GUÉMY, Antoine. Un exemple suédois de l’influence française au milieu du XIXe siècle : August Blanche In : Gallomanie et gallophobie : Le mythe français en Europe au XIXe siècle [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012 (généré le 12 avril 2021). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pur/116658 ISBN : 9782753568969. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.116658.

Gallomanie et gallophobie,
Le mythe français en Europe au XIXe siècle,
Laura Fournier Finocchiaro et Tanja-Isabel Habicht (dir.) Histoire

Au cours de la phase de Nation building qui définit l’Europe au XIXe siècle, l’image de la France a eu un rôle particulier : modèle ou contre-modèle de civilisation, exemple de nationalisme littéraire et politique à imiter ou à combattre, vivier de stéréotypes nationaux déclinés dans l’Europe entière. Pour construire leur propre identité, les différents pays et les différentes régions se sont à un moment ou à un autre interrogés sur le mythe français et ont pris position pour assoir leur légitimité ou mieux cerner leur différence.


Antoine Guémy
Un exemple suédois de l’influence française au milieu du XIXe siècle : August Blanche

p. 163-176

https://doi.org/10.4000/books.pur.116658.

Contrairement aux apparences, le nom à consonance française d’August Blanche n’indique pas une quelconque origine hexagonale de l’auteur : on ne trouve rien chez lui de français, sinon un formidable amour pour la France et sa culture 


RÉSUMÉ

Entre 1830 et 1870, la France donne le ton en Europe sur le plan politique et culturel. August Blanche (1811-1868), auteur bien oublié aujourd’hui, qui fut pourtant le Suédois le plus populaire de son temps, incarne parfaitement cette tendance gallophile dans les milieux libéraux suédois. Décidé à vivre de sa plume, il révolutionne le théâtre dans son pays en acclimatant le vaudeville dans la lignée de Scribe. Romancier, il cherche gloire et fortune dans l’imitation de Sue et de Dumas et admire Balzac, Hugo et Lamartine. À Paris, entre 1850 et 1852, il écrit un roman sur la chute de la monarchie de Juillet. L’épreuve du feu du coup d’Etat du 2 décembre 1852 lui fait perdre ses illusions quarante-huitardes. De retour à Stockholm, devenu riche patron de presse et homme politique, il n’en continuera pas moins à vouloir faire évoluer l’opinion publique et la société selon les principes de liberté, d’égalité et de fraternité.


PREMIÈRES PAGES

La Suède du XIXe siècle n’est sans doute pas le premier pays auquel on pense quand il s’agit d’aborder les thèmes de la gallomanie et de la gallophobie, ainsi que le mythe français en Europe au XIXe siècle. Pourtant, malgré le relatif isolement de cette monarchie du Nord et le peu de contacts directs qu’elle entretenait alors avec la France, l’influence française y a été considérable, en tout cas dans les milieux libéraux. La figure la plus représentative de cet état d’esprit fut à n’en pas douter celle de l’auteur dramatique, romancier, journaliste et homme politique August Blanche (1811-1868), contemporain exact d’écrivains comme Alfred de Musset et Théophile Gautier, qui non seulement fut sans doute le Suédois le plus populaire (dans tous les sens du mot) de son temps, mais était aussi à l’évidence un très grand francophile.

Ses œuvres complètes figuraient en Suède à la fin du XIXe siècle dans toutes les bibliothèques, et des critiques importants lui consacrèrent des monographies. Pourtant, il a connu ce que Julien Gracq appelle un « krach posthume ». Aujourd’hui personne ne le lit plus, même en Suède, et ses œuvres ne sont plus rééditées, alors même que son influence en son temps et sur son temps fut immense (notamment sur le jeune Strindberg qui affirme avoir commencé sa carrière littéraire précisément le jour même de la mort de Blanche). Les funérailles d’August Blanche donnèrent d’ailleurs lieu à une gigantesque manifestation populaire, à rapprocher de celles de Victor Hugo, un de ses grands modèles. Nous examinerons cette figure historique de la scène littéraire et politique suédoise, pour montrer comment August Blanche constitue un des ponts culturels importants entre la Suède et la France. Nous verrons qu’il est exemplaire de cette période d’influence française maximale en Scandinavie, entre 1830 et 1870, notamment de ce qu’on appelle « l’esprit de 48 ». Dans un premier temps, la Suède étant quelque peu en dehors des circuits connus de l’influence française, nous retracerons le contexte historique qui précède l’entrée en scène de notre auteur ainsi que le succès en Suède des différents vecteurs des idées libérales en provenance de France ; puis nous étudierons l’expérience française d’August Blanche et son curieux cas d’amour de la France poussé jusqu’au cannibalisme (littéraire).


