
CHAPITRE PREMIER
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J’entreprends d’écrire l’histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II jusqu’à une époque dont le souvenir est encore vivant dans la mémoire de quelques contemporains. Je raconterai les fautes qui firent perdre, en peu de mois, à la maison des Stuarts, l’appui jusqu’alors loyal des classes moyennes et du clergé. Je retracerai le cours de cette révolution qui mit fin aux longues luttes de nos souverains avec leurs parlements, et réunit, comme en un faisceau, les droits du peuple et les droits de la dynastie régnante. Je dirai comment, pendant des années d’agitation, le nouvel état de choses se défendit avec succès contre ses ennemis intérieurs et extérieurs; comment, sous ce gouvernement, l’autorité de la loi et la sécurité de la propriété devinrent compatibles avec une liberté de discussion et d’action jusqu’alors inconnue ; comment cette heureuse union de l’ordre et de la liberté donna naissance à une prospérité dont les annales de l’espèce humaine ne présentaient jusqu’alors aucun exemple ; comment notre pays s’éleva rapidement d’un état humiliant de vasselage au rang d’arbitre des puissances européennes; comment s’accrurent ensemble et ses richesses et sa gloire militaire; comment, par une bonne foi prudente et invariable, s’établit graduellement le crédit public, source de merveilles que les hommes d’État des siècles passés eussent jugées impossibles ; comment un commerce gigantesque fonda une puissance maritime telle que tout autre pouvoir maritime des temps anciens et modernes n’en approcha jamais; comment, après des années d’inimitié, l’Écosse fut réunie à l’Angleterre, non pas seulement par les liens de la légalité, mais par les liens indissolubles de l’intérêt et de l’affection ; comment, en Amérique, les colonies anglaises devinrent rapidement plus puissantes et plus riches que ces royaumes que Cortez et Pizarre avaient ajoutés aux États de Charles-Quint; et comment, enfin, quelques aventuriers anglais fondèrent en Asie un empire non moins splendide et plus durable que celui d’Alexandre. Il sera de mon devoir aussi d’enregistrer fidèlement les désastres mêlés à ces triomphes, et les égarements et les grands crimes nationaux, bien plus humiliants que les désastres. On verra ainsi que ce que nous considérons avec raison comme les plus grands bienfaits ne furent pas sans alliage, et que le système qui assura définitivement nos libertés contre les envahissements du pouvoir royal donna naissance à une nouvelle espèce d’abus dont les monarchies absolues sont exempte. On verra que, par suite d’une intervention ou d’une négligence également imprudente de la part du gouvernement, l’augmentation des richesses et l’extension du commerce produisirent, avec d’immenses bienfaits, quelques malheurs auxquels ne sont pas soumises les sociétés pauvres et grossières. On verra comment, dans deux pays dépendant de l’Angleterre, les fautes furent justement punies ; comment une folle obstination brisa les liens qui attachaient les colonies de l’Amérique du Nord à la mère-patrie; comment l’Irlande, avilie par la domination d’une race sur une race, d’une religion sur une religion, sans cesser, il est vrai, d’être un membre de l’empire, n’en fut qu’un membre desséché, atrophié, n’ajoutant aucune force au corps politique, et devint enfin comme un stigmate toujours montré au doigt par ceux qui enviaient ou redoutaient la grandeur de l’Angleterre. Cependant, ou je me trompe fort, ou l’effet général de cette narration variée sera d’exciter la reconnaissance dans les esprits religieux et l’espérance dans les cœurs patriotiques; car l’histoire de notre pays , pendant les cent soixante dernières années, est surtout l’histoire des améliorations physiques, morales et intellectuelles. L’homme qui compare son époque avec un âge d’or qui n’existe que dans son imagination peut parler de dégénération et de décadence ; mais celui qui a étudié consciencieusement le passé ne se sentira pas disposé à regarder le présent d’un œil chagrin et désespéré.
