La perception de l’image d’une nation est influencée par la situation politique, sociale et culturelle de celle qui se forge cette image d’autrui : en analysant son évolution, il faut donc prendre en considération plusieurs facteurs qui influencent la mémoire collective et historique. Dans ce contexte, le cas de la perception de l’image de la France en Bohême se révèle très instructif : les Français sont d’abord considérés comme des ennemis sanguinaires, une image créée par l’empire autrichien à l’époque des guerres napoléoniennes. Cependant,
. Dans cet article, nous détaillerons l’évolution de la perception de la France en commençant par l’analyse de l’image biblique du pays, considéré comme la nouvelle Babylone, une image créée par les prêches de l’Église catholique autrichienne après 1793. La découverte du potentiel politique de la France par les Tchèques dans les années 1830 donne par contre naissance à une francophilie politique qui s’enracinera plus tard essentiellement dans la rhétorique anti-allemande de la deuxième moitié du XIX
siècle. La dernière partie retracera l’évolution de l’image de Paris, grande métropole européenne et modèle idéal, pourtant inégalable, de la transformation de Prague à la fin du XIX
siècle.
Après 1848, la représentation de la France et des Français devient beaucoup plus variée et développée. La nouvelle image, plus détaillée, de la France et de la nation française est liée, particulièrement à partir des années 1860, à la définition du programme politique de la société tchèque. Ces représentations ne sont toutefois pas diamétralement opposées à celles qui prévalaient avant 1848. Au contraire, les composantes de base demeurent inchangées, à la différence près que vient s’y greffer dans une plus grande mesure une comparaison entre les pays tchèques et la France ; de même, la société tchèque trouve en la France un modèle, et une industrie.
Même si la société tchèque considère désormais, surtout après 1867, la France comme un potentiel allié, l’une des images les plus fréquentes subsistant dans la presse est celle de la France et de Paris comme berceaux des révolutions. La chute de Napoléon III et le changement de régime en France ont notamment été très commentés dans la presse tchèque. Le changement de régime politique, événement absolument contraire à l’imaginaire populaire local et à la culture politique, est signalé dans la presse tchèque avec moult références à la fureur révolutionnaire et à une boucherie sanglante. La présentation de la France et des Français dans les années 1870-71 commence par la description de la furie révolutionnaire de 1793, telles les décapitations, mais aussi par la description de l’attitude des Français qui, pendant la Révolution, se faisaient livrer des guillotines à la maison afin de pouvoir exécuter leurs proches malades. D’après ces textes, la cruauté de la révolution s’était tellement enracinée dans leur tempérament que les Français ne pouvaient plus se passer de la guillotine, même lors des grandes tablées :
« À la fin des repas, ils posaient en général une petite guillotine sur la table et exécutaient au moins une poupée. Un liquide rouge parfumé s’échappait alors du cou tranché dans lequel les invités trempaient leur mouchoir de poche. »
D’après l’auteur de cet article, cette coutume monstrueuse de tremper son mouchoir dans le sang des décapités se perpétuait encore, comme l’indiquent les événements autour de l’exécution de l’assassin Troppmann. Cet article n’est toutefois qu’un avant-goût de la description de la chute de Napoléon III. Dans le journal Světozor, on peut lire que le tyran était monté sur le trône suite au coup d’État du 2 décembre 1851 au cours duquel les boulevards parisiens s’étaient remplis de cadavres dont le sang s’écoulait dans les caniveaux et formaient des mares fumantes. Les soldats pénétraient dans les habitations où l’on tuait tant et si bien que « les gouttières de certaines maisons finissaient par recracher des torrents écarlates. C’était le sang des habitants assassinés ».
Mais plus tard, les opinions républicaines françaises et la liberté de pensée de Paris sont célébrées avec le même enthousiasme employé par la presse pour décrire la barbarie napoléonienne. Notamment à partir des années 1880, dans les nouvelles historiques se déroulant à l’époque de la Révolution française – cette révolution même qui avait inauguré la tradition des tyrans et de la cruauté des Français – le Paris révolutionnaire est célébré comme le « cœur d’un beau pays, Paris si beau, si riche, si épris de liberté ». On peut mesurer le changement dans la perception de Paris par rapport au début du siècle. Le Paris orgueilleux, siège de la fronde, qui dans l’Ode à la conquête victorieuse de la ville de Paris (Óda na vítězné dobytí města Paříže) parue dans la publication Prwotiny de 1814 baisse sa tête dédaigneuse devant le héros du Monténégro (c’est-à-dire Karel de Schwarzenberg), devient le centre symbolique du monde, moteur du progrès – et plus tard, même si c’est un paradoxe, moteur de la paix.
