
ISBN : 9782753568969. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.116622.
Gallomanie et gallophobie,
Le mythe français en Europe au XIXe siècle,
Laura Fournier Finocchiaro et Tanja-Isabel Habicht (dir.) Histoire
Au cours de la phase de Nation building qui définit l’Europe au XIXe siècle, l’image de la France a eu un rôle particulier : modèle ou contre-modèle de civilisation, exemple de nationalisme littéraire et politique à imiter ou à combattre, vivier de stéréotypes nationaux déclinés dans l’Europe entière. Pour construire leur propre identité, les différents pays et les différentes régions se sont à un moment ou à un autre interrogés sur le mythe français et ont pris position pour assoir leur légitimité ou mieux cerner leur différence.
Tanja-Isabel Habicht
La Bavière de Louis Ier et Louis II entre Wagner et Versailles
p. 83-95
https://books.openedition.org/pur/116622
« Cela doit être en quelque sorte un temple à la gloire, où je veux célébrer le souvenir de Louis XIV. »
RÉSUMÉ
Dans notre contribution, après un aperçu de l’histoire de la Bavière dans le contexte européen de Louis Ier à Louis II, nous nous intéressons aux somptueux châteaux de Louis II de Bavière. Nous interprétons les châteaux de style français, Linderhof et Herrenchiemsee, mais aussi le château de Neuschwanstein, imprégné d’un wagnérisme exorbitant, dans le contexte du déchirement de Louis II entre gallomanie bavaroise et gallophobie prussienne. Le passage au second plan de la Bavière après la proclamation de l’Empire allemand provoqua Louis II à contester la domination prussienne. La recherche de modèles français lui permet de s’opposer à Berlin. Les délires architecturaux du roi de conte de fée sont la négation de la réalité diminuée de son pouvoir.
TEXTE INTÉGRAL
Sur le tableau de von Werner, nous avons dit que Louis II n’était pas à Versailles. Nous retracerons d’abord en quelques lignes le contexte historique pour mieux comprendre les raisons de cette absence ; puis nous nous intéresserons à ses châteaux que nous interpréterons dans le cadre du déchirement de Louis entre Wagner et Versailles, entre gallomanie bavaroise et gallophobie prussienne.
Le rôle ambigu de la Bavière dans le processus d’unification de l’Allemagne
Tout au long du XIXe siècle, la politique diplomatique de la France a consisté en un renforcement de l’alliance avec la Bavière et, conjointement, avec les États du Wurtemberg et de Bade, dans le but d’affaiblir ainsi l’Autriche, mais aussi de contenir la puissance prussienne en Allemagne. Lorsqu’à partir de 1864, Bismarck entame l’unification de l’Allemagne par la constitution au nord du Main d’une Allemagne du Nord (Norddeutscher Bund) dirigée par la Prusse, Napoléon III tend à accepter cette constitution qu’il voyait rééquilibrée par l’Autriche et par une fédération des États du Sud autour de Munich. Dans l’esprit de Napoléon III, l’ancienne Confédération germanique aurait été ainsi remplacée par trois pôles : Berlin, Vienne et Munich. Cet équilibre aurait permis à Paris de développer son influence économique et politique en Allemagne, et éventuellement d’obtenir des « compensations » sur le Rhin par la Prusse en échange du consentement de la France à des accroissements territoriaux en Allemagne du Nord. Pour Napoléon III, en effet, selon le principe des nationalités, la priorité était d’éviter d’enflammer le nationalisme allemand en paraissant s’immiscer dans les affaires intérieures de la Confédération, et de conserver une bonne entente avec Berlin. Pendant la guerre de 1866 qui opposait la Bavière, alliée avec les Autrichiens, aux Prussiens, l’Autriche et la Bavière sollicitèrent l’aide de la France. Mais Napoléon n’intervint pas, puisque la ligne du Main lui paraissait toujours garantie, et qu’il cherchait encore à obtenir de Bismarck la cession du Palatinat bavarois à la France. Après la bataille de Sadowa (Königgrätz), Louis II, effrayé par les conséquences de la victoire prussienne sur les armées bavaroises, demanda encore une fois à Napoléon III d’intervenir pour empêcher une amputation territoriale de la Bavière, mais l’Empereur ne répondit pas : les avances bavaroises pour obtenir un soutien de la France pendant la guerre de 1866 restèrent sans succès. Alors la Bavière découvrit l’étendue de son isolement. Ceci permit à Bismarck d’effrayer les États du Sud avec les demandes françaises de compensations en Rhénanie et de conclure des alliances qui préparaient le futur Reich. Louis II fit encore appel à Napoléon III, en vain, pour éviter de signer le traité de paix avec la Prusse. Quand Paris comprit le danger, il était déjà trop tard. Bismarck contraignit les États du Sud à se lier à la Prusse par des traités, et la ligne du Main fut ainsi franchie. Le chancelier signa également toute une série d’accords secrets avec les États du Sud de l’Allemagne.