Ce serait bien imparfaitement remplir la tâche que j’entreprends, si je racontais seulement les sièges et les batailles, les origines et les chutes des administrations, les intrigues de palais et les débats des parlements. Ce que je veux écrire, c’est l’histoire du peuple aussi bien que l’histoire du gouvernement, je veux aussi dire les progrès des arts d’utilité et d’agrément, la naissance des sectes religieuses, les variations du goût littéraire, faire la peinture des mœurs des générations successives, et ne pas même passer sous silence, comme indigne de l’histoire, les changements dans les costumes, les ameublements, la nourriture et les amusements publics. J’accepterai de grand cœur le reproche d’avoir fait descendre l’histoire au-dessous de sa dignité , si je réussis à mettre sous les yeux de l’Anglais du xixe siècle une peinture vraie de la vie de ses ancêtres.
Les faits que je me propose de raconter ne forment qu’un acte d’un grand drame qui comprend les événements de plusieurs siècles, et ils ne seraient que très imparfaitement appréciés si le plan des actes précédents n’était pas bien connu; je commencerai donc par une courte esquisse de l’histoire de notre pays depuis les temps les plus reculés. Je passerai rapidement sur plusieurs siècles; mais je m’appesantirai davantage pour expliquer les vicissitudes et les conflits que le règne du roi Jacques II amena à une crise décisive.
Rien dans l’existence première de la Bretagne n’indiquait la grandeur à laquelle elle devait atteindre, et quand les marins de Tyr connurent pour la première fois ses habitants, ils étaient peu supérieurs aux naturels des îles Sandwich. Subjuguée par les armes romaines, elle ne reçut de Rome qu’une bien faible teinture des arts et des lettres; de toutes les provinces occidentales soumises à la domination des Césars, elle fut la dernière conquise et la première abandonnée ; nous n’y trouvons aucun reste grandiose d’aqueduc ou de portique romain ; nous ne comptons aucun écrivain breton parmi les maîtres de la poésie et de l’éloquence latines, et il n’est pas probable que la langue des dominateurs italiens fut à aucune époque familière à ces insulaires. Des bords de l’Atlantique jusqu’aux rives du Rhin , la langue latine prédomina pendant plusieurs siècles ; le celtique disparut devant elle, et les langues germaniques ne parvinrent pas à la détrôner; jusqu’à ce jour même, elle est restée la base du français, de l’espagnol et du portugais : dans notre île, au contraire, le latin ne paraît pas avoir jamais remplacé le vieux gallique, ni résisté avec succès à l’anglo-saxon.
Les calamités du ve siècle effacèrent bientôt la chétive et superficielle civilisation que les Bretons tenaient de leurs maîtres méridionaux ; alors, les races conquises des États du continent formés par la dissolution de l’empire romain avaient appris quelque chose à leurs vainqueurs. Chez nous, au contraire , la race vaincue devint bientôt aussi barbare que ses maîtres. Tous les chefs qui fondèrent les dynasties teutoniques des provinces continentales de l’empire romain , Alaric , Théodoric , Clovis, Alboin , étaient de zélés chrétiens; les soldats, au contraire, d’Ida et de Cerdic, rapportèrent dans leurs établissements en Bretagne toutes les superstitions des bords de l’Elbe. Pendant que les princes germains qui régnaient à Paris, Tolède, Arles et Ravenne, écoutaient avec respect les instructions des évêques , vénéraient les reliques des saints martyrs et prenaient une part ardente aux discussions de la théologie Nicéenne, les dominateurs de Wessex et de Mercie célébraient encore de sauvages cérémonies dans les temples de Thor et de Woden.
