Les drames patriotiques, qui avaient pour toile de fond des périodes très variées, semblaient servir à munir le récit d’exemples et de preuves. Coup sur coup, le roi de France apparaissait comme « le tourmenteur éternel de notre liberté ». Cependant, l’enjeu n’était pas exclusivement la liberté de la nation, mais aussi et surtout son identité. La lutte n’était pas uniquement menée contre la domination des étrangers, mais également contre leur influence. À travers l’histoire, les rois de France n’ont pas seulement compromis l’intégrité politique et diplomatique de la Belgique-Flandre, mais aussi son caractère et sa nature. Le patriotisme des Belges du XIXe siècle implique qu’ils doivent défendre, coûte que coûte, leur sol natal, ainsi que leur identité, comme on le lit dans une citation du même Potvin, tirée d’une pièce de théâtre historique dédiée à Jacques d’Artevelde, un des héros nationaux, du XIVe siècle : « Français ! nous ! ce serait l’anéantissement !/Jamais ! je suis Flamand et veux mourir Flamand ! »
En tant que plaidoyer pour le culte de l’identité nationale, le message de l’histoire s’inscrivait facilement dans l’actualité culturelle. Plus que la menace politique ou militaire de la France, était redouté le danger de la francisation, qui, d’ailleurs, selon beaucoup de contemporains, n’était plus un risque potentiel, mais une réalité.
Méfiance culturelle
Il était essentiel de développer une culture nationale, une culture qui fût l’expression de l’identité nationale et qui dénonçât l’influence étrangère, particulièrement celle de la France. C’est à travers le théâtre que la lutte la plus ardente a été menée. Ceci est somme toute assez logique, puisque d’une part le théâtre était une des formes de divertissement les plus populaires et donc des plus puissantes. D’autre part, plus encore que d’autres médias, le théâtre, en Belgique comme ailleurs en Europe, était dominé par l’influence française.
L’obstination avec laquelle on a parlé de la nécessité de créer un théâtre national révèle en fait les difficultés et même l’insuccès des efforts. Si les auteurs ont fait de leur mieux pour écrire en néerlandais (comme aussi en français, d’ailleurs) et surtout des pièces très sérieuses inspirées des annales du pays, le public semble avoir préféré malgré tout les comédies et les vaudevilles, français ou « à la française ». Les directeurs de théâtre donnaient leur préférence au répertoire léger et comique, notamment dans la traduction et la mise en scène de pièces qui avaient déjà emporté l’adhésion du public. On a constaté dans un rapport sur l’état du théâtre en Belgique en 1880 : « Il est assez naturel qu’ils [les directeurs] donnent la préférence à des productions dont le succès leur est garanti d’avance par celui qu’elles ont obtenu à Paris. » Les auteurs mêmes, qui voulaient avant tout gagner de l’argent, préféraient la réussite plus ou moins garantie d’une comédie au genre historique, beaucoup plus exigeant sur le plan de l’étude, du temps et du travail à fournir.
Ces problèmes étaient difficiles à surmonter, mais les efforts ont été à la mesure des difficultés. En 1851, Lucien Jottrand publia un texte « sur le théâtre, sa portée et son utilité en Belgique ». L’auteur était une figure assez remarquable dans la Belgique du XIXe siècle. Il était journaliste et avait été surnommé « le flamingant wallon ». Étant wallon, en effet, il était l’un des militants les plus fervents de la culture et langue flamandes. Dans un texte sur le théâtre, il constatait que, dans la culture, l’influence internationale était omniprésente : « D’où la nécessité, ressentie par des petites peuples qui chérissent leur spécificité, d’imiter le moins possible la littérature d’un autre peuple. » Il regrettait que le théâtre belge n’ait pas pu éviter cette tendance. Les Belges avaient ainsi non seulement perdu leur identité, mais l’influence française avait aussi introduit l’immoralité.
Cette objection ne se limitait pas au théâtre bien sûr, mais concernait la littérature française en général. La critique flamande était assez sévère et négative à l’égard de la littérature française, qu’il s’agisse de Victor Hugo, Eugène Sue, George Sand ou Balzac, pas réellement pour des raisons littéraires ou stylistiques, mais surtout pour des questions de moralité. Jottrand insérait cette idée dans un schéma plus général qui opposait le Nord au Sud :
«Il est remarquable que presque tous les peuples nordiques respectent la jeunesse et la famille dans leurs littératures. Les Belges doivent suivre cet exemple, plutôt que celui des séducteurs du Sud. »
La gallomanie sur scène
Le plaidoyer pour une littérature et un théâtre nationaux – ce qui veut dire : libre d’influence étrangère et notamment d’influence française – ne se situait pas seulement au niveau de la théorie et de la politique littéraire et culturelle, mais se reflétait aussi dans le choix des thèmes et des personnages dans les romans et les pièces de théâtre.
Le thème de la gallomanie était très répandu dans la littérature belge et flamande, étant un topos exprimant la gallophobie des auteurs et des critiques. Il y avait là tout d’abord un élément de critique sociale : en Flandre, l’usage du français était surtout la marque d’une élite et des citadins. La volonté de parler français et de se comporter à la française, attribuée surtout à des petits bourgeois et aux membres d’une élite de village (souvent il s’agissait du maire de village, de l’aubergiste ou de l’épicier), représentait cette gallomanie comme une forme de snobisme et même d’hubris. Les personnages étaient ridiculisés et punis à la fin.
Les exemples sont nombreux. Nous n’évoquerons brièvement que le roman d’Henri Conscience, le romancier le plus fécond, populaire et connu de la littérature flamande du XIXe siècle, Siska van Roosemael, de 1844. Il raconte l’histoire d’un épicier de village justement, qui, sous la pression de sa femme, décide d’envoyer sa fille, Siska, dans un pensionnat francophone. Les conséquences sont aussi terribles que logiques : la fille devient hautaine, froide et surtout dépensière ; elle gaspille la fortune modeste de la famille et elle force même le père à franciser son magasin, ce qui finalement ruine le commerce et la famille. Ce n’est que quand tout est perdu que Siska et sa mère se repentent et s’adressent à Dieu en priant : « De l’immoralité française, délivrez-nous, Seigneur. »
L’éthique bourgeoise qui détermine la littérature flamande (du moins au milieu du XIXe siècle) prescrit que chacun (comme les personnages) doit respecter sa position dans la société. En général deux facteurs persuadent les malheureux de sortir du droit chemin : des personnes et des lieux. Parmi les protagonistes qui personnifient l’influence pernicieuse, dans les romans et les pièces de théâtre, on trouve presque toujours des Français de nationalité ou de naissance, ou bien des gallomanes, représentés comme des fanatiques qui s’entichent de la langue et de la culture françaises. Quant à l’influence pernicieuse exercée par des lieux, on trouve tout d’abord, bien sûr, Paris. Mais également, de façon plus surprenante, Bruxelles. Cette ville est assez souvent considérée, et parfois nommée explicitement, comme le « petit Paris », une sorte de purgatoire de Paris. Cette réputation était liée au fait que, tout d’abord, Bruxelles était une grande ville, ce qui alimentait cette image d’immoralité. Mais aussi, Bruxelles est par rapport à la Flandre le prototype de la ville francisée, et le centre, même l’avant-poste, de la francisation de la Belgique. D’ailleurs, notamment aussi aux Pays-Bas, dans la littérature néerlandaise, la réputation de Bruxelles comme avant-poste de la culture française – y compris l’idée d’influence négative et de danger – est bien présente.
Nombreux, dans les romans et sur scène, sont les personnages, des jeunes surtout, qui se rendent à Bruxelles et à Paris, parfois pour des raisons d’éducation (pensionnat, école d’art), et qui reviennent chez eux, plus ou moins pervertis. À leur retour, ils n’adhèrent plus « à la bourgeoisie close de leur famille », comme l’explique Carlos Tindemans, auteur d’un ouvrage sur le théâtre flamand au XIXe siècle. L’image de Paris, comme source empoisonnée et comme lieu de perdition, se rencontre partout dans les textes. Par exemple, on trouve une réplique très significative, tirée d’une pièce de théâtre de 1867, Maria van den Bergh, par Julius van der Voort :
« Paris ! ce nom seul me cause un frémissement glacé à travers les veines ! Peut-être que mon imagination poétique le représente trop affreux, mais Paris me semble le lieu de rencontre de l’écume de l’humanité, le centre autour duquel les passions animales se bousculent, une Méduse, qui pétrifie sa victime pour toute jouissance noble, bref, une fosse qui engloutit tout ce qui est moral. »
Beaucoup des thèmes et motifs évoqués sont développés dans une pièce de théâtre de 1841, intitulée De Gallomanie, of de Verfranschte Belg, un vaudeville de Karel Ondereet. Le personnage principal est Monsieur Matthys, un négociant de Bruxelles, passionné par tout ce qui est français. Il parle flamand, mais il larde ses phrases, à tort et à travers, de mots et d’expressions français. Matthys a une fille, qu’il est tenté de promettre à un charlatan qui se fait passer pour un Parisien. Ce personnage du gallomane ridicule est opposé à celui de Monsieur Goethals, un ami de Matthys, qui, lui, est un « bon » et « vrai » flamand. Goethals ne se sent pas à l’aise à Bruxelles, car, dit-il, « il me paraît plutôt un faubourg de Paris, qu’une capitale flamande, et cela me dégoûte, me rend impatient. » Matthys défend sa position et la francisation de Bruxelles, en en appelant à la mode et à la modernité. « Veux-tu rester toujours en arrière du siècle ? », demande-t-il à son ami.
Ils discutent du théâtre même : Goethals défend bien sûr les efforts entrepris pour créer un théâtre national, tandis que Matthys les considère inutiles, pour la simple raison qu’il n’y a guère d’auteurs et d’acteurs capables en Flandre : « Les Flamands sont trop rustres, il leur manque l’esprit ; ils n’ont pas ce laisser-aller, ce sans-gêne, si propre aux Français et si nécessaire au théâtre. » Cette attitude de mépris envers son propre peuple, répugne son ami : « Voir un Flamand avouer qu’il est bête est choquant. »
Ceux qui renoncent à leur propre identité nationale et qui collaborent avec les Français sont condamnés et ridiculisés : ce sont les « fransquillons ». Dans les pièces historiques ils étaient nommés les léliards (les partisans du lys, symbole de la monarchie française), opposés aux liebards (nommés d’après le lion de Flandre) ou les klauwaerts (d’après les griffes du lion). On trouve des analogies évidentes entres les léliards, les partisans de l’ennemi, les collaborateurs dans les pièces historiques d’une part, et les francophiles et les gallomanes dans les comédies d’autre part. Dans les pièces historiques, ces léliards semblent être des gallomanes du XIXe siècle projetés en plein Moyen Âge. Ils ne boivent pas de bière flamande, mais du vin français : « Vive la France, messieurs, pour le vin ! » Ils ne sont pas simplement des collaborateurs politiques, ils sont aussi des « bâtards », exaltant tout ce qui est français et donc étranger.
Plus tard, le mouvement flamand va changer de caractère. Il va devenir plus politique (moins littéraire et culturel) et plus radical. Surtout, une partie de ce mouvement va abandonner l’idée d’un patriotisme belge pour une stratégie anti-belge. Dorénavant, l’État belge, comme francophone, est considéré non comme essentiellement différent de la France, mais comme une nouvelle, une dernière émanation de l’éternel ennemi français. Mais cela est l’histoire du XXe siècle.