Présentation de l’éditeur
La France naît, dit-on, en 843, au moment du traité de Verdun qui partage l’Empire franc entre les fils de Louis le Pieux. Trois royaumes sont constitués dont l’un, attribué à Charles le Chauve, la Francia occidentalis (englobant l’Aquitaine et la Bourgogne), sera le seul à conserver le souvenir du nom franc. La Gaule devenait la France et, en novembre 843, à Coulaines, près du Mans, une assemblée réunissant le roi, les évêques et les « grands » définissait les droits et les devoirs de chacun. Ainsi étaient dessinés les traits fondamentaux de la royauté française. Mais l’événement de 843 était en fait l’aboutissement d’une évolution profonde. Aussi Renée Mussot-Goulard remonte-t-elle dans le temps pour analyser l’héritage gaulois, puis gallo-romain et enfin mérovingien, racines de l’identité française. L’auteur insiste particulièrement sur le rôle immémorial dévolu aux groupes d’hommes qualifiés de « princes » ou de « grands » selon les temps, met en évidence l’évolution et le poids de la structure sociale de la France en gestation. Elle termine avec le couronnement d’Hugues Capet qui clôt la période initiale de la France. C’est un essai particulièrement bienvenu à l’approche du 1500e anniversaire du baptême de Clovis, événement clef dont l’auteur explique précisément le cheminement et l’extraordinaire importance dans l’histoire de la France et de l’Europe.
INTRODUCTION
L’été 843
La France naquit en 843, au moment du traité de Verdun : c’est là l’opinion généralement admise, et rien, dans la recherche actuelle, ne vient sérieusement la contredire, même si l’événement est mal connu. L’entente conclue à ce moment-là entre les fils de l’empereur auguste, Louis le Pieux (814-840), dessinait en effet, entre autres, un royaume occidental que le temps devait confirmer, malgré quelques modifications de frontières.
Royaume nouveau, pour Charles, un roi de vingt ans : voilà la première image d‘une France qui a, aujourd’hui, largement dépassé le millénaire sans jamais perdre sa souveraineté.
Dès sa naissance, ce royaume issu de l’assemblée de Verdun possédait les marques essentielles de son identité, références puisées dans une histoire déjà longue dont la France se révélait l’aboutissement.
A partir du traité qui entérina le partage de l’Empire franc et la naissance de trois royaumes, le nom de France se mit progressivement en place sur les anciennes Gaules. Aucun des deux autres royaumes ne conserva durablement nom de France orientale ou France médiane, que leur donnèrent parfois les clercs attachés au principe unitaire.
De tous côtés, à la mort de Louis le Pieux, il pouvait sembler que le territoire des Francs, le royaume des Francs, l’empire des Francs allaient être précipités dans l’oubli et, avec eux, la référence franque. L’empereur Louis le Pieux, lui-même, n’avait guère utilisé son titre de roi des Francs, tant il se voulait empereur et romain. A l’est de l’Escaut, de la Meuse, du Rhône, tous semblaient le suivre dans cet oubli des Francs : vieilles et jeunes terres de conquête franque, devenues royaumes, trouvaient d’autres modèles pour se nommer. En serait-il de même pour la partie la plus occidentale de l’ancien empire? Allait-elle redevenir ou rester la Gaule?
Là se place le mystère de la naissance de la France. La Gaule de 843 gardait le souvenir des vastes terres impériales rassemblées par Charlemagne autour de l’héritage paternel, cela est indéniable. Le souvenir aussi de ce petit royaume de Tournai d’où partit Clovis pour, de victoire en victoire, de Soissons à Toulouse, unifier sous son autorité les anciens pays gaulois devenus, par lui, le territoire des Francs (regnum Francorum). Au nom franc était attachée la gloire de l’expansion victorieuse. De Clovis à Charlemagne, de l’un à l’autre de ces temps forts du passé, les habitants de la Gaule s’étaient progressivement appelés les Francs, quelle que soit leur origine. Ils reconnaissaient ainsi qu’ils avaient, dans le même temps, adhéré à une organisation nouvelle, qu’ils percevaient et acceptaient ce changement. Ils le confirmaient en 843.