Ces États continentaux, élevés sur les ruines de l’empire d’Occident, conservèrent encore des relations avec les provinces de l’est, où l’ancienne civilisation, quoique s’effaçant graduellement sous l’influence d’une mauvaise administration, pouvait encore étonner et instruire des Barbares ; les cours y montraient encore la splendeur des Dioclétien et des Constantin ; les monuments y étaient encore embellis des sculptures de Polyclète et des peintures d’Apelles; quelques pédants, il est vrai, sans goût, sans jugement, sans génie, mais laborieux, y pouvaient lire encore et expliquer les chefs-d’œuvre de Sophocle, de Démosthène et de Platon. Ces relations n’existèrent pas pour la Bretagne : objets d’une mystérieuse horreur pour les hommes civilisés des bords du Bosphore, nos rivages étaient redoutés par eux, comme du temps d’Homère le passage de Scylla et la cité cannibale des Lœstrigoniens l’étaient des peuples de l’lonie. Notre île n’avait-elle pas, comme on le rapporta à Procope, de vastes espaces couverts de serpents, et où l’air était si corrompu que l’homme ne pouvait le respirer sans mourir ! C’est dans ces champs désolés que les âmes des morts étaient transportées dans un bac, à minuit, de la rive des Francs. Ce lugubre office était rempli par une race étrange de pêcheurs ; la voix des morts frappait distinctement l’oreille du nautonier, le bateau s’enfonçait dans l’eau sous leur poids, mais leur forme était invisible à l’œil des mortels. Telles étaient les merveilles qu’un historien intelligent, contemporain de Bélisaire, de Simplicius et de Tribonius, racontait gravement dans la riche et civilisée Constantinople, sur un pays où le fondateur de Constantinople s’était paré de la pourpre impériale. Les documents relatifs aux autres provinces occidentales de l’empire ne manquent pas pour cette époque ; ce n’est qu’en Bretagne que ces années forment une période fabuleuse, perdue entre des siècles de vérité historique. Odoacre et Totila, Euric et Trasimund, Clovis, Fredegonde et Brunehilde, sont des personnages historiques; mais Hengist et Horsa, Vortigern et Rowena, Arthur et Mordred , sont presque des mythes dont l’existence peut être mise en doute, et dont les aventures peuvent être classées avec celles d’Hercule et de Romulus.
Enfin les ténèbres se dissipent, et notre pays , éclipsé sous le nom de Bretagne, reparaît sous celui d’Angleterre. La conversion des Anglo-Saxons à la religion chrétienne fut la première révolution d’une longue série de révolutions salutaires. L’Église, il est vrai, avait été profondément corrompue et par la superstition et par le philosophisme, contre lesquels elle eut à se défendre, et dont enfin elle triompha. Elle avait trop facilement admis quelques doctrines empruntées aux anciennes écoles, quelques rites des anciens temples; la politique romaine, l’ignorance gothique, la subtilité grecque et l’ascétisme syrien, avaient altéré son essence. Cependant elle conservait encore assez de la sublime théologie, de la bienfaisante moralité de ses premiers jours, pour élever l’intelligence et purifier le coeur. Quelques-uns des abus mêmes qui, plus tard, lui furent justement reprochés comme de coupables erreurs, ne furent , au viie siècle et longtemps après, que de salutaires coutumes. Dans les temps actuels , c’est un grand malheur quand le pouvoir sacerdotal envahit les fonctions de la magistrature civile; mais ce qui est un malheur à une époque de sage gouvernement pouvait être un bienfait à une époque de barbarie. Mieux vaut sans doute que l’humanité soit gouvernée par l’opinion éclairée, par de sages lois, sagement appliquées, que par les ruses pieuses du clergé; mais ces ruses pieuses valent encore mieux que la violence brutale, et nous préférons un prélat comme Dunstan à un guerrier tel que Penda. Une société plongée dans l’ignorance, et contenue seulement par la force physique, a lieu de se réjouir quand une classe intellectuelle et morale acquiert un pouvoir influent; elle pourra bien abuser de sa force, mais cette force encore tout intellectuelle, même dans son abus, est supérieure et préférable à celle qui ne consiste que dans des avantages corporels. Les chroniques anglo-saxonnes nous parlent de tyrans qui, parvenus au sommet de la grandeur, se sentaient frappés de remords, prenaient en horreur les plaisirs et les honneurs qu’ils avaient achetés au prix de leurs crimes, abdiquaient leur couronne et cherchaient à expier leurs offenses par des pénitences sévères et des prières incessantes. Ces histoires ont provoqué quelques amères expressions de mépris de la part de certains écrivains, grands paradeurs de libéralisme, mais dont l’esprit, tout aussi étroit, en réalité, que celui d’un moine du moyen âge, s’évertue à juger les événements historiques du monde avec les idées reçues dans la société parisienne du xviiie siècle. Il semble cependant qu’un système, entaché, il est vrai , de superstition, mais qui introduisait une puissante contrainte morale dans une société jusqu’alors gouvernée uniquement par l’audace et la force, qui apprenait aux plus fiers potentats que, comme leurs derniers vassaux, ils étaient hommes et responsables, méritait, de la part de philosophes et de philanthropes, une mention plus respectueuse.