« Les Français défont même leurs pires rivaux et soumettent l’Europe, sans effusion de sang, grâce à des connaissances profondes et spécialisées et un travail savant et finement appréhendé : à l’école, ils ont appris la réflexion, le travail et l’administration. »
La France, en tant que modèle culturel, n’est toutefois pas opposée à la Bohême de façon univoque. Il s’agit là surtout de la différence existant entre deux nations : la française, grande et puissante face à la nation tchèque dont les forces ont été amoindries pendant des siècles. Pour cette raison, toute concurrence entre les artistes et les courants artistiques est exclue et impossible. Comme l’écrit Jakub Arbes, chez les grandes nations, la curiosité du public pour une pièce de théâtre suffit à la faire mettre en scène et sa réalisation permet à son auteur d’en vivre ; en Bohême, il suffit d’une défaillance, d’un échec et l’auteur le plus talentueux est chassé des planches. Ainsi, en Bohême, seuls les courants artistiques qui se font une place au soleil à l’étranger et recueillent les faveurs générales, s’assurent une position stable. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’ils peuvent être présentés en pays de la Couronne tchèque.
La défaite française face à la Prusse a également joué un rôle dans le jugement positif de la France. Ce qui jusqu’alors n’était qu’une idée de coalition potentielle entre les nations française et tchèque prend des atours quasiment officiels après la victoire allemande. C’est sans doute également pour cette raison qu’après 1871 la France se transforme en paradis aux yeux des Tchèques : « C’était un petit coin de paradis. La France entière est un paradis. Demandez à n’importe quel Français… »
Les Tchèques et le mythe de Paris
Au cœur de ce paradis se trouve Paris, la tour de Babel du passé, transformée en un immense océan de pierre, et aussi tour de Babel du présent, qui devient le centre du monde, mais surtout, la « sirène Séquane » qui attire à elle d’innombrables pèlerins. Les caractéristiques de la capitale française dépeintes en Bohême sont uniques, même en les comparant à celles des autres métropoles européennes. D’ailleurs, l’intérêt porté à Londres, Vienne ou Berlin n’a de près ou de loin rien à voir avec celui que la société tchèque porte à l’évolution de Paris.
Un des représentants les plus emblématiques du mythe de Paris en Bohême est Josef Kajetán Tyl, auteur majeur de la littérature tchèque de la première moitié du XIXe siècle. Tyl est l’un des rares écrivains à avoir réussi à capter en détail la fameuse vague d’admiration originelle pour Paris qui commençait à gonfler en Europe à la moitié du siècle. Dans son œuvre, la perception de Paris change progressivement et ce, à l’aide de l’image consacrée de la France comme « Babylone » : la Babylone de l’Ancien Testament, contre laquelle s’était levé un front autrichien au début du XIXe siècle, se transforme, dans ses textes, en « nouvelle Tour de Babel », une ville qui étonne les personnages de Tyl par sa vivacité, ses rues pleines de monde et sa vive animation. Toutefois, la représentation que Tyl fait de Paris est parallèlement créée avec pour arrière-plan l’image de Prague marquant le réveil des nationalités. Même s’il manque à la capitale française les signes de la féminité tels qu’ils sont appliqués à Prague (« la mère », « la petite mère », « la fiancée », etc.) et si l’image de Paris et de ses attributs sont éloignés de l’imaginaire de la société tchèque, la capitale de la France est toutefois considérée comme un centre symbolique. Face à Prague, désignée comme le « centre », une ville « au cœur de l’Europe », Paris devient pour sa part le centre symbolique par excellence, le « creuset bouillonnant du monde », et « la nouvelle Babylone ». C’est justement « ce creuset bouillonnant du monde » qui, dans les nouvelles de Tyl, va devenir la ville symbole où se retrouvent les voyageurs tchèques, c’est-à-dire les émigrés temporaires. C’est à Paris que les artistes viennent faire connaître leurs œuvres, que le monde entier les découvre et, dans le même temps, découvre la nation tchèque.