Les débuts complexes des relations franco-suédoises

Au cours de son histoire, la Suède a souvent fait preuve d’opportunisme – ou, tout au moins, d’une volonté d’être à la mode assez compréhensible de la part d’un pays qui se ressent comme excentré en Europe et qui est désireux de vaincre son isolement géographique et politique – pour rentrer elle aussi dans le concert des Nations. Aussi, à partir du XVIIe siècle, l’influence française commence à supplanter en Suède les influences traditionnelles et naturelles (d’un point de vue religieux et géostratégique) allemandes et hollandaises. C’est l’époque où la reine Christine, fille de Gustav Adolf, fit venir à Stockholm le philosophe Descartes, qui, du reste, ne résista pas au climat. Par ailleurs, cette influence française, qui profite de la mode baroque sévissant alors jusque chez les protestants, est – déjà – combattue par certains esprits nationaux (par exemple par le célèbre poète Georg Stiernhielm, « le père de la poésie suédoise ») avec des arguments qui préfigurent ce que sera la critique germanique romantique de la France : les Suédois trouvent ce qui vient de France artificiel, maniéré, pour ne pas dire immoral, puisque l’ornement est la bête noire du protestantisme iconoclaste (souvent au sens propre) dont l’idéal n’est pas le courtisan enrubanné, mais le nouvel Adam. Au XVIIe siècle, il était d’ailleurs interdit à un particulier suédois de séjourner en pays catholique. L’influence française se fera sentir beaucoup plus encore au XVIIIe siècle, sous ce qu’on appelle la « Frihetstid » (« l’époque de liberté », par rapport à la dictature plus où moins théocratique de l’époque précédente), en écho avec la philosophie des Lumières (encore que certains, en Suède, aient eu tendance à lorgner plutôt vers l’Angleterre) et surtout avec le règne du roi francophile Gustav III (neveu de Frédéric le Grand de Prusse – autre grand francophile), qui fait de la culture française le modèle à suivre, même si les finances du royaume ne permettent guère de débauche somptuaire. On sait que c’est aussi Gustav III qui, par l’entremise du comte suédois Axel de Fersen, cherchant à sauver la famille royale, provoqua la catastrophique « fuite à Varennes » de Louis XVI en 1791. La Révolution et l’Empire produisirent de fait en Suède un rapport très perturbé à la France. En effet, la France devient à la fois le lieu de la révolution, souhaitée par les uns (notamment le penseur radical Thomas Thorild, qui dut s’exiler), redoutée comme la peste par les autres, et celui de la dictature militaire de « l’Ogre corse », là encore admiré par certains, honni de la plupart, d’autant que la relation tendue entre la Suède et la Russie vient compliquer le jeu diplomatique et stratégique. Quand naît August Blanche, en 1811, la Suède vient en effet de subir la plus grave blessure narcissique de son histoire, après une guerre sanglante et désastreuse contre la Russie, à l’issue de laquelle elle perd la Finlande qui faisait partie de son territoire national depuis des centaines d’années. La France est donc perçue comme un allié possible contre la Russie, mais surtout comme un dangereux facteur de désordre (tant par sa propension à l’absolutisme que par ses sporadiques accès de fièvre révolutionnaire) au point qu’il y avait même eu, au début du XIXe siècle, une interdiction d’importation des écrits en provenance de France. Le lynchage en 1810 en plein Stockholm d’Axel de Fersen, le dernier des « gustaviens », est à cet égard symbolique d’une opinion publique suédoise antifrançaise.

Cela n’empêche pas, paradoxalement, les Suédois de se choisir un héritier au trône parmi les anciens généraux révolutionnaires : le maréchal d’Empire Jean-Baptiste Bernadotte, beau-frère de Napoléon. Napoléon était en vérité assez content de se débarrasser ainsi d’un rival critique et gênant en le laissant partir aux confins du monde habité, dût-il s’en faire un ennemi politique, ce qui, d’ailleurs, ne manqua pas de se produire. Le règne ininterrompu de la paix qu’inaugure l’accession au trône des Bernadotte allait enfin fournir les conditions de l’éclosion d’une littérature nationale.

Pendant les années troublées de la Révolution et de l’Empire, subissant également les effets du blocus continental, la Suède – d’ailleurs du côté de l’Alliance, mais sans enthousiasme excessif – va se détourner de l’influence française pour s’ouvrir aux vagues successives du romantisme anglais et allemand qui vont désormais pour un bon moment servir de modèles. Cette tendance s’impose d’autant plus naturellement que la production culturelle française et son rayonnement sont au point mort, les rares bons auteurs comme Germaine de Staël, épouse de l’ambassadeur de Suède, et Chateaubriand étant proscrits. Par ailleurs, la parenté de mentalité entre les peuples germaniques est mise en avant par les romantiques depuis Herder, avec l’étude des langues, des littératures anciennes, des mythologies et l’essor de l’historiographie ainsi que de l’idée de nationalité. De ce fait, pratiquement jusqu’en 1830, et malgré la présence sur le trône pendant toutes ces années de Carl XIV Johan (Charles Jean) alias Jean-Baptiste Bernadotte, qui ne parle pas même suédois, l’orientation des artistes, des écrivains et de l’Université est assez nettement antifrançaise (même si certains, comme les grands poètes Esaias Tegnér et Erik Gustaf Geijer, ne peuvent s’empêcher d’admirer la figure historique de l’Empereur). Par la suite, le régime de la Restauration française ne trouva pas beaucoup plus gré, ni aux yeux du pouvoir (Bernadotte est un ancien jacobin, malgré ses tendances autocratiques), ni à ceux d’une opposition qui d’ailleurs n’était pas encore nettement articulée.