Ces mêmes réflexions s’appliquent encore à cette mode de la fin du dernier siècle , qui voulait que l’on ne parlât qu’avec mépris des pèlerinages, des lieux saints, des croisades et des institutions monastiques du moyen âge. Mais ne valait-il pas mieux , à une époque où le sentiment de la curiosité, et même là soif du gain, étaient trop faibles encore pour engager l’homme à voyager, ne valait-il pas mieux que le rude habitant du Nord visitât en pèlerin l’Italie et l’Orient, plutôt que de rester confiné dans sa hutte sauvage , au milieu des forêts vierges qui l’avaient vu naître? Quand l’honneur des femmes , quand la vie de chacun étaient, pour ainsi dire, à la merci des maraudeurs ou des despotes, n’était-ce pas chose heureuse que ce saint, quoique illogique respect, inspiré par une châsse de reliques, et qui étendait sa protection sur le faible? Eût-il été préférable qu’il n’y eût aucun refuge contre la cruauté et la licence ? Alors que les hommes d’État étaient incapables de former de vastes combinaisons politiques, ce fut sagesse que ce soulèvement et cette union de toutes les nations chrétiennes marchant à la conquête du Saint Sépulcre, pour éviter d’être conquises séparément par les armes mahométanes. Quelque justes qu’aient été plus tard les reproches d’indolence et de luxe adressés aux ordres monastiques, ce fut néanmoins heureux qu’au milieu de l’ignorance et de la barbarie, il y ait eu de calmes asiles où les arts pouvaient être cultivés en paix, où les natures délicates et contemplatives trouvaient un refuge, où l’un copiait l’Enéide de Virgile, tandis que l’autre méditait les Analytiques d’Aristote, où celui qui avait le goût des arts enluminait un martyrologe et sculptait un crucifix, où des expériences sur les propriétés des plantes et des minéraux pouvaient être faites par ceux dont l’esprit inclinait vers la physique. Ah ! si de semblables retraites ne s’étaient pas disséminées çà et là entre les huttes d’un vasselage misérable et les châteaux d’une féodalité féroce, la société européenne n’eût été qu’une réunion de bêtes de proie et de bêtes de somme. On a souvent comparé l’Église à cette arche dont nous lisons la description dans la Genèse; jamais cette comparaison ne fut plus parfaite qu’à cette époque funeste où seule, au milieu des ténèbres et de la tempête , elle surnagea dans ce déluge où tous les grands travaux de la puissante et sage antiquité avaient été engloutis, portant en elle le faible germe dont devait naître un jour une nouvelle et plus glorieuse civilisation.
Même la suprématie spirituelle, que la papauté s’arrogea dans les âges barbares, produisit assurément plus de bien que de mal ; car elle eut pour résultat une grande fédération de tous les peuples de l’Europe occidentale. Ce que les jeux Olympiques et l’oracle Pythien avaient fait pour les cités de la Grèce, depuis Trébizonde jusqu’à Marseille, Rome, avec son évêque, le fit pour tous les chrétiens de la communion latine, depuis la Calabre jusqu’aux Hébrides. Ainsi se propagèrent les sentiments d’une fraternité plus étendue ; des nations séparées les unes des autres par de vastes mers , par de hautes montagnes , reconnurent enfin un lien fraternel et un code commun. Dans les guerres même, la cruauté des vainqueurs fut adoucie par cette idée chrétienne, qu’eux et leurs ennemis vaincus étaient frères de la même grande communauté.
C’est dans cette communauté que furent enfin admis les Anglo-Saxons. Des communications régulières s’ouvrirent entre nos rivages et cette portion du continent où étaient encore visibles les traces de l’ancien pouvoir politique. Plusieurs nobles monuments, détruits depuis ou dégradés, conservaient encore leur magnificence première, et le voyageur qui ne comprenait ni Tite-Live, ni Salluste, s’initiait par l’oeil, pour ainsi dire, à l’histoire romaine, en visitant un aqueduc ou un temple. Le bronze tout brillant encore du dôme d’Agrippa, le mausolée d’Adrien, qu’ornaient encore ses colonnes et ses statues, l’amphithéâtre Flavien, qu’on n’avait pas encore changé en carrière, tous ces monuments racontaient alors aux pèlerins northumbriens et merciens quelque chose de cette grande histoire d’un monde civilisé qui n’était plus.
