, Trois jours chez ma mère en 2005, etc.), Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bains en 1985, etc.), Amélie Nothomb (Hygiène de l’assassin en 1992, etc.), Yun Sun Limet (Amsterdam, 2006 ; 1993, 2009), etc. Nothomb, à travers ses innombrables mises en scène de soi dans la presse littéraire écrite et audiovisuelle comme dans ses romans, va jusqu’à jouer et se jouer à sa manière aigre-douce de l’image de l’écrivain-belge-en-France. Autant elle ne cache pas qu’elle est la fille d’un ambassadeur belge, autant elle prend avec sa biographie quelques libertés qui confortent le mythe personnel belgo-japonais qu’elle construit à travers ses entretiens. Et aussi à travers ses romans, où le déracinement est un thème central et où l’antinomie devient un procédé rhétorique. Toute l’œuvre apparaît comme la thématisation d’une problématique identaire dont l’origine structurale et notamment le fondement antinomique sont à peine voilés par une écriture et un métadiscours parfois déroutants. C’est dire en tout cas que le mythe Nothomb mériterait d’être analysé à l’aune du complexe mythologique « France-Belgique ». Mais la même remarque vaut pour tous ses confrères belges venus en France.

Quant à la poésie, les effets de l’antinomie y sont – peut-être – moins aisément décelables, mais rien n’empêche de faire l’hypothèse que, comme les prosateurs, les poètes ont eu à s’insérer dans les milieux littéraires français (parisiens) en y rencontrant eux aussi des problèmes d’écriture plus ou moins contraignants, motivants ou non, stimulants ou repoussants, et en ayant à s’y adapter de manière positive ou négative. Enfin, il semblerait d’ores et déjà que le retour du refoulé « belge » soit favorisé par le retour à peu près parallèle du refoulé auctorial qui caractérise une bonne partie de la littérature hexagonale à partir des années quatre-vingt. Indice supplémentaire peut-être de la domination littéraire française.


Paul Dirkx.
Maître de conférences à l’université de Nancy 2, où il enseigne la sociologie de la littérature, de la presse et de la presse littéraire. Il s’efforce d’y introduire des enseignements sur la littérature francophone. Il a notamment publié Sociologie de la littérature (Paris, Armand Colin, 2000), Ceci n’est pas une poésie. Anthologie belge francophone (Amsterdam-Anvers, Atlas, 2005, avec B. Barnard et W. Lambersy) et Les « Amis belges ». Presse littéraire française et franco-universalisme (Rennes, PUR, 2006). Ses recherches actuelles portent sur le corps de l’écrivain et l’écriture.

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