En 1754, trente ans avant la naissance de la lexicographie moderne monolingue portugaise, le premier dictionnaire bilingue français-portugais et portugais-français du père Joseph Marques (dates de naissance et de mort inconnues) fut lancé auprès du public : ce type de dictionnaire vint marquer d’une pierre blanche un tournant décisif dans la lexicographie au Portugal. En effet, jusque là toute production lexicographique contenant le portugais en plus d’une autre langue vivante passait systématiquement par l’intermédiaire du latin, car c’était alors par définition la langue d’attestation de la norme ou de la correction. Pour la première fois au Portugal, les dictionnaires entraient dans l’ère de la lexicographie moderne non dépendante du latin, acceptant, sans intermédiaire, le français comme langue source et langue cible. L’effacement de la présence intermédiaire systématique de la langue latine, laquelle, finalement, servait surtout à l’instruction des textes religieux, des cours théoriques universitaires et de toute une rhétorique assez classique, rigide et fermée, permit le face-à-face d’un véritable duo vernaculaire : le français et le portugais. Le dictionnaire bilingue français-portugais était le produit d’un contexte propice et bien précis, celui des Lumières et de l’admiration généralisée, au XVIIIe siècle, pour la France et la langue française. En effet, dans tous les pays d’Europe, le XVIIIe siècle fut témoin de l’apparition progressive d’un large réseau d’échanges avec la France dans tous les domaines : philosophique, culturel, scientifique, politique, économique, artistique, celui de la mode, des manières et des mœurs. Les idées nouvelles venues de France circulaient par le biais des marchandises, des hommes et des livres. Par conséquent, l’engouement pro-français provoqua des nécessités immédiates touchant la base même de la communication, l’échange oral et écrit. Le goût de la langue française conduisit à une véritable libéralisation du monde et du mouvement lexicographiques bilingues.
La France, miroir culturel et civilisationnel, eut son emprise sur le Portugal qui n’échappa pas non plus au mythe français, dès le XVIIIe siècle. L’attrait de la France joua en particulier un rôle prépondérant dans le domaine de la lexicographie portugaise, qui constitue l’un des piliers fondamentaux de la nation. Nous nous attacherons ici à analyser comment l’hégémonie française, tout autant que dans d’autres domaines, imposa ses marques à la lexicographie : nous observerons comment, à l’origine, l’engouement pour la France devint l’instigateur de la lexicographie bilingue moderne dans l’espace dictionnairique portugais et comment celle-ci en tira sans conteste un bénéfice conséquent. Nous analyserons les monuments lexicaux français et leur méthodologie intrinsèque, considérés comme modèles de référence pour la construction d’une lexicographie bilingue français-portugais et portugais-français nationale. Dans un deuxième temps, nous verrons que tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, la gallomanie fut un mobile de production lexicographique à succès. Enfin, nous constaterons le détachement progressif et positif vis-à-vis de l’hégémonie française vers une libération identitaire de l’univers dictionnairique et linguistique portugais.
La gallomanie, mobile d’une production lexicographique à succès
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Culture française et sentiment national portugais
On remarque que l’admiration pour la culture française au Portugal coexiste intimement avec les qualités de ce qui est national, notamment la langue, les auteurs, ainsi que les actions politiques héroïques ou innovantes des membres de la Monarchie. Il n’y a donc pas eu d’étouffement de la langue portugaise par le français, comme l’explique la préface du dictionnaire de Pédegache de 1769. L’auteur y fait l’éloge des deux langues, et montre même un certain orgueil de la langue et de la culture nationale :
« La clef des savoirs nécessaires à tous les hommes est l’étude des langues. La Portugaise pour sa pompe, énergie, et majesté, peut anoblir des sujets mécaniques ; développer les plus héroïques, et sublimes ; et mérite sa place parmi les plus riches : elle ne se révèle pauvre que pour celui qui ne la maîtrise pas. La Française pour sa délicatesse, force, ordre, et clarté, avec laquelle elle s’explique, se fait quasi universelle, et a mérité que toutes les nations s’efforcent de l’apprendre, et de la parler. »
À son tour, Costa e Sá prône le retour du dictionnaire bilingue français-portugais à un statut proche du dictionnaire encyclopédique et universel tel que l’était celui du père Marques (1758). Il déclare que le monument lexicographique qu’il présente est le « Trésor » respectivement de la langue française et de la langue portugaise :
« Une œuvre, telle que l’est ce dictionnaire, qui est le « Trésor » universel de la Langue Française, je veux dire, de la Langue des Savants lesquels se distingueront dans toutes les plus illustres époques de la Littérature, de l’érudition, et qui est également le « Trésor » de la Langue Portugaise, […] une Œuvre donc de si grande importance, et de nécessité si indispensable à la Nation Portugaise. »
Costa e Sà laisse entendre que la langue française, langue des savants, permet de mettre en valeur le trésor qu’est la langue portugaise en donnant voix aux faits glorieux des monarques du pays et aux doctes compositions des savants autochtones.
Nous nous apercevons ainsi que malgré la mode, l’hégémonie et le mythe français ne sont pas parvenus à étouffer l’amour et le respect de la patrie portugaise pour sa langue-mère, que Pédegache décrit d’ailleurs un peu plus haut comme appartenant à l’une des plus riches parmi les langues de source latine. Ainsi, dans l’une des autres éditions de son dictionnaire, pourtant réduite au sens français-portugais, il s’attache à défendre la langue portugaise, ses contours et ses reflets culturels, comme il s’acharne à la légitimer :
« Par le biais de ce dictionnaire, se détromperont les Français, et tous les Étrangers, qui sans posséder une connaissance assez profonde de la langue Portugaise publient, que cette dernière est un idiome pauvre, inculte, barbare, et éventuellement forme de divers fragments des langues mauresques, et Castillanes ; ils feront justice à une langue fille de la Latine, et qui conserve tant de ressemblances à sa mère dans les inversions de phrase, et dans les vocables, au point que sans trop de peine il est possible de composer des œuvres à la fois Latines, et Portugaises ; ils reconnaitront qu’elle : est douce pour déclarer, grave pour surenchérir, efficace à manier, suave à prononcer, brève pour résoudre, et accordée aux plus importantes matières de la pratique, et de l’écriture. »
Les lexicographes insistent sur le fait que le face-à-face vernaculaire présenté dans leur ouvrage n’est pas la représentation de la prédominance d’une langue sur l’autre, d’une culture sur l’autre mais bien un duo, un côte-à-côte de deux langues et de deux cultures différentes aux contours parfaitement définis, qui peuvent se servir l’une à l’autre.
La gallomanie à l’épreuve des invasions françaises
Que devint ce panorama de fraternité lexicographique après les invasions françaises ? Curieusement, l’hégémonie culturelle de la France varia peu sous l’occupation napoléonienne du territoire portugais. Même si un certain ressentiment et une défiance visible face au peuple français se faisait sentir,
suite aux initiatives militaires entreprises par Napoléon en vue d’une progressive conquête territoriale de tous les pays d’Europe, ceci ne causa pas véritablement de désintérêt pour la langue et la culture françaises mais aida à ouvrir et libérer un sentiment identitaire propre qui, finalement, était sous-jacent.
Au tournant du XIXe siècle, l’hégémonie de la langue française laissa progressivement la place non plus à une lexicographie unilatérale mais à un échange illustrant un intérêt vernaculaire se mouvant dans les deux sens. Autrement dit, le Portugal ne ferma pas ses portes à la langue française en acte de représailles et inversement, la France commença à s’intéresser à la langue portugaise.