Ces insulaires, dont l’esprit s’entr’ouvrait à la lumière, racontaient, saisis de stupeur, aux habitants des masures de Londres et d’York, qu’auprès du tombeau de saint Pierre s’élevaient des monuments gigantesques qui devaient durer jusqu’à la fin des siècles, derniers témoins d’une puissante génération passée. Le savoir suivit ainsi comme à la trace le christianisme ; la poésie et l’éloquence du siècle d’Auguste trouvèrent de studieux admirateurs chez les moines anglo-saxons ; et les noms de Bède , d’Alcuin et de Jean Érigène devinrent justement célèbres dans toute l’Europe. Telle était, au ixe siècle, la situation de notre pays, quand commença la grande et la dernière irruption des barbares du Nord.
Durant plusieurs générations, le Danemark et la Scandinavie ne cessèrent de vomir d’innombrables pirates , fameux par leur force, leur courage, leur férocité impitoyable et surtout par leur haine du nom chrétien. Nul pays n’en souffrit autant que l’Angleterre : ses côtes étaient voisines des points d’où ils partaient , et même les terres de l’intérieur n’étaient pas assez éloignées de la mer pour être a l’abri de leurs attaques. Les mêmes atrocités qui suivirent jadis la victoire des Saxons sur les Celtes se renouvelaient maintenant, après des siècles, par la main des Danois contre les Saxons. La civilisation prête à naître ne résista pas au coup et céda. De nombreuses colonies d’aventuriers venus de la Baltique s’établirent sur la côte orientale, s’avancèrent graduellement vers l’occident, et soutenus par de fréquents renforts d’outre mer, aspiraient à la domination de tout le territoire. La lutte, entre ces deux farouches races Teutoniques tour à tour triomphantes et vaincues, dura pendant six générations. L’histoire de ces jours de malédiction se résume en massacres suivis de cruelles représailles, en provinces dévastées, en couvents pillés , en cités rasées. Enfin le Nord cessa de jeter sur nos rivages de nouveaux pillards, et dès lors commença à s’apaiser la haine mutuelle des deux races ; de fréquents mariages les unirent. Les Danois s’instruisirent dans la religion des Saxons, et ainsi disparut l’une des causes principales de leur mortelle animosité ; leurs langages, qui n’étaient que des dialectes différents, issus d’une même langue, se confondirent bientôt. Cependant les différences entre les deux peuples étaient bien loin d’être effacées, lorsque survint la catastrophe qui devait les précipiter dans un commun esclavage, aux pieds d’une troisième nation.
page 8 – Les Normands
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Les Normands étaient alors à la tête de la chrétienté. Leur farouche courage les avait rendus fameux parmi les pirates que la Scandinavie avait envoyés ravager l’ouest de l’Europe ; leur marine était depuis longtemps la terreur des deux côtes de la Manche, et souvent leurs armes avaient pénétré jusqu’au cœur de l’empire carlovingien, et avaient été victorieuses sous les murs de Maestricht et de Paris. Un des faibles descendants de Charlemagne avait fini par leur céder une province fertile arrosée par une belle rivière, et contiguë à la mer, leur élément favori ; c’est là qu’ils fondèrent un puissant État, qui étendit graduellement son influence sur les principautés voisines, la Bretagne et le Maine. Sans rien abandonner de leur bravoure indomptable, dont les terribles traces pouvaient se voir de l’EIbe jusqu’aux Pyrénées, les Normands s’approprièrent bientôt toutes les connaissances et les mœurs plus civilisées du pays où ils s’étaient établis, et où leur courage les assurait contre l’invasion. Après avoir fondé un ordre intérieur inconnu jusqu’alors dans l’empire des Francs, ils embrassèrent le christianisme, en apprenant du clergé à peu près tout ce qu’il était en état d’enseigner ; leur langue même fit place à la langue française, où l’élément latin dominait et dès lors elle prit une dignité et une importance qu’elle n’avait pas eue jusque-là : ils n’avaient trouvé qu’un jargon barbare, ils en firent une langue