Louis II dut accepter les conditions fixées par Bismarck : outre quelques petites annexions en Franconie et 30 millions de florins à payer à la Prusse, il fut de plus contraint de signer un traité secret d’alliance avec celle-ci, par lequel les deux puissances se garantissaient mutuellement l’intégrité de leur territoire et se promettaient réciproquement l’appui de toutes leurs forces militaires en cas de guerre.
Depuis des décennies, les historiens ont démontré les négligences de la politique de Napoléon III qui n’avait pas compris que l’intérêt de la France résidait dans son alliance avec les États du Sud. Au lieu d’agir – par exemple sur la proposition d’une nouvelle union douanière entre ces États et la France – Napoléon s’imaginait qu’ils se rallieraient à lui en temps de guerre, par opposition traditionnelle à la Prusse. En effet, de nombreux objets du quotidien témoignent de la haine contre cette dernière : on trouve par exemple des assiettes décorées avec l’image d’un Bavarois vêtu d’un bonnet jacobin français qui pend un Prussien portant un casque à pointe.
Mais en 1870, dans la société des États du Sud, les sentiments profrançais se font de plus en plus rares, comme le montrent les multiples caricatures dans les magazines satiriques de l’époque ; cela est d’autant plus surprenant dans un pays, comme la Bavière, qui entretenait depuis le XVIIe siècle des relations privilégiées avec la France.
Néanmoins, à Munich, Louis II essaya encore d’empêcher la guerre avec la France que Bismarck préparait par une politique de provocation. Hans Rall, le plus éminent historien de la Bavière, a décrit, à cet égard, les multiples démarches de Louis II et de ses ministres, avec l’aide de l’attaché de l’ambassade britannique. Même si la guerre ne pouvait plus être évitée, il fallait encore déterminer son propre positionnement : une alliance avec la France ou la neutralité ? Restait à savoir ce qui se passerait en cas de victoire de la France ou bien en cas de défaite, ainsi que la réaction de la Prusse dans ces cas-là. Le 17 janvier 1870, le roi de Bavière soulignait dans son discours d’ouverture du parlement l’enjeu de l’autonomie de la Bavière :
« Bien que je souhaite et espère le rétablissement d’une union nationale des États allemands, je n’accepterai néanmoins une telle formation de l’Allemagne que si l’indépendance de la Bavière n’est pas mise en danger. Comme je garantis à la couronne et au pays la libre décision, je ne remplirai pas seulement un devoir envers la Bavière, mais aussi envers l’Allemagne. Seulement si les couches allemandes ne se résignent pas elles-mêmes, elles pourront garantir la possibilité d’un développement profitable de l’ensemble de l’Allemagne sur les bases du droit ! »
Étant donné que la Bavière ne perdrait que le Palatinat en cas de défaite de la Prusse dans une guerre contre la France, mais qu’elle serait probablement dissoute, comme le royaume de Hanovre quelques années auparavant, en cas de victoire de la Prusse, Louis II comprit qu’il y avait bien casus foederis. Il était donc pris au piège et envoya ses troupes pour être en mesure, si victoire il y avait, d’exiger quelques droits réservés, comme l’administration particulière pour les chemins de fer, la poste et la monnaie, une armée autonome en temps de paix, l’exemption de l’impôt d’Empire sur la bière et la vice-présidence du Conseil fédéral (Bundesrat).
