
ISBN : 9782753568969. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.116703.
Gallomanie et gallophobie,
Le mythe français en Europe au XIXe siècle,
Laura Fournier Finocchiaro et Tanja-Isabel Habicht (dir.) Histoire
Au cours de la phase de Nation building qui définit l’Europe au XIXe siècle, l’image de la France a eu un rôle particulier : modèle ou contre-modèle de civilisation, exemple de nationalisme littéraire et politique à imiter ou à combattre, vivier de stéréotypes nationaux déclinés dans l’Europe entière. Pour construire leur propre identité, les différents pays et les différentes régions se sont à un moment ou à un autre interrogés sur le mythe français et ont pris position pour assoir leur légitimité ou mieux cerner leur différence.
BOUDART, Laurence.
L’image de la France dans les manuels scolaires belges du XIXe siècle et sa contribution à la définition d’une identité nationale
p. 259-270
https://doi.org/10.4000/books.pur.116703
RÉSUMÉ
Parmi les outils de consolidation du sentiment national au XIXe siècle, l’école et les manuels qui y sont utilisés apparaissent comme un terrain de choix, où diffuser la propagande officielle auprès des citoyens de demain. Dans ce contexte, cet article vise à faire part de quelques réflexions, issues de l’analyse d’ouvrages scolaires de l’école primaire belge, portant sur les représentations que ceux-ci donnent de la France. Nous analysons les images ambivalentes qui sont diffusées et nous réfléchissons sur leur influence sur la formation de l’identité nationale belge.
EXTRAITS
Il est généralement admis que le XIXe siècle a vu l’avènement et le renforcement des identités nationales. Ce long processus concerne globalement toutes les nations européennes. Pour l’historienne belge Els Witte, il implique, entre autres, une forme de soumission à l’État central des composants du nouveau pays – citoyens et pouvoirs locaux – afin d’assurer l’intégration de toutes les tendances idéologiques :
« La légitimation du nouvel État dépend avant tout de la présence de valeurs et de normes communes. Un schéma dominant apporte la cohésion socioculturelle nécessaire et assure la formation d’une identité collective, qui se manifeste dans un sentiment national. »
Plusieurs vecteurs vont servir à diffuser cette identité en construction : la langue, la religion, les arts, les symboles et l’enseignement. Dans les années qui suivent la révolution belge de 1830, le français est considéré comme la langue de la victoire, un symbole de la liberté, une porte d’accès au savoir et à l’ascension sociale, puisque c’est celle qu’utilise l’élite du pays, toutes les élites, y compris celles de Flandre. Le néerlandais, en revanche, incarne l’idiome de l’ennemi, le dernier en date, celui que Guillaume Ier d’Orange avait à tout prix voulu imposer partout dans son Royaume-Uni des Pays-Bas (1815-1830) ; une langue inférieure que le nouveau pouvoir en place confine au domaine privé, bien qu’elle dispose d’emblée d’un statut administratif officiel. Or, si le français se généralise dans l’administration et l’intelligentsia, la Belgique est loin de se fondre aveuglement dans le moule façonné par la France. L’identité collective que les bâtisseurs de la nation belge veulent développer prétend disposer de caractéristiques propres, à rechercher entre autres dans un passé où la lutte constante pour la liberté et l’alternance entre périodes pacifiques et guerres font office de mythe définitionnel. Cette perspective s’inscrit en droite ligne dans les thèses du philosophe et historien français Ernest Renan (1823-1892), notamment celles qu’il exposa dans sa célèbre conférence Qu’est-ce qu’une nation ?, donnée à la Sorbonne en 1882. Posant les fondements de la conception française de la nation, Renan explique que celle-ci se compose à la fois d’un souvenir commun du passé, d’un héritage à sauvegarder et honorer et d’une volonté actuelle de vivre ensemble : « le plébiscite de tous les jours ». Les pères de la jeune Belgique s’approprient ces idées et misent sur le développement d’un sentiment commun se nourrissant, entre autres, d’un respect envers le passé, « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs », pour reprendre les mots de Renan. Dans cette architecture, il importe d’encourager une politique culturelle et éducative efficace, afin de doter les citoyens des connaissances nécessaires pour apprécier et vénérer le passé, ciment de la cohésion présente. C’est ainsi que l’instruction primaire reçoit un cadre législatif dès 1842, avec la première loi organique.