écrite, noble interprète de leurs lois, de leur poésie et de leurs légendes. Renonçant à l’intempérance brutale à laquelle n’étaient que trop adonnées toutes les autres branches de la grande famille germanique, le luxe raffiné des Normands offrait un frappant contraste avec l’ivrognerie et la voracité grossière de leurs voisins les Saxons et les Danois. Leur magnificence, qu’ils aimaient à faire briller, ne consistait point en un amas de mets grossiers, en flots de liqueurs enivrantes, mais en édifices vastes et somptueux, en riches armures, en vaillants coursiers, en faucons de choix, en brillants tournois, en banquets délicats plutôt qu’abondants, en vins plutôt remarquables par leur bouquet que par leur force. Cet esprit chevaleresque, qui avait exercé une influence si puissante sur la politique, les mœurs, les habitudes de toutes les nations de l’Europe, se retrouvait au plus haut degré d’exaltation dans la noblesse normande. Le noble normand, distingué par une tournure gracieuse et des manières engageantes, l’était encore plus par sa finesse dans les négociations , et par une éloquence naturelle et constamment exercée; ce qui faisait dire avec orgueil à l’un de leurs historiens, qu’un gentilhomme normand était orateur dès le berceau. Mais c’est par leurs exploits militaires surtout qu’ils brillèrent. De l’Océan Atlantique jusqu’à la mer Morte, tous les peuples avaient été témoins des prodiges de leur vaillance et de leur discipline. A la tête d’une poignée de combattants, un chevalier normand avait mis en déroute les Celtes du Connaught. Un autre avait fondé la monarchie des Deux-Siciles , et avait vu fuir devant ses armes les empereurs d’Orient et d’Occident. Un troisième, l’Ulysse de la première croisade , fut placé par ses compagnons d’armes à la tête de la souveraineté d’Antioche. Un quatrième enfin, ce Tancrède que le Tasse a chanté dans son immortel poème, fut célébré dans toute la chrétienté comme le plus vaillant et le plus généreux des champions du Saint Sépulcre,
Le voisinage d’un peuple aussi remarquable ne tarda pas à produire de l’effet sur l’esprit de notre nation. Dès avant la conquête, les princes anglais étaient élevés en Normandie ; des terres et des évêchés anglais étaient concédés à des Normands; la langue franco-normande était la langue familière au palais de Westminster ; la cour de Rouen enfin semble avoir été pour la cour d’Edouard le Confesseur ce que plus tard fut la cour de Versailles pour la cour de Charles II.
La bataille de Hastings et les événements qui la suivirent ne placèrent pas seulement le duc de Normandie sur le trône d’Angleterre, ils livrèrent en outre toute la population anglaise à la tyrannie de la race normande. Jamais, même en Asie, nation ne fut plus complètement subjuguée par une autre. La terre fut divisée entre les capitaines des envahisseurs; de fortes institutions militaires, étroitement liées à l’organisation de la propriété, permirent aux usurpateurs étrangers d’opprimer les enfants du sol. Un code pénal cruel, et toujours cruellement appliqué, garantissait les privilèges et même les passe-temps des tyrans d’outre-mer. Et cependant cette race sujette, maltraitée et foulée aux pieds, se faisait encore craindre. Des hommes hardis, les héros favoris de nos vieilles ballades, réfugiés dans les bois, faisaient, en dépit des lois forestières et de police une guerre de rapines à leurs oppresseurs. Les assassinats étaient fréquents ; des Normands disparaissaient tout à coup, sans laisser aucune trace; d’autres étaient trouvés portant sur leur cadavre des marques de violence. Les meurtriers étaient condamnés à mourir dans les tortures, mais on n’en découvrait qu’un petit nombre : toute la nation conspirait pour les tenir à l’abri. Il devint enfin nécessaire d’imposer une forte amende sur chaque district où un meurtre avait été commis sur un Normand, et l’on y ajouta bientôt le corollaire que toute victime serait supposée normande, à moins qu’il ne fût prouvé judiciairement qu’elle était saxonne.