Bismarck avait atteint son but : l’entrée des États du Sud (en novembre 1870) dans la confédération germanique parachevait l’unité allemande. Louis II avait espéré, lui dont les troupes s’étaient distinguées de si multiples façons, qu’on lui concèderait un petit élargissement de son territoire. Au lieu de cela, le représentant de la plus ancienne dynastie royale allemande dut offrir la couronne impériale allemande au roi de Prusse, Guillaume Ier. Louis II considérait cela comme « une demande dégradante », mais savait bien qu’il n’y avait pas d’autre solution. La proclamation de Guillaume Ier comme empereur allemand et la fondation du Reich devaient avoir lieu au cœur de la France défaite, précisément dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Louis II refusa catégoriquement de faire ce voyage puisqu’il considérait cela comme « un affront envers la nation française ». On se mit donc d’accord sur le fait qu’il devrait faire sa proposition par écrit. Le 30 novembre 1870, on apporta au roi un modèle de lettre rédigé par Bismarck. C’était la « lettre impériale » (Kaiserbrief) et ainsi, le 18 janvier 1871, le second Reich put être proclamé dans la galerie des Glaces à Versailles, en l’absence du roi de Bavière. La Bavière, devenue l’un des vingt-cinq États de l’Empire allemand, perdait une grande partie de son autonomie, ainsi que son image de nation amie de la France. En effet, tandis qu’au moment de l’entrée des armées victorieuses à Paris en 1870, les soldats bavarois, porte-parole d’une Bavière catholique et pacifiste, se percevaient comme radicalement distincts de la Prusse protestante et expansionniste, après la guerre de 1871 la Bavière est assimilée à la Prusse. Toutes deux font partie d’une même armée vouée à une guerre brutale, comme les présentent par exemple les œuvres d’Emile Zola (La Débâcle, 1891) et d’Alphonse Daudet (Conte du Lundi, 1873).
Neuschwanstein : architecture de l’illusion et de la contestation contre la « Grande Allemagne »
Devenu un roi sans pouvoir, Louis II se retire de la politique et se réfugie avec exaltation dans ses projets de construction de châteaux. À l’opposé de son grand-père Louis Ier qui avait, au début du siècle (1808-1848), doté la capitale de la Bavière de somptueux bâtiments, Louis II s’est replié dans un monde de rêves et de délires architecturaux. Effectivement, les constructions représentatives du règne de Louis Ier soulignent l’idée d’un État national. Le cas de la Walhalla (1830-42) le démontre assez bien : il s’agit d’un temple de style dorique construit comme un mémorial dédié aux grands hommes qui illustrent la civilisation allemande dans son ensemble. Avec la construction de la Alte Pinakothek (1826), Louis Ier voulait rassembler en un seul endroit les œuvres d’art dispersées dans ses différents châteaux pour les rendre accessibles aux Munichois. Rien de tout cela chez Louis II : ses châteaux n’ont pas du tout cette fonction de représentation officielle et ils sont tous situés loin de Munich, isolés dans les Alpes ou sur une île comme celle du lac de Chiemsee. Ils étaient fermés au public et n’étaient pas destinés à accueillir les réunions du gouvernement bavarois ou encore les cérémonies de la cour. Louis II les a construits pour lui-même et nourrissait même l’idée de les faire démolir à sa mort. C’est là qu’il vivait et exprimait sa vénération pour Wagner et pour le siècle de Louis XIV.
À Neuschwanstein, les décors des opéras de Wagner ont littéralement servi de plan de construction. C’est le décorateur de théâtre Christian Jank qui a calqué la décoration intérieure du château sur le décor de la représentation munichoise de Lohengrin, en 1867. Ces décors, conçus par Anelo II Quaglios, et dont Wagner procura des croquis à Jank, furent reproduits quasiment à l’identique. En les comparant avec Neuschwanstein, on est frappé de constater à quel point le créateur a suivi à la lettre le texte wagnérien : dans les didascalies du texte de Wagner, il est précisé qu’une fontaine à poulie se trouve dans la cour du château d’Anvers (acte II). C’est cette même fontaine que l’on voit sur les décors munichois de 1867 ainsi qu’à Neuschwanstein. Les héros des opéras de Wagner – Lohengrin, Tannhäuser, Parsifal, Tristan et Isolde – sont autant d’éléments mythiques qui composent le château. Une fois la décoration intérieure trouvée, Louis II demanda à ses architectes de construire un château autour.