Porteurs de l’idéologie dominante, les manuels scolaires se présentent comme un instrument de prédilection pour atteindre le plus grand nombre d’enfants du Royaume, toutes strates sociales et toutes origines géographiques confondues. Les manuels véhiculent des modèles identitaires, culturels, sociaux, politiques, en tout ou en partie légitimés par le pouvoir en place, élevant les piliers sur lesquels une société aspire à s’appuyer et les valeurs qui déterminent sa cohésion. Instruments de légitimation politique, ils sont également le canal d’expression de prédilection des représentations collectives d’une communauté, à un moment donné de son histoire. Le concept de définition identitaire est irrémédiablement lié à celui de l’image de l’autre, puisque c’est à travers elle que chacun construit sa propre personnalité, individuellement et collectivement, par l’intermédiaire d’un sentiment de reconnaissance, d’identification, d’affiliation ou, au contraire, de rejet, de différence, d’opposition. En effet, si l’interaction avec l’environnement direct contribue à développer l’identité, selon la vision monolithique en vigueur au XIXe siècle de caractéristiques permanentes, uniques et statiques, il ne faudrait pas minimiser l’influence de la dimension subjective, issue de l’interprétation de l’image que la communauté reçoit d’elle-même et des membres qui la composent.
C’est dans ce contexte que nous analyserons quelques-unes des images de la France, dans un corpus de manuels de l’école primaire belge du XIXe siècle. Nous veillerons à nous interroger sur les valeurs et les représentations présentes au sein de ce rapport complexe de séduction-répulsion, véhiculé par la dialectique scolaire. Nous tenterons d’interpréter la « part de la France » présente dans ce type de discours et en quoi elle a pu interférer sur le processus de formation de l’identité belge.
L’identité nationale et l’école
[…]
https://books.openedition.org/pur/116703#tocfrom1n1
Le modèle républicain français contre l’idéal monarchique belge
Grand voisin méridional, mère-patrie de la langue majoritaire des dignitaires belges, exemple à suivre ou à décrier en matière de gestion politique, la France est présente dans les manuels belges du XIXe siècle. S’il ne s’agit certes pas d’un thème abondamment traité – les priorités demeurent, nous l’avons vu, ailleurs – la France offre matière à discussion et à comparaison ; le portrait qu’en brosse le discours scolaire constitue un miroir où la Belgique peut jauger sa capacité à s’imposer comme une (plus) grande nation. Le modèle républicain français offre notamment matière à l’exposition des points de vue qu’ambitionnent d’imposer les auteurs des manuels, concernant la forme politique que la Belgique doit adopter.
Parmi les motifs d’orgueil qui animent les Belges du XIXe siècle, il en est un qui mérite notre attention par la fréquence de ses occurrences : la Constitution. Réputée exemplaire, les citoyens lui vouent un véritable culte et la considèrent comme un chef d’œuvre du genre. Comme l’explique Jean Stengers, elle devient rapidement un symbole de fierté nationale et « les hommages aux grandes libertés constitutionnelles jalonnent les cérémonies officielles du XIXe siècle ». Le discours scolaire ne manque pas une occasion pour s’unir à ce chœur admiratif de cette constitution libérale en proclamant, par exemple, que « la nation belge est fière de sa constitution et de son roi ». Le modèle de monarchie constitutionnelle que le pays choisit en 1830 apparaît comme une garantie contre tous les excès, qu’ils soient absolutistes ou révolutionnaires. Dans un manuel de 1860, l’auteur explique aux enfants que ce qui magnifie les institutions nationales, « c’est qu’elles ne sont autre chose que l’organisation de la liberté » et « c’est ce qui prouve que nous sommes réellement une nation, en d’autres termes un peuple ayant un caractère propre, en regard de tous les autres peuples ». En ce sens, l’année 1848 fait office d’épreuve capitale pour tester la solidité des institutions à résister aux remous qui secouent l’Europe. Stengers raconte :
« le 1er mars 1848, à la Chambre, à un des membres qui déclarait que “les idées de la Révolution française feraient le tour du monde”, le député libéral Delfosse répondait que, “pour faire le tour du monde, elles n’ont plus besoin de passer par la Belgique”. »
Moins de vingt ans après l’indépendance, les représentants belges se montrent convaincus de la solidité de la forme de gouvernement dont le pays s’est doté.