Pendant le siècle et demi qui suivit la conquête, il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire d’Angleterre ; les rois français de l’Angleterre portèrent, il est vrai , ce pays à une élévation qui fut l’étonnement et l’effroi de ses voisins : ils conquirent l’Irlande et reçurent l’hommage de l’Écosse; par leur courage, par leur politique, par leurs alliances de famille, ils devinrent bientôt plus puissants sur le continent que les rois de France, leurs seigneurs suzerains ; leur pouvoir et leur gloire éblouirent l’Asie comme l’Europe; les chroniqueurs arabes mentionnent comme à regret, avec admiration , la prise d’Acre, la défense de Joppa, la marche victorieuse vers Ascalon, et longtemps le nom du Plantagenet au cœur de lion servit à la mère arabe pour frapper de crainte son enfant. Il sembla un instant que la dynastie de Hugues Capet allait disparaître comme celle des Mérovingiens et des Carlovingiens, et qu’une seule grande monarchie s’étendrait bientôt des Orcades aux Pyrénées. On confond si généralement la grandeur du prince qui gouverne avec la grandeur des peuples gouvernés, que la plupart des historiens anglais se sont étendus avec complaisance sur la glorieuse renommée de leurs maîtres étrangers, et ont déploré comme un malheur pour le pays la chute de leur puissance usurpée. N’est-ce pas aussi absurde que si nous voyions de nos jours le nègre de Haïti se complaire, avec un orgueil national, dans la grandeur de Louis XIV, et parler avec un patriotique regret de Blenheim et de Ramillies? Guillaume le Conquérant et ses descendants, jusqu’à la quatrième génération, ne furent pas Anglais; la plupart étaient nés en France, et y vécurent une grande partie de leur vie ; c’était le français qu’ils parlaient; presque toutes les grandes charges de la couronne étaient remplies par des Français; enfin, chaque conquête qu’ils faisaient sur le continent les rendait de plus en plus étrangers à notre territoire. L’un de ces princes, cependant, le plus capable de tous, essaya de gagner le cœur de ses sujets anglais en épousant une princesse saxonne; mais ce mariage fut regardé par un grand nombre de ses barons , du même œil qu’on verrait aujourd’hui en Virginie le mariage d’un blanc avec une fille de couleur. L’histoire l’a doté, il est vrai, du glorieux surnom de Beau-Clerc; mais, de son temps , ses compatriotes ne le désignaient que par un sobriquet saxon qui faisait allusion à son alliance.
Si , comme cela eût pu arriver à une certaine époque , les Plantagenets avaient réussi à unir la France, et l’Angleterre sous un même gouvernement, il est probable que cette dernière n’eût jamais joui d’une existence indépendante; ses princes, ses seigneurs, ses prélats eussent été d’une autre race, eussent parlé une autre langue que les artisans et les laboureurs de la terre saxonne; sur les bords de la Seine se seraient dépensés en fêtes et en plaisirs les revenus des grands propriétaires; la noble langue de Milton et de Burke serait restée un patois grossier, sans littérature, sans grammaire, sans orthographe, et dédaigneusement abandonnée aux rustres des campagnes ; et , pour parvenir à une situation élevée, tout Anglais eût dû se faire Français dans ses mœurs, dans ses habitudes, dans sa langue.
Une telle calamité fut épargnée à l’Angleterre par un événement que les historiens, pour la plupart, représentent cependant comme désastreux. Ses intérêts étaient si opposés aux intérêts de ses dominateurs, qu’elle n’avait plus d’espoir que dans leurs fautes et dans leur mauvaise fortune : les talents et même les vertus des six premiers rois français d’Angleterre avaient contribué à sa perte ; les folies et les vices du septième furent son salut. Si le roi Jean avait hérité des grandes qualités de son père , ou de Henri Beau-Clerc, ou de Guillaume; si même il eût eu le courage martial d’Etienne ou de Richard , et que le roi de France, en même temps, eût été aussi incapable qu’avaient été les autres successeurs de Hugues Capet, la maison des Plantagenets eût été sans rivale en Europe; mais heureusement la France alors, pour la première fois depuis Charlemagne, était gouvernée par un prince d’une grande habileté et d’une grande fermeté; heureusement aussi l’Angleterre, qui depuis la bataille de Hastings avait presque toujours eu à sa tête des hommes d’État distingués par leur sagesse et des guerriers remarquables par leur bravoure, se trouvait , dans ces conjonctures, au pouvoir d’un lâche étourdi. C’est à partir de ce moment que sa destinée s’éclaircit. Le roi Jean chassé de Normandie, ses nobles barons furent forcés de choisir entre notre île et le continent. Enfermés avec ce peuple que jusque-là ils avaient oppressé et méprisé, ils en vinrent peu à peu à regarder l’Angleterre comme une patrie et les Anglais comme des concitoyens; les deux races, si longtemps hostiles, finirent par voir qu’intérêts et ennemis leur étaient communs, et qu’elles souffraient également de la tyrannie d’un mauvais roi ; toutes les deux aussi s’indignaient des faveurs que la cour faisait pleuvoir sur les Aquitains et les Poitevins ; les arrière-petits-fils des compagnons de Guillaume et de Harold se rapprochèrent les uns des autres, une alliance s’ensuivit, et le premier gage de cette réconciliation fut la Grande Charte, arrachée par leurs efforts réunis pour leur avantage commun.