Quant à l’extérieur, Louis II a puisé son inspiration dans la reconstruction de la Wartburg et dans les travaux de Viollet-le-Duc apportés au château de Pierrefonds depuis 1858. En effet, lors de son premier voyage en France en 1867, Louis II avait visité le chantier de Pierrefonds, sis à une centaine de kilomètres au nord de Paris. L’aspect médiéval de la forteresse avec ses huit tourelles lui font penser au « château de Marc, comme il est représenté à la fin du 1er acte de Tristan et Isolde », écrit-il à Cosima von Bülow. La France que ce roi de conte de fée veut voir est moins inspirée par l’histoire ou les exploits culturels du pays, que par un choix d’éléments stéréotypés, sélectionnés à travers le prisme wagnérien.
Néanmoins, lors de ce voyage, au lendemain de la guerre contre la Prusse, Louis II visite aussi l’exposition universelle, où il découvre notamment les techniques les plus récentes dont il va doter ses châteaux. Avec les débuts de la construction moderne, de l’aviation et de l’éclairage électrique, la France voulait se situer aux avant-postes de la technologie. De son côté Louis II s’intéressait beaucoup aux technologies modernes et à la recherche scientifique : c’est lui qui fonda en 1868 l’université polytechnique (aujourd’hui la Technische Universität) à Munich. C’est sans doute la France, pionnière de la révolution technologique, découverte lors de sa visite de l’Exposition universelle à Paris, qui a conduit Louis à installer à Munich (et non à Nuremberg ou à Augsbourg comme envisagé au préalable) un pôle de recherche afin d’égaler le modèle d’outre-Rhin. Il invita Werner von Siemens à installer un circuit de lumière électrique et à éclairer son traîneau, qui était probablement un des premiers véhicules à éclairage électrique autonome. Il chérissait les inventions telles que le téléphone, le circuit de l’eau potable et le chauffage, et il installa les premiers bains publics dans le parc du château de Nymphenburg. Wolfgang Heckl, le directeur du Deutsche Museum (le grand musée qui expose les arts et techniques à Munich) souligne que « sa passion pour les technologies, notamment pour l’électricité, a beaucoup contribué à l’industrialisation de la Bavière ». Il faut donc nuancer la vision partielle qui ne voit en Louis de Bavière qu’un doux rêveur romantique.
Le château de Neuschwanstein n’est pas seulement la reproduction d’un château médiéval au confort moderne, c’est surtout une gigantesque scène pour l’imagination du roi : mythe, réalité, technologies modernes et fiction s’y confondent. Le château est pour Louis II le théâtre dans lequel il peut mettre en scène un pouvoir royal absolu qu’il a en réalité perdu. À Neuschwanstein, Louis vivait dans un monde virtuel saturé de symboles d’une autre ère. On a parfois interprété la vénération de Louis II pour Wagner comme un hommage au nationalisme allemand et à la germanité. Par exemple, le journal Gartenlaube louait « l’esprit allemand » du château et le mettait au même niveau que les édifices érigés à la gloire de Guillaume Ier lors de sa mort en 1888, tels que le monument Das Deutsche Eck (Coin allemand) à Coblence ou bien celui dédié au Kyffhäuser, qui dans leur style imitent les châteaux médiévaux des Stauffer. Ces monuments ont été considérés en ce temps-là comme la première grande époque de l’art national allemand. Cette interprétation est complètement erronée, étant donné que le château n’évoque surtout pas l’Allemagne comme nation. Comme nous venons de le voir, Louis II s’est opposé à l’unification de l’Allemagne. De plus, l’idée de nation est née avec la Révolution française, qui a mis fin au règne des Bourbons que Louis II vénérait tant, et, avec eux, de la monarchie absolue, de la fidélité vassalique, d’un ordre social fixé par Dieu, etc. C’était exactement ce que le monarque bavarois n’avait plus, mais ce dont il meubla son univers. La décoration avec les fresques qui rappellent la mythologie germanique sont le fruit d’un concept romantico-nostalgique avec lequel Louis poétisa la réalité du pouvoir perdu de la Bavière des temps modernes et des monarchies constitutionnelles : Neuschwanstein est une architecture de l’illusion, ou, pour parler le langage de notre univers virtuel, l’architecture d’une « réalité diminuée ».
Des châteaux français et Pop art pour la Bavière
Au Linderhof, Wagner est encore présent, mais vu de l’extérieur le château est clairement construit comme un hommage aux Bourbons de France. L’architecture est de style rococo d’inspiration française, car il s’agit d’une imitation du Petit Trianon de Versailles. Tout comme Louis XIV, Louis II s’est construit avec ce petit château un endroit pour échapper aux affaires politiques. Les travaux commencèrent en 1870, année de la guerre franco-prussienne où beaucoup de soldats bavarois alliés aux Prussiens trouvèrent la mort. Le souverain cherchait certainement un exutoire à cette nouvelle « Grande Allemagne » que Bismarck venait d’édifier. Dans une note à son secrétaire, Louis II indiquait : « Cela doit être en quelque sorte un temple à la gloire, où je veux célébrer le souvenir de Louis XIV. »
Mais le château est bien plus qu’une imitation historicisante : on devrait plutôt parler d’historicisme créateur, car Louis II combine plusieurs éléments. Dans le parc, où l’on trouve beaucoup de constructions hétéroclites, le roi fit bâtir une maison maure, imitation du kiosque qu’il avait vu à l’exposition universelle à Paris. En hommage à Wagner, il fit construire l’ermitage du Gournemanz, personnage de Parsifal, et dans son voisinage la hutte de Hunding, tirée du premier acte de la Walkyrie. Vêtu d’une peau d’ours, Louis pouvait y rejouer la vie des Germains dans la forêt. La bâtisse la plus extraordinaire reste la grotte de Vénus, allusion faite à la grotte du Hörselberg issue du mythe de Tannhäuser dans l’opéra de Wagner, mais aussi à la grotte bleue de Capri. Il s’agit d’une caverne de stalactites et stalagmites avec un lac artificiel, dont l’éclairage nécessita l’installation d’une des premières centrales électriques bavaroises, consolidée par une construction d’acier et de plâtre. Deux illuminations différentes de la grotte étaient possibles : tantôt l’illumination rose rappelait Tannhäuser, flottant dans un bateau en forme de coquillage, et permettait à Louis de rendre hommage à son cher ami Wagner, tantôt la lumière bleue évoquait la grotte bleue de Capri où, selon un mythe antique, l’empereur Tibère se baignait avec ses mignons. De plus, Louis pouvait changer les tableaux de fond : s’il voulait remplacer les décors rappelant le Tannhäuser, il lui suffisait d’appuyer sur un bouton, et apparaissaient des décors de l’Himalaya et de la vallée du Cachemire, inspirés de l’opéra Lala Rookh. Cette grotte était donc un théâtre total à l’intérieur duquel Louis II pouvait se replier. Il était à la fois acteur principal et metteur en scène. Dans sa barque, il pouvait observer le spectacle qu’il donnait lui-même sous toutes ses perspectives, et utiliser la technique pour renforcer les effets : illumination, machine à vagues, décors interchangeables, chauffage à vapeur, etc.
Au Linderhof, la combinaison de wagnérisme, de moteurs électriques et la création artistico-artificielle dépassaient l’idée de rêverie romantique. On me permettra de qualifier ceci d’architecture Pop art, car il s’agit ici d’un « Ludwigsland », sorte de Disneyland avant la lettre : un changement de décor et de sensation était possible par simple pression d’un bouton.
Le dernier château qu’il fit bâtir, Herrenchiemsee (à partir de 1878), est une reconstruction de Versailles même, et avant tout une provocation adressée au Reich et à son empereur. Le voyage de Louis II en France en 1874 et sa visite détaillée de Versailles avaient déjà été considérés comme une bravade, d’autant plus qu’il n’allait jamais visiter Berlin, la nouvelle capitale du Reich en plein essor. La galerie des Glaces à Heerenchimsee copiait la galerie des Glaces à Versailles où fut proclamé le Reich le 18 janvier 1871. La construction pouvait laisser penser que Louis II voulait bâtir une nouvelle galerie des Glaces qui n’eût pas été « souillée » par Bismarck et les Prussiens. Des recherches historiques furent menées pour reconstruire le Versailles de l’époque classique. Louis avait en effet demandé à ses architectes de retrouver le modèle authentique de Versailles, avant les reconstructions extérieures et rénovations intérieures de l’époque napoléonienne. Par la suite, il fit envoyer tous ses peintres à Versailles en 1879 pour qu’ils puissent instruire leur regard sur place. C’est à Herrenchiemsee, symbole de la renaissance de la monarchie absolue, que Louis II pouvait s’imaginer souverain absolu, ce qui lui était devenu impossible dans la réalité. Isolé dans son château sur une île du Chiemsee, Louis II écrit à Wagner : « Ici je reste sur mes hauteurs idéales et ma solitude poético-monarchique. »