Plusieurs auteurs soulignent à l’époque les éléments qui opposent le système belge au modèle français, considérant le premier comme un facteur de stabilité et de paix, contrairement au second. C’est par exemple le cas d’Isabelle Gatti de Gamond (1839-1905) et de ses Lectures historiques, rédigées en 1849 et publiées en 1851. Cette pédagogue, féministe et libre-penseuse, énumère à la toute fin de son ouvrage les premières mesures prises par la « Belgique libre, unitaire […] par la voix de ses représentants unis en congrès ». Le premier point qu’elle souligne concerne la loi fondamentale du pays : « Elle élabora une constitution restée modèle pour toute l’Europe. » Pour l’auteur, ce texte renferme précisément les éléments essentiels qui l’opposent au modèle français puisque le nouvel État « repoussa la république comme forme de gouvernement, en se contentant d’avoir une égalité réelle dans les mœurs et de jouir de toutes les libertés compatibles avec l’ordre » ; il opte en effet pour la monarchie parlementaire. Le contexte historique de ce manuel (1851) est d’autant plus déterminant que l’idéal politique français vient de subir un nouveau revers. S’il est encore trop tôt pour savoir si la deuxième République pourra passer l’épreuve du temps et des tensions sociales, Isabelle Gatti estime que cette forme de gouvernement a d’ores et déjà fait les preuves de son incompétence à assurer la paix et la prospérité en France. Le mieux étant parfois l’ennemi du bien, elle choisit d’accorder ses faveurs à un modèle peut-être moins ambitieux (« elle se contenta », dit-elle) mais qui a l’avantage d’offrir un cadre politique « réel » (et non idéalisé) qui garantit les libertés. L’historien contemporain Lode Wils (né en 1929) confirme ce point de vue et explique que les Belges ont conscience d’avoir enfanté un texte admiré en Europe et en Amérique latine, « comme un moyen terme heureux entre les régimes autoritaires et l’instabilité de la France radicale ».
Pour le discours scolaire dans son ensemble, la monarchie constitutionnelle offre très rapidement satisfaction à une Belgique qui démontre une maturité politique en se maintenant à l’écart des troubles qui secouent la France en 1848 :
« La Belgique, si voisine de la France, est restée profondément calme, et donne le spectacle admirable d’un peuple qui régit ses propres passions et domine ses souffrances par l’amour de l’ordre et le sentiment du devoir. »
Cette expression de la modération contraste avec celle d’une France « survoltée », comme on peut la trouver chez Gatti de Gamond, pays qui « dans [le] cours rapide [de sa révolution] avait renversé la monarchie et épouvantait le monde par ses excès. » Le discours belge reproche entre autres à la France révolutionnaire son aspect radical car « elle fit table rase de toutes ses vieilles institutions, des bonnes comme des mauvaises, au lieu de chercher à les corriger et à les perfectionner ». Ce qui apparaît ici, c’est l’utilisation de la situation française comme d’un repoussoir pour mieux souligner les vertus de l’idéal politique belge, la monarchie constitutionnelle. Au lieu de détruire à la racine, comme en France, les acquis de plusieurs siècles, la Belgique indépendante se dote d’un régime certes monarchique, mais doublé d’un système constitutionnel irréprochable et moderne. En revanche, la France souffrirait de ses excès de précipitation et de radicalisme, à tel point
« [qu’] une fatale expérience ne tarda pas à leur apprendre […] que les réformes sociales ne s’improvisent pas du jour au lendemain, qu’il leur faut des assises et une base stable, les mœurs, les traditions et les institutions, fruits du temps. »
À nouveau, c’est le leitmotiv de la sage alliance de racines historiques et de modernité que l’on retrouve ici, en filigrane. Pour la dialectique scolaire, l’agitation extrême de la France met en danger l’intégrité du pays car « il fallait que la Belgique optât pour les puissances coalisées ou pour la France ; c’était des deux côtés la domination étrangère ». On voit ici que les manuels utilisent le même argument que celui mis au point par les premiers idéologues nationaux, qui font un usage abondant du thème de la « liberté séculaire régie par des lois propres » et de la domination étrangère. Pour ceux-ci, comme l’explique Els Witte, « le mythe selon lequel la Belgique a vécu pendant des siècles dans l’asservissement et s’est libérée en 1830 apporte de l’unité dans ce passé hétéroclite ». La France de la fin du XIXe siècle incarne dans le corpus scolaire la menace contre cette liberté que la Belgique a si longtemps pourchassée et qu’elle est bien décidée à sauvegarder. Les remous d’un système républicain encore fragile menacerait l’autonomie belge. On perçoit nettement cette idée, par exemple, dans le livre d’histoire de Charles Vercamer, lorsque l’auteur parle des conséquences de la domination française, antérieure à la révolution belge. On retrouve dans son discours de profonds éléments de déterminisme historique lorsqu’il détaille les raisons ayant poussés les Belges à ne jamais prendre pour argent comptant les vertus soi-disant égalitaires de l’idéal français :
« Ce qui devait révolter contre elle les instincts de la race et le souvenir de tout un passé glorieux de liberté et d’indépendance, c’est que, d’une part, cette égalité tant vantée était noyée dans la servitude universelle et que, de l’autre, francisés, abâtardis, nous étions menacés de perdre à jamais notre caractère propre et de disparaître de l’histoire, absorbés par l’unité française, contre laquelle nos ancêtres n’avaient fait que réagir. »
Certains auteurs offrent cependant une image plus contrastée, reconnaissant les vertus de la révolution française et les bouleversements sociaux qu’elle a provoqués :
« Mais n’oublions pas que c’est à la Révolution que nous devons en grande partie les avantages dont nous jouissons : reconnaissance des droits de l’homme, égalité de tous les citoyens devant la loi, tous les pouvoirs émanant de la nation, liberté de la conscience, liberté des cultes, liberté de la presse. »
Si, actuellement, des historiens s’accordent à reconnaître les conséquences positives de la Révolution de 1789 pour l’Europe et la Belgique, l’occupation française, entre 1792 et 1793, puis l’annexion à la France des « neuf départements réunis » (1795-1814) se présentent sans conteste comme les épisodes les plus décriés par les auteurs belges de manuels du XIXe siècle. Ils n’hésitent pas à qualifier ces années de « période[s] d’anarchie et de misères », notamment en raison de la forte présence, sur les routes belges, de « vagabonds et de brigands de la pire espèce » et de l’incapacité du pouvoir français à faire régner l’ordre, la justice et le respect des cultes religieux, si chers aux Belges :
« Les républicains farouches faisaient régner en Belgique l’odieux régime de la Terreur, dévastant les villes, ravageant les campagnes, pillant les églises, traquant et fusillant les prêtres. »
L’anticléricalisme radical et violent des républicains français est sévèrement critiqué par les auteurs belges, la Belgique étant sous une forte influence catholique au XIXe siècle, tant au niveau social que politique :
« Admise comme pays conquis, la Belgique vit ses églises pillées, ses prêtres massacrés et ses plus nobles institutions abolies. »
Vercamer, dans un manuel d’histoire de 1885, critique sévèrement l’abolition du culte, le pillage des temples, « dévastés et souillés par les saturnales du culte rendu à l’ignoble déesse de la raison ». Poursuivant le même rapprochement païen, l’auteur n’hésite pas à comparer « le sort » des Belges sous la Convention et le Directoire à celui « des provinciaux de l’empire romain ». Le régime français est perçu comme un envahisseur indésirable, cupide et rapace, agissant en conquérant absolu, au mépris des droits les plus fondamentaux du peuple :
« Les Français constitués en république […] envahirent la Belgique. […] Maîtres du territoire, les Français s’emparèrent de toutes les caisses publiques, exigèrent une indemnité de guerre […] De toutes parts, ce ne fut que voleurs et bandits répandant la terreur et semant partout la ruine et la désolation. »
Les auteurs reprochent encore à l’occupant d’avoir supprimé l’université de Louvain, symbole historique de la science, « presque tous les autres établissements d’instruction publique », et d’avoir spolié des bibliothèques et des musées. En outre, l’image de la république, symbole par excellence de rupture avec l’Ancien Régime, est incompatible avec la dévotion qu’éprouvent les Belges pour leur dynastie. La monarchie constitutionnelle travaille à assurer la cohésion de l’État et c’est devant la nation, incarnation du peuple, que le roi prête serment de fidélité. À ce titre, le souverain devient aussi un symbole d’appartenance nationale, à l’intérieur et à l’extérieur du pays ; on retrouve son effigie sur les pièces de monnaie, les timbres et il s’impose comme le partenaire indispensable de toutes les célébrations du royaume. Même dans le discours scolaire, les références à la couronne font florès. Le modèle français, décrit comme profondément républicain, tranche fortement avec l’idéal monarchique belge.
La période de domination napoléonienne (1805-1814) est jugée d’une manière sensiblement plus positive par les auteurs, qui y voient par exemple une « transition d’une ère d’anarchie et d’oppression épouvantable à une ère d’ordre et de repos ». Ils soulignent les interventions pour l’amélioration des infrastructures et du commerce : « Napoléon ordonne au début de son mandat des travaux d’utilité publique, comme le port d’Anvers », « il fit construire des routes et creuser des canaux ». De manière générale, le discours scolaire reconnaît les mérites d’un empereur qui « favorisa le commerce et l’industrie », attitude qui contraste fortement avec l’agitation de la période précédente. Certains auteurs concèdent, par exemple, à Napoléon le crédit d’avoir « pacifi[é] les esprits, accord[é] le libre exercice du culte et […] établi cinq évêchés dans notre pays ». Les progrès administratifs et juridiques reçoivent également l’approbation d’auteurs qui qualifient le Code civil d’« œuvre législative considérable », tandis que l’on rétablit « le système d’instruction publique [qui reçoit] une organisation forte et régulière ». Mais rapidement et comme pour se prémunir d’un quelconque encouragement à suivre le modèle absolutiste français, ces mérites apparaissent mitigés par les travers de l’empereur français, ce « nouveau monarque [qui] fit bientôt détester le régime impérial par son mépris de la légalité ».
La France admirée
À côté d’une France politique instable et fragile, le discours scolaire offre également des passages plus dithyrambiques et l’accent porte alors sur la richesse de son agriculture et de son artisanat, ainsi que sur la vitalité d’un commerce « très répandu ». La France se montre alors sous son meilleur jour, celui d’une « belle et riche contrée [qui] peut être considérée comme le pays fertile par excellence ». Dans un domaine où la Belgique excelle, l’industrie, certains auteurs applaudissent la production française :
« L’industrie française a quelque chose de merveilleux : la vie la plus active règne dans les fabriques qui, en grand nombre, sont répandues partout car les Français se distinguent par leur esprit vif et leur goût délicat. »
L’écolier belge du XIXe siècle est accoutumé à lire des textes encensant la production industrielle de son pays, fleuron de son économie, et décrivant les matières premières dont il regorge, qu’il exploite et transforme à l’envi. Il est cependant moins habitué aux mentions de ce motif privilégié de fierté nationale hors du cadre national :
« Le commerce et l’industrie de la France sont très variés et très considérables. Une exposition des produits de l’industrie de toutes les nations a été ouverte à Paris en 1855. La France y a soutenu le parallèle avec les premières nations du monde. »
Mais si la France brille dans certains domaines, l’auteur du manuel s’empresse de modérer son élan admiratif. Il recommande de jauger chaque pays à sa juste valeur :
« Toutefois, sous plusieurs rapports, les produits de la Belgique, de l’Angleterre et de l’Allemagne l’ont emporté sur les siens. Chaque nation a une supériorité qui lui est propre. »
S’il est un domaine où la France semble emporter la palme sur ses voisins, c’est celui de l’élégance, de la délicatesse, de la distinction. Montrant un penchant naturel pour le luxe raffiné, la France émerveille des auteurs évoluant dans un pays que Baudelaire, à la même époque, s’acharnait à dénigrer :
« Les belles étoffes de soie, les rubans brillants que vous voyez dans nos magasins, sont pour la plupart fabriqués en France et on leur donne la préférence sur les produits analogues des autres pays. »
Dans un autre ordre d’idées, enfin, on sait que l’homme du XIXe siècle raffole de physionomies nationales, d’études sur les ethnotypes, de psychologies des peuples ou de réflexions pseudo scientifiques sur les traits de caractère nationaux. Cette tendance à la mode contamine le discours scolaire, qui décrit les Français comme des hommes « gais, humains et généreux, [dont la] bravoure est connue de tous les peuples de l’Europe » et reproduit à son tour les stéréotypes nationaux :
« Les Français, dit-on, sont légers, vifs, généreux. Les Anglais sont froids, égoïstes, réservés. […] Les Belges flamands sont froids, tenaces, courageux, travailleurs ; les Belges wallons sont fiers, imitateurs et hospitaliers. »
CONCLUSION
La France n’apparaît certes pas comme un sujet de grande prédilection pour le discours de l’école primaire belge du XIXe siècle, plus occupé à encenser la jeune nation à l’aide de motifs puisés à l’intérieur des frontières. Les références à la France portent pour une grande part sur l’incapacité du paradigme républicain à maintenir l’ordre et à favoriser la prospérité. Pour les manuels belges, la France ne soutient pas la comparaison avec son voisin du nord, dont la Constitution exemplaire démontre la sagesse et la prudence d’un peuple prêt à relever tous les défis qui lui sont lancés. L’image négative d’une France instable, agitée et imprudente que profile le discours scolaire permet, tel un repoussoir, de souligner la force de ce que beaucoup souhaitent imposer comme un trait caractéristique de l’identité belge ou, plus romantiquement, de son âme nationale : sa capacité à s’imposer comme un archétype d’un État dominé par le droit, l’ordre et la liberté. Quant il s’agit d’artisanat, d’agriculture et de commerce, l’image de la France se teinte de nuances plus positives. Le discours scolaire se veut admiratif d’une vitalité qu’il semble envier et voudrait voir émuler par la Belgique. D’un côté comme de l’autre, l’image de la France qu’offrent les manuels belges de l’école primaire se veut en consonance avec les aspirations libérales et bourgeoises d’une Belgique appliquée à dresser son propre portrait à coups de combats, constants et raisonnés, pour une liberté respectueuse du droit et de la justice, désormais érigée en signe différenciateur. En dernière instance, il s’agit de vouloir prouver au monde et à elle-même qu’elle détient désormais les rênes de son destin.