 


La littérature française comme vecteur des idées libérales en Suède

Ce n’est qu’avec la révolution de Juillet 1830, au moment où August Blanche atteint l’âge adulte, que le modèle français recommence à exercer son attirance chez les Suédois, en tout cas chez toute une partie de l’intelligentsia qui, après des années de calme « biedermeier », se met à se manifester dans une opposition accrue à l’ordre monarchique et à la chape de plomb du « système Metternich ». En France, c’était la volonté de Charles X de museler la presse qui avait mis le feu aux poudres et causé sa perte. En Suède, c’est le moment où l’opinion libérale va chercher à se structurer et à se manifester, comme d’ailleurs en France au début du règne de Louis-Philippe, à travers des journaux d’opposition (tandis qu’il n’y avait en Suède que des gazettes à la solde du pouvoir). C’est ainsi qu’est créé, en 1830, l’Aftonbladet, un journal polémique qui initia la plupart des réformes du milieu du XIXe siècle et que Bernadotte appelait « le détestable Aftonblad ». D’autres titres apparaissent, comme Argus ou Freja, se livrant d’ailleurs à des luttes parfois fratricides pour capter l’attention d’un public issu des classes moyennes instruites. Par ailleurs, l’apparition du romantisme sur la scène littéraire française, marquée par la bataille d’Hernani, et sa coïncidence, non plus comme auparavant avec la réaction et la pensée conservative légitimiste, mais avec le libéralisme, va entraîner une floraison de créativité tous azimuts dont les effets vont bientôt se faire sentir en Suède, d’autant que les nouveaux journaux adoptent, pour attirer les lecteurs, l’usage nouvellement introduit du roman feuilleton, le forsättningsroman (« la suite au prochain numéro »), ainsi d’ailleurs que de l’encart publicitaire payant, ce qui réduisait considérablement le prix du journal, comme venait de le faire en France Emile de Girardin, patron du journal La Presse. On est étonné de voir avec quelle rapidité les romans français de Georges Sand, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, Eugène Sue et, dans une moindre mesure, Victor Hugo, sont traduits et repris dans la presse suédoise. Ces romans ont d’ailleurs, pour la moralité protestante, une véritable odeur de soufre, mais au delà du succès de scandale, ils contribuent puissamment à créer et nourrir les débats d’idées. Il faut dire que l’opération ne coûte pas cher car on ne connaît guère alors les droits d’auteurs. Il suffit d’être plus rapide que le concurrent à faire traduire et publier un texte dont on sait qu’il a eu du succès dans son pays d’origine. La proportion de textes français dans les traductions est tout à fait prépondérante à cette époque par rapport aux autres littératures. Mais très vite aussi, les auteurs suédois vont se mettre à imiter les modèles français, acclimatant sur le marché suédois le roman dit « à sensation » (sensationsroman) ainsi que le roman à « thèse » (tendensroman), et c’est à cela que va particulièrement s’ingénier August Blanche.

Un autre vecteur des idées libérales en provenance de France à l’époque romantique, en plus de la presse, est le théâtre, plus populaire encore sans doute que le journal, qui va se mettre à représenter non plus comme auparavant les modèles de l’aristocratie, mais ceux de la petite bourgeoisie et même du peuple, notamment à travers un type divertissant de représentation : le vaudeville, liant intrigues comiques et couplets chantés. Après être passé au Danemark avec Heiberg, le genre est acclimaté en Suède, justement par August Blanche, qui commence ainsi à se rendre célèbre comme rénovateur du théâtre suédois. Cela venait à point en Suède pour accompagner la création « au forceps » d’un théâtre « libre », c’est à dire non lié au pouvoir (ni du même coup aux subsides royaux, ce qui le condamnait au succès commercial, mais plus certainement encore à la faillite). Le courageux capitaine Lindeberg avait été jusqu’à mettre littéralement sa tête sur le billot pour obtenir la liberté du théâtre. Ce théâtre libre demandait des textes d’un genre nouveau qui présentassent à la classe moyenne montante un miroir de sa réalité et de ses fantasmes : des pièces comiques dont les deux nerfs de la guerre sont l’argent et le mariage, des mélodrames réalistes révélant les bas-fonds de la société sur le modèle de Robert Macaire et du Boulevard du crime, enfin des pièces historiques mettant en scène des figures sur lesquelles se cristallisent idéal politique et idée de Nation. August Blanche en commettra des trois sortes, et si le modèle courant était évidemment Eugène Scribe, abondamment joué dans les pays nordiques, il préféra cependant imiter d’assez près des auteurs français moins connus.



Blanche à Paris : entre révolution et Empire

Contrairement aux apparences, le nom à consonance française d’August Blanche n’indique pas une quelconque origine hexagonale de l’auteur : on ne trouve rien chez lui de français, sinon un formidable amour pour la France et sa culture
 
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