Ce que cette appellation comprenait était riche de sens. La Germanie, l’Italie, mais aussi l’Espagne et plus tard la « Grande » Bretagne retrouvaient peu à peu leurs noms, non seulement antérieurs aux invasions germaniques, mais aussi à l’Empire romain. La France, en revanche, faisait sien, avec le passé proche, tout l’héritage qui se trouvait, se rassemblait sur son sol, et que le seul nom de Gaule ne pouvait recouvrir.
Le changement de nom qui faisait de la Gaule la France fut sans doute le fruit d’une évolution profonde, d’un choix que confirma le traité de Verdun. C’est pourquoi l’événement de 843 mérite que l’on s’attarde un peu sur les rives boisées de la Meuse qui en furent le théâtre.
Le document lui-même, le traité de Verdun, ne nous est pas parvenu. Un peu d’ombre entoure le mystère d’une naissance. On n’en connaît avec précision ni la date au sein du mois d’août, ni le lieu dans les parages de Verdun. Le contenu de l’accord intervenu entre les héritiers de l’empereur Louis se devine dans l’aire d’action des différents rois au lendemain du partage ainsi que dans l’identité des comtes qui formèrent chacune des escortes royales. L’historien est parvenu à tracer ainsi des contours. Mais les clauses particulières de l’acte, s’il y en eut, nous échappent.
Lorsque le nom de la France s’affirma, les Francs n’étaient pas seulement perçus comme les successeurs des guerriers de Vercingétorix. Des souvenirs plus récents étaient venus se superposer aux autres. Après le temps de l’hostilité, les rapports des Francs avec le monde romain se sont progressivement modifiés. Passé le temps de l’indépendance, ils sont tout à fait ralliés aux visées de Rome. L’archéologie les révèle un peu partout sur le sol de la Gaule romanisée, et d’abord entre Loire et Seine où ils constituent les corps de soldats d’élite des milices auxiliaires romaines, mais on les signale aussi aux abords des cols pyrénéens. Leur nombre va croissant à l’intérieur du Limes comme c’est un peu partout le cas dans l’Empire pour un certain nombre d’autres peuples barbares. En Gaule, leurs contacts se font de plus en plus étroits avec les Romains, au gré des relations quotidiennes. Bientôt, ils forment le quart puis le tiers, et enfin la plus grande partie des armées des régions comprises entre Loire et Seine, au point qu’au Ve siècle, le chef romain de la milice de ce territoire, Aegidius, fut parfois appelé qu’il faut entendre comme chef des troupes franques qui lui étaient confiées et servaient dans l’armée romaine.
Franchissant un degré dans leur mise en place au sein des troupes impériales, à la fin du IVe siècle, et plus encore au Ve siècle, des Francs ont assumé le commandement de certaines milices frontalières, par exemple entre Seine et Rhin. Les soldats francs n’étaient plus isolés dans un monde romain, ils avaient auprès d’eux leur famille, et, après le service armé, ils demeuraient établis sur le sol de la Gaule romaine, bénéficiant du droit d’installation reconnu aux vétérans. Jusqu’en 476, année qui marqua la fin de l’Empire, ils ont servi avec vigueur les intérêts de Rome qui n’étaient plus différents des leurs. Au milieu du Ve siècle, le chef franc de la région de Tournai, Childéric, joua un rôle important dans l’administration autant que dans les combats, non seulement dans sa région, mais dans le domaine gouverné par Aegidius. Il assura, notamment, la garde du pouvoir auprès du comte Paul, à partir de 464, et, en 476, nommait à certains postes d’administration romaine des hommes de son choix, ce qui montre l’ampleur et l’aire de son action. Le successeur d’Aegidius, Syagrius, avait beaucoup moins d’importance que Childéric lorsque sonna la dernière heure de la puissance romaine.
A la fin de l’Empire, les Francs avaient déjà longuement cohabité avec les Gallