via Persée


Werner Karl Ferdinand. Le rôle de l’aristocratie dans la christianisation du nord-est de la Gaule. In: Revue d’histoire de l’Église de France, tome 62, n°168, 1976. La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe siècle) pp. 45-73.

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Nous allons terminer ce travail préparatoire par des remarques concernant le caractère généralement attribué à la royauté mérovingienne et, à travers elle, à toute la période mérovingienne de l’histoire de la Gaule et de l’Église.

Quand on pense que tout le monde est d’accord pour voir dans la conversion de Clovis un événement de l’histoire européenne, important pour la victoire définitive du catholicisme et pour sa propagation, on pourrait s’attendre à une image brillante et éclatante de la période mérovingienne dans l’histoire de l’Église. Chose curieuse, il n’en est rien. Dans la belle Histoire du Catholicisme en France, dirigée par André Latreille, on trouve, après le chapitre consacré à « l’époque de Clovis », par Jean-Remy Palanque, un chapitre intitulé « la décadence mérovingienne », par le regretté chanoine Delaruelle. L’optimisme est de rigueur seulement au chapitre suivant : « Le renouveau carolingien ». Des appréciations semblables se trouvent dans l’ouvrage classique d’un historien allemand, Gustav Schnûrer. Un autre auteur allemand, Schaafhausen, dans son histoire de la christianisation des Allemands, fait le procès des Mérovingiens en une seule page. Il reproche à Clovis les doutes qu’il aurait émis lors de la mort d’un fils baptisé — événement qui se place, toutefois, avant sa conversion — , et ose en conclure : « … und enger war die Verbindung seines ganzen Hauses mit dem Christentum nicht. » D’autres n’ont pas affirmé avec la même légèreté qu’on ne devait pas s’attendre au moindre intérêt de cette dynastie pour la christianisation, mais cette impression de Mérovingiens « semi-païens » se retrouve un peu partout, jusque dans des travaux qui s’occupent des mythes germaniques sur les origines de la dynastie et des objets qui les incarnent comme, par exemple, une tête de taureau. Pour beaucoup d’historiens, le vrai christianisme, avec des souverains vraiment catholiques ne commence qu’avec les Carolingiens. Or, les lois et les diplômes des rois mérovingiens, les lettres qu’ils échangent, par exemple, avec les empereurs catholiques, les textes hagiographiques, longtemps négligés, mais source importante du comportement des contemporains, nous montrent ces rois soucieux du sort des Églises, de leurs privilèges, de leur richesse. Ce seraient donc les seules anecdotes de Grégoire de Tours, auteur beaucoup plus lu, il est vrai, que ces autres textes, qui donneraient le change sur l’importance des Mérovingiens pour l’histoire de l’Église ? Mais cela ne serait possible qu’au prix d’une interprétation fausse. Si l’évêque de Tours se montre sévère sur les dissensions des rois, leurs affaires de cour et d’alcôves, il ne conteste pas du tout leur foi et même leur zèle pour l’Église. Le prestige de Childebert Ier, à cet égard, est bien connu, mais il n’est pas le seul qui soit célébré par les évêques réunis en synode et reconnaissant les bienfaits de leurs rois qu’ils recommandent au ciel. Car le roi, c’est leur chef légitime, princeps et dominus, à la place de l’empereur. Comme l’empereur dans l’Empire, il convoque, seul, les synodes généraux du royaume. Longtemps on n’a pas du tout compris la signification de ce phénomène. On avait imaginé un État créé par un « peuple » qui aurait fait l’invasion de l’Empire, et on en a conclu à l’existence d’une « Église nationale » de ce peuple, Landeskirche, expression curieuse quand on pense qu’elle correspond à une notion familière aux Églises protestantes modernes. Voyons l’éminent historien de l’Église Albert Hauck, dont la Kirchengeschichte Deutschlands reste toujours fondamentale, s’étonner du fait que les synodes ne sont pas vraiment nationaux, mais curieusement répartis selon les rois des différents royaumes sortis des partages mérovingiens. Nous avons pu démontrer qu’une Église catholique d’un peuple n’a jamais existé dans ces siècles, mais que les évêques, organisés dans l’Empire selon les provinces de celui-ci, et réunis en synodes généraux de l’Empire qui étaient, au début, identiques à des synodes de toute la chrétienté, n’avaient eu qu’un seul princeps, l’empereur, et que le changement qui arriva avec la royauté mérovingienne, quant aux institutions ecclésiastiques, consistait seulement dans le remplacement de l’empereur par le rex Francorum comme princeps, tandis que l’organisation selon les provinces était maintenue dans la mesure du possible. Or, quand il y avait plusieurs régna, les évêques de chaque royaume, sans aucun égard à leurs « nationalités » respectives, appartenaient au princeps respectif, ce qui veut dire qu’il n’y avait pas d’Église nationale, mais, comme auparavant dans l’Empire, une Église du prince, c’est-à-dire rassemblée autour de son princeps. On voit, le roi et la royauté sont au centre même du système ecclésiastique, longtemps avant les Carolingiens, et les synodes généraux, non seulement sont convoqués par le souverain, mais se tiennent dans les palais et les fiscs du roi. Si les rois jouent un rôle souvent décisif dans la nomination de tel ou tel évêque, les très hauts fonctionnaires de l’Empire l’avaient fait auparavant — dans ce domaine là, la continuité est parfaite, et on n’a pas besoin de recourir ni à la Landeskirche, ni au fameux Eigenkirchenrecht d’origine prétendument germanique.

Enfin, d’une façon générale, il faut arriver à un jugement plus équilibré sur la période en question, car, à la mauvaise presse qu’ont les Mérovingiens s’ajoute celle concernant tout le haut Moyen âge.

Y avait-il une civilisation classique, jouissant de la Pax Romana et, devenant catholique, combinant ses mérites déjà grands avec ceux de la vraie foi, monde heureux, brutalement arraché à tous ces bienfaits par des barbares qui amènent nécessairement une décadence horrible ? Est-ce que l’Église est riche et dominante avant les Mérovingiens pour être malmenée et réduite à la misère sous cette dynastie ? Est-ce qu’il y a des centaines de monastères dans la Gaule du Bas-Empire, qui succomberont sous les coups des Francs ? Tout le monde, parmi les érudits, sait que c’est le contraire qui est vrai, mais tout le monde est prêt à l’oublier devant des clichés répétés depuis les œuvres des humanistes italiens. Les spécialistes du Bas-Empire sont les premiers à démontrer que le monde romain, depuis longtemps, vivait dans une crise grave, politique, économique et religieuse. Dans ce dernier domaine, il y avait les déchirements d’abord entre païens et chrétiens, ensuite entre catholiques, ariens et un grand nombre d’hérétiques. Ce monde était finalement christianisé, nous l’avons vu, d’une manière inégale, incomplète et souvent superficielle, et les superstitions antiques ont la vie dure en se prolongeant dans une masse de superstitions « chrétiennes » d’un christianisme hellénisé, romanisé, celtisé et finalement germanisé, selon les régions et les circonstances. Surtout, les bienfaits de la civilisation gréco-romaine et chrétienne étaient pour une large part, dans le domaine matériel et spirituel, le privilège d’une minorité très réduite, ce qu’il faut se rappeler avant de comparer le sort des différentes régions de la Gaule. Dans leur masse, partout, les gens étaient peu instruits, pauvres et misérables, longtemps avant ce qu’on appelle les invasions. Celles-ci frappent surtout les riches, sauf ceux qui savent sauvegarder leur situation et même l’améliorer au prix d’une adaptation habile, ou, plus tard, arrivent à consolider leur position en tant que membres d’un groupe puissant. Les pauvres se sentaient moins opprimés, plus libres en dehors de l’administration impériale, phénomène bien connu.

Or, à des siècles de bouleversement et de souffrances, la domination mérovingienne fait suivre une période de paix, car les luttes dans la dynastie royale et les rivalités dans l’aristocratie touchent peu la population qui, depuis des siècles, n’a plus vu une vie aussi calme.

La conséquence de cela est un essor démographique considérable, surtout au VIIe siècle, et qui est confirmé par les archéologues. Il est accompagné d’une amélioration des conditions économiques qui a permis, entre autres, une activité remarquable dans le domaine de la construction, surtout des églises. Cette période de paix prend fin dans la seconde moitié du VIIe siècle, avec les luttes qui amèneront l’arrivée au pouvoir des Carolingiens qui, eux, conduiront presque chaque année les hommes dans la guerre pour agrandir leur Empire, ce qui affaiblira le pays avant qu’il ne subisse de nouvelles invasions. Quant aux monastères, peu nombreux en Gaule avant les Mérovingiens, leur nombre s’accroît d’une façon prodigieuse sous leur gouvernement et, souvent, sous leur propre impulsion. Les évêques, souvent d’origine romaine et sénatoriale, augmentent encore leur propre prestige social, leur richesse et surtout leur pouvoir dans les cités. Les églises reçoivent des terres immenses, souvent prises sur le fisc romain devenu fisc royal mérovingien. Or, l’immunité impériale de ces terres, restée en vigueur comme immunité royale, resta attachée aux terres devenues propriétés ecclésiastiques. Elle s’est étendue finalement à la totalité des possessions des grandes églises, leur donnant des privilèges et surtout des pouvoirs considérables. La dîme ecclésiastique, dont il est inutile de souligner l’importance pour les structures de l’Église en Occident, voit le jour en Gaule mérovingienne comme institution officielle.

Autre exemple : nous lisons partout comment la décadence mérovingienne fait mourir une vie organisée de l’Église en Gaule, ce qui amène la disparition presque complète et enfin totale des synodes. Encore faut-il mettre dans la balance le problème des sources, si rares pour la première moitié du viiie siècle : si l’on ne sait presque rien sur tous les domaines de la vie de cette période, il est difficile de savoir s’il n’y avait plus, vraiment nulle part, des synodes. Mais pourquoi n’apprenons-nous pas que le synode diocésain est tout simplement la création de la Gaule mérovingienne, et que le premier que nous connaissons est celui, organisé d’une manière remarquable et déjà assez développée, de Aunacharius, évêque d’Auxerre, en 585 ? La France, assez consciente de ses mérites, les néglige quand il s’agit d’une période qu’elle refuse un peu de vraiment connaître, on ne sait pas trop pourquoi.

Bref, à l’époque mérovingienne, l’Église catholique a jeté à jamais ses bases matérielles, mais aussi institutionnelles. Elle a vécu là une phase fondamentale de son histoire. Dans la même période, après avoir repris, à un moment donné, les efforts de christianisation intérieure qu’avait déjà amorcés l’Église dans ce qui restait de l’Empire romain, l’Église des royaumes francs a commencé l’essai de porter le christianisme en dehors des régions ayant formé le monde romain, en l’implantant dans le monde barbare, ce que l’Église impériale, par manque d’intérêt pour le monde extra-romain, n’avait guère fait : même l’Église romaine n’a vraiment reconnu l’importance d’une telle action qu’avec Grégoire le Grand, à la fin du vie et au début du viie siècle. Pour le royaume franc, l’intérêt de l’œuvre missionnaire s’augmentait par le fait qu’elle devait toucher, en dehors des Frisons et des Saxons au-delà des frontières du royaume, des régions appartenant politiquement à l’État franc et représentant une partie importante de l’habitat des Francs proprement dits, non seulement en Austrasie, mais également en Neustrie. Certes, une partie des populations de ces régions les avait quittées, en s’installant aux centres de la Neustrie et de l’Austrasie, ce qui amenait leur christianisation plus précoce. Ceux qui restaient étaient, selon tout ce que nous pouvons savoir, christianisés d’une manière fort incomplète ou même restés païens.

Avant d’entrer dans les détails d’une action civilisatrice et missionnaire dans les contrées entre Seine et Rhin, il convient de se demander ce que pouvait représenter, aux vie-viie siècles, une « christianisation » amorcée par les Églises de la Gaule. Les chercheurs modernes ont été, longtemps, trop dominés par une idée d’évangélisation individualiste, c’est-à-dire d’une conversion réelle qui devait précéder le baptême. Ils devaient être, par conséquent, très choqués par des procédures qui correspondaient peu à ces exigences. Il faut rappeler brièvement que la religion, partout dans le monde ancien ou « archaïque », n’était pas, normalement, une chose privée, mais une affaire publique, liée, à travers les prêtres et les rois ou autres chefs, à ce que pouvaient être l’État ou la nation. La naissance de tant de cultes « individualistes », occupés par le problème de l’âme personnelle et moins par les besoins de toute une société solidaire, fait historique facilité par le monde international de l’Empire et de la Paix romaines, peut être considérée comme l’exception. Même l’Empire, indulgent envers tant de cultes et de sectes, avait combattu ceux qui, comme les chrétiens, ne voulaient pas respecter au-dessus de toutes les croyances et rites différentes, la religion officielle glorifiant l’Empire et les empereurs. Il est bien connu que cette intolérance, levée par un édit impérial de tolérance envers les chrétiens, devait se tourner, bientôt, contre les non-chrétiens, le christianisme étant devenu la religion officielle de l’Empire et des empereurs. A un moment donné, on n’admettait plus le fait que dans l’Empire il y eût encore des païens — nous avons déjà parlé des mesures coercitives prises contre eux : par exemple la confiscation des biens. Or, c’est dans cette « mentalité » du monde romain devenu chrétien qu’est née la pensée de saint Augustin sur Févangélisation qui a dominé l’évolution des idées dans ce domaine pendant le Moyen âge. En principe, le baptême devait être précédé par un changement intérieur — en tout cas, le pas positif vers la foi devait se faire, toujours en principe, sans contrainte. Mais, comme le souligne bien Hans-Dietrich Kahl, spécialiste de la politique des missions médiévales, à côté de la christianisation proprement dite, il y avait depuis les textes patristiques et à travers le Moyen âge, le problème essentiel de la « dé-paganisation ». Car, le message du Christ ne se répandait pas dans un vacuum, il affrontait le paganisme enraciné. Celui-ci apparaissait de plus en plus comme le mal essentiel, la provocation de Dieu, la menace pour l’État chrétien. Contre lui, dès Augustin, il n’était pas seulement permis, il était même exigé de recourir à la force, de la destruction des temples ou lieux de culte païens jusqu’à la peine de mort pour les relapsi. A condition, et cela est important, que ces actions ne proviennent pas d’une manière désordonnée de l’initiative « privée », mais de l’intervention des autorités publiques. Il est facile de démontrer que les souverains francs ont effectivement rempli ce rôle, c’est-à-dire non seulement protégé les agents de l’Église, mais puni ceux qui osaient résister. Ces mesures étaient considérées si naturellement comme fonction essentielle du plus princeps, du souverain catholique, que nous voyons l’empereur Héraclius recommander au roi Dagobert Ier de recourir à la force contre les judaïques, ce danger pour l’État chrétien, ce que le roi ne manqua pas de faire. C’est dans cet ordre d’idée qu’il faut voir l’édit des rois Childebert Ier et Clothaire Ier contre la survivance des rites païens. C’est aussi l’explication du fait que partout les missionnaires s’adressent d’abord et avant toute autre chose aux princes, aux chefs des régions qu’ils comptent évangéliser. Ils ont besoin d’une autorisation, ce qui implique que leur entreprise ne se dirige pas contre la communauté, contre l’État, et ensuite ils sont sûrs que leur succès dépend finalement de la prise de position du chef et de ses grands — leur conversion amènera celle de leurs sujets. Frantisek Graus a bien montré que ces procédés n’ont rien à voir avec les particularités de l’âme germanique des futures ouailles — ils se trouvent appliqués d’une manière absolument identique dans le monde slave. Bref, la religion, redevenue affaire publique dans le monde romain et dans celui des États nouveaux fondés sur le sol romain, n’avait jamais cessé de l’être dans le monde barbare. Les structures socio-politiques et du royaume franc, et des régions mal christianisées de celui-ci, et des régions barbares, sont donc capitales pour tout essai de comprendre le processus de christianisation. Est-il encore besoin de souligner l’importance du rôle de l’aristocratie dans un monde religieux qui est dominé par les chefs, les rois, les grands de la cour, les potentes dans la vie locale ? Toujours, les protagonistes de la christianisation du Nord-Est de la Gaule se sont adressés aux grands des régions qu’ils abordaient, se sont basés sur les terres et les bâtiments qu’ils recevaient d’eux. Et partout, la hiérarchie enfin établie ou rétablie dans ces régions est représentée par des évêques, des abbés et des abbesses appartenant au même milieu, aux mêmes familles que les grands « laïques ». Dans la christianisation de la Gaule, l’aristocratie, à condition qu’elle soit convertie au christianisme, prend en mains l’action, et n’en est pas l’objet, comme les masses, mais bien le facteur décisif. Le problème étant posé ainsi, la question de savoir si l’aristocratie a joué un rôle dans la christianisation ne se pose même plus. Reste à savoir, comment elle a pu agir dans ce domaine.


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Car, il est évident que le roi et les grands ne s’occupaient pas eux- mêmes d’évangéliser le pays. Il s’agissait, pour eux, d’aider les missionnaires pour leur assurer les conditions nécessaires pour une réussite. Ce que nous pouvons suivre dans nos sources, c’est surtout la contribution des grands à la création d’une « infrastructure » ecclésiastique et monastique permettant une christianisation effective et surtout durable. Cette infrastructure avait été largement détruite dans le Nord de la Gaule pendant les IVe et Ve siècles. […]

La suite page 58

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