Tyl attribue à Paris ce rôle symbolique de centre à dessein. Dans sa pensée – et dans celle des « éveilleurs », Paris jouait un rôle principal entre autres dans la gestion du problème des migrations. Les efforts faits en direction d’une unité, pilier des réflexions des « éveilleurs » sur la nation tchèque, étaient systématiquement entravés par les migrations. Les pièces de Tyl disent clairement que seule la promotion de la nation en dehors des frontières peut excuser l’abandon de sa patrie. Dans un dialogue de la nouvelle Láska básníkova, deux Tchèques vivant à Paris, Vilém et Il Dolce, s’exclament :
« – Quel étrange personnage ! Comment peux-tu blesser ou être bénéfique à ta patrie quand les Parisiens te réprouveront ou t’applaudiront ? Les fruits de ton génie t’appartiennent… La Bohême ne t’a rien donné, mais rien pris non plus. »
« – […] Pour être honnête avec toi, je ne m’efforce pas de devenir à tout prix un célèbre concertiste, un célèbre musicien – mais je cherche à être un Tchèque célèbre, le plus tchèque des Tchèques. »
Dans une autre nouvelle, le compositeur Bedřich part à Paris pour se faire connaître grâce à son opéra. Pourtant, quand il écrit sa pièce, il est seul et il peine à l’ouvrage. La capitale française, avec tous ses atours, n’est pour lui qu’un « immense tombeau ». L’image de la ville ne se transforme que lorsque Bedřich accède à la notoriété, et quand il fait la conquête de Paris, c’est le monde entier qui est à ses pieds. D’autres personnages de Tyl rejoignent cette ville pour la gloire, et nous ne pouvons qu’observer avec étonnement le nombre de Parisiens célèbres d’origine tchèque croisés par ces personnages dans leur périple : le mime Deburau, la prima donna Javurec, etc. Toutes ces personnalités facilitent aux nouveaux venus les contacts importants grâce auxquels ils pourront se faire connaître. Par exemple, Il Dolce est félicité pour la virtuosité de son jeu de violon par plusieurs personnalités du monde de la musique et de la littérature du XIXe siècle qui, dans le cadre de l’unité de temps, de lieu et d’action, chère à la littérature antique, se sont retrouvés au même moment dans le même salon parisien : Daniel François Auber, Admen François Boildieu, Giacomo Meyerbeer, Gioacchino Antonio Rossini, Joseph Mainzer, Charles Auguste de Beriot, Frédéric Chopin, Ferenc Liszt, Luigi Lablache, Giovanni Battista Rubini, Jules Gabriel Janin et Victor Hugo. Meyerbeer, Mainzer et Rossini sont particulièrement enthousiastes à l’écoute du jeu du célèbre Tchèque.
Tout comme Prague était la personnification et le centre de la vie intellectuelle en pays tchèque, Paris devient la personnification et le cœur de la vie intellectuelle de toute l’Europe, et donc du monde. La représentation des deux villes en tant que centre est complétée par le symbole du tombeau, créant ainsi une transition continue entre le passé et le présent. D’après Vladimír Macura, un des traits caractéristiques de la perception de Prague dans les années 1830 et 1840 est la compréhension de son présent par le prisme de son passé, la plupart du temps, à l’aide de la métaphore de la « tombe » (dans le sens de la « tombe d’une gloire passée »). Paris ne devient une tombe pour un Tchèque qu’à partir du moment où elle ne remplit pas sa mission. L’image de Paris comme tombe est donc orientée vers le futur – contrairement à l’image de Prague. D’ailleurs, on notera que dans les textes de Tyl, Paris est perçue comme un tombeau et non comme une tombe. La pensée d’être enterré vivant, qui pourrait correspondre aux sentiments d’un « éveilleur » tchèque face à l’idée d’un individu arraché au giron de sa nation, est plus proche de l’idée du tombeau que de celle de la tombe.
Tyl présente encore un autre trait caractéristique de Paris dans ses ouvrages : la démocratie. Dans ses pièces, tous les Tchèques célèbres de Paris ont creusé leur chemin ; partis du petit peuple, ils ont atteint leur apogée grâce à leur zèle. À Paris, il n’existe pas d’inégalités sociales, il n’existe pas non plus de barrières au sein de la société. Dans la société tchèque, encore fortement stratifiée, Karel Sabina se plaint en 1844 du correspondant de la presse tchèque : « Chez nous, ce n’est pas Paris où Chateaubriand et Lamartine, Cousin et Villemain, Thiers et Arabi n’ont pas honte d’écrire dans des quotidiens. » Mais cet esprit démocratique est essentiellement lié au républicanisme ; c’est pourquoi certains quotidiens tchèques mettent surtout l’accent sur le Paris républicain, le Paris démocratique, car « à Paris, l’on peut plaisanter à loisir sur tout et tout un chacun » – contrairement à Prague, serait-on tenté d’ajouter. Paris est en effet et avant tout « éprise de liberté ». Or ce n’est qu’avec la Révolution que le républicanisme s’est installé en France. Si l’image de Paris a changé au cours du XIXe siècle, son aspect révolutionnaire continue d’être souligné, encore et toujours.
L’image de Paris de la fin des années 1860 et du début des années 1870 développe avec force détails et enthousiasme celle de la fin des années 1830. Mais le prix à payer pour le succès de Paris est cher. Dans leurs articles, les critiques de théâtre montrent du doigt la « fange morale » et la « corruption des mœurs » qui se cachent derrière la façade policée de la société parisienne. Paris est tout autant placée sur un piédestal pour sa culture et ses arts qu’elle est décriée pour sa débauche et sa déliquescence morale. Dans cette veine, citons notamment les écrits de Josef Václav Frič, inlassable commentateur des coulisses parisiennes, sur les amours de George Sand et de Musset. Frič décrit Musset comme un sceptique égoïste, aveuglé par ses appétits sensuels et dont l’influence sur la jeunesse française est, dit-il, « néfaste ». Hormis le monde du théâtre, le déclin moral concerne également l’art, ce que relèvent surtout les critiques tchèques des Salons. Ils suivent avec beaucoup d’attention les thèmes qui, d’après eux, reflètent le caractère français :
« Les Français se distinguent jusqu’à présent par leurs peintures de nus et d’horreurs. À l’exposition l’on pouvait voir 49 tableaux avec 120 femmes nues, 4 meurtres, 8 pendaisons, 10 noyades, 5 exécutions, 4 martyrs et suppliciés par le feu, 17 tueries, 2 assassinats, 18 cadavres. »
Un des critiques d’art les plus importants de la seconde moitié du XIXe siècle, Miroslav Tyrš, s’appuie sur la description du triste état moral du pays dans son analyse de la peinture historique française contemporaine. La société française, élégante au premier abord, s’avère être imprégnée d’« immoralité et pourriture » à tous les niveaux. En s’infiltrant profondément, ce déclin commence à se manifester également, comme conséquence de l’évolution sociale, dans l’art, qu’il s’agisse des arts plastiques ou de la littérature. Le travail et la vie ordinaire cessent d’être représentés dans l’art puisque les artistes n’y trouvent plus aucun intérêt, ne sont dépeintes au contraire que des scènes ambiguës de la vie parisienne pervertie. D’après Tyrš, sous couvert de thèmes classiques, les scènes de l’histoire grecque et romaine reflètent l’état présent de la société et les Cléopâtre et Vénus dénudées ou autres figures classiques représentent en réalité seulement les jeunes femmes qui exposent leur corps sur les boulevards parisiens. Les costumes romains et grecs ne peuvent ainsi pas faire illusion et faire croire que ces figures sont antiques, alors qu’elles sont issues de la société présente. Tyrš développe également d’autres stéréotypes négatifs qui sont pour lui un « produit dérivé » de l’art français. Il ne s’agit que d’un « goût particulier pour les scènes d’horreur, les hécatombes les plus abominables, les meurtres, les incendies, les déluges, les terribles orages, les tortures les plus raffinées ». Pour Tyrš, la Scène des massacres de Scio de Delacroix est un exemple typique de ce style. Sa dernière caractéristique fondamentale est le manque de sincérité de l’art français, car en choisissant des thèmes aussi sanglants, les artistes exacerbent l’imagination du public déjà passablement « excitée ». Dans son analyse de la fin des années 1870, Tyrš réactive les deux stéréotypes les plus importants sur la société française, vue par les Tchèques. Mais son propos n’est pas sans arrière-pensée : il oppose la déliquescence de la société française se reflétant dans l’art et les lettres à l’art slave, pur, représenté, d’après lui, par un artiste comme Jaroslav Čermák. Plus le déclin de la société française sera profond, plus l’évaluation et la possibilité de définir l’art slave seront positives.
De manière générale, la « soif de sang » et la « férocité » des Français n’apparaissent plus aussi souvent à la fin du siècle. Ces caractéristiques semblent avoir été remplacées par la mise en valeur générale d’une certaine « affectation » distinctive de la nation française depuis la période révolutionnaire. La condamnation de la morgue française est atténuée par le rapprochement des deux peuples et les auteurs tchèques se félicitent de la façon dont les Français se sont mis à apprendre des langues étrangères après avoir perdu la guerre, quand bien même, peu de temps auparavant, considéraient-ils toute personne ne parlant pas français comme un barbare. Contrairement à la période précédente, des journalistes et des commentateurs observent le phénomène de la gourmandise française et l’admiration de leur bon goût.