La chambre à coucher de Louis II à Herrenchiemsee peut être considérée comme le symbole de l’inaccompli et de l’impossibilité de son propre règne : prenant pour modèle la chambre du Roi Soleil à Versailles, elle en devient la copie exagérée in extremis. Louis II a des idées de plus en plus extravagantes pour décorer le lit : rien que le baldaquin nécessite plus de sept ans de préparation. Finalement, la chambre dépasse largement les dimensions et le luxe de son modèle, de sorte qu’on fera savoir à Louis II que : « Le nouveau lit de parade est en gros une superbe copie de Versailles, sans pour autant être une imitation trop stricte de celui-ci. » Dans une lettre à Bürkel, Louis II explique : « Tout ce qui est bavarois doit être retiré de Herrenchiemsee. » Ainsi furent remplacés les lions sur la balustrade du lit, les losanges sur le tapis et à la tête de Louis II furent substituées les initiales LL. Louis II songea à y mettre en scène le lever et coucher du roi en jouant le rôle principal. Cette vénération pour le style français et le Roi Soleil est cependant moins l’expression d’une certaine gallomanie, même si Louis II était profondément fasciné par la France, que celle d’une contre-image idéologique et d’une provocation faite à la Prusse. Parallèlement, le roi put y réaliser son rêve de monarchie absolue. Herrenchiemsee est en fait plus qu’une reconstruction, c’est la caricature de ce que la monarchie absolue n’a jamais été.
Pourtant, il reste à souligner que Louis II, à l’opposé de son grand-père Louis Ier, vénérait le style français, ce qui était extraordinaire en Bavière où l’on exaltait le style néo-classique depuis le deuxième quart du XIXe siècle : son aïeul adorait l’Italie, où il effectua plus de quarante séjours. Il avait ainsi construit des bâtiments dans un style romain et grec, comme la Glyptothek en 1830, la Walhalla en 1842, les Propyläen en 1862 et surtout la Ludwigstraße, une artère à sa gloire, une via thriumphalis, inspirée par Rome. Cette dernière débute à la Feldherrnhalle, copie de la renaissance florentine, et s’achève à la porte de la victoire (Siegestor), copie de l’arc de Constantin sur le Forum romanum.
Tandis qu’au XIXe siècle les élites bavaroises, mais aussi allemandes (Goethe, Eichendorff, Humboldt etc.) et de l’Europe entière (Stendhal, Lord Byron, etc.) voyageaient en Italie pour y retrouver les reflets de l’ère hellénique, modèle humaniste de leur époque, Louis confiait dans une lettre à Wagner que « les terres de l’Hellas consumées par le soleil brûlant me répugnent et ne m’attirent en aucune façon ». À contre-courant, Louis II fit construire ses châteaux tant en imitant le modèle français qu’en s’inspirant de l’art byzantin et mauresque, qu’il avait découvert à Paris et recopié à travers la vision de l’orientalisme français, sans oublier le style pseudo-médiéval que Viollet-le-Duc avait réalisé à Pierrefonds notamment.
CONCLUSION
Pour conclure, on peut considérer la gallomanie de Louis II sous une double perspective : la référence à la France se constitue sans aucun doute en réaction à la domination politique et même culturelle prussienne et sert au roi à donner son identité propre à la Bavière. Le souverain bavarois est à la recherche de modèles français qui lui permettent de s’opposer à Berlin et la Prusse. En somme, on pourrait qualifier ces châteaux en Espagne d’architecture de contestation.
Néanmoins, on ne doit pas sous-estimer l’admiration profonde de Louis II pour la France, qui se manifeste par ses trois voyages dans l’Hexagone, sa vénération du Grand Siècle, et qui se révèlera finalement dans la modification de sa signature dont on a gardé différentes versions. On constate qu’avec le temps, il finit par ne plus signer Ludwig, son nom allemand, mais Louis en français, symbolisant ainsi le passage du roi dans sa patrie imaginaire, la France rêvée des châteaux bavarois.
La gallomanie de Louis II est un exemple d’exploitation originale du mythe français au XIXe siècle. Ce roi de conte de fée a récupéré le mythe à son profit : non pas tant pour construire l’identité de son pays, mais pour son usage personnel exclusif et comme négation de la réalité diminuée de son pouvoir et de sa place dans le nouveau Reich.