Ici commence l’histoire de la nation anglaise ; celle qui précède n’est que le récit d’injustices infligées et supportées par diverses races vivant, il est vrai , sur le sol anglais, mais se portant une haine telle qu’il n’en exista jamais de pareille, peut-être, entre peuples que séparent des barrières physiques; car l’animosité entre deux pays guerroyants est bien faible, comparée à la haine de deux nations divisées de mœurs et d’intérêts, et réunies par la force au même foyer. Nulle part une telle inimitié de races ne fut poussée plus loin , nulle part aussi elle ne fut plus complètement effacée. Les progrès de ce travail social qui réunit les éléments hostiles en un tout homogène ne nous sont qu’imparfaitement connus; mais il est certain qu’à l’avènement du roi Jean il existait une distinction marquée entre Saxons et Normands , et qu’avant la fin du règne de son petit-fils elle était pour ainsi dire effacée. Sous Richard Ier l’imprécation ordinaire d’un gentilhomme normand était « que je sois plutôt Anglais; » son indignation se formulait par « me prenez-vous pour un Anglais? » et cent ans plus tard les descendants de ce gentilhomme se glorifiaient du nom d’Anglais.
Les sources des plus grands fleuves qui fertilisent les continents et portent jusqu’à la mer des flottes richement chargées, se trouvent dans des contrées sauvages et montagneuses, incorrectement marquées sur les cartes et rarement explorées par les voyageurs ; l’histoire de notre pays, pendant le xiiie siècle, peut avec raison se comparer à ces contrées. Tout obscure et stérile que soit cette portion de nos annales, c’est là que nous devons chercher l’origine de notre liberté, de notre prospérité et de notre gloire ; c’est alors que le grand peuple anglais se forma, que le caractère national commença à montrer cette originalité qu’il a conservée depuis, que nos pères devinrent réellement insulaires, insulaires par leur position géographique, insulaires par leur politique, par leurs sentiments, par leurs mœurs. Alors apparaît distinctement pour la première fois cette constitution qui, à travers tant de changements, a conservé son identité, cette constitution dont toutes les constitutions libres du globe ne sont que des copies, et qui, malgré quelques défauts, doit être regardée comme la meilleure sous laquelle une grande société ait pu prospérer pendant plusieurs siècles. C’est alors que la chambre des Communes, ce type de toutes les assemblées représentatives des deux mondes, tint ses premières séances; c’est alors que la loi civile s’éleva à la dignité d’une science, et devint la digne émule de la jurisprudence impériale ; c’est alors que le courage des matelots qui montaient les grossières barques des cinq ports rendit redoutable , pour la première fois, le pavillon anglais sur les mers. Alors furent fondées nos deux universités, foyers brillants encore de toutes nos connaissances nationales ; alors se forma cette langue moins harmonieuse, j’en conviens, que celles du Midi, mais dont la force, la richesse, suffisent amplement aux besoins du poète, du philosophe, de l’orateur, et qui ne le cède qu’à la langue grecque; alors apparut un pâle rayon de notre aurore littéraire, devenue la plus splendide et la plus durable des gloires de l’Angleterre. Au commencement du xive siècle, la fusion des deux races était à peu près complète, et des signes certains annoncèrent au monde qu’un peuple, l’égal des plus grands peuples, venait de naître de l’union des trois branches de la grande famille Teutonique avec les anciens Bretons. Rien de commun , pour ainsi dire, entre l’Angleterre où Philippe-Auguste avait relégué le roi Jean, et l’Angleterre d’où Édouard III s’élançait à la tête de ses armées à la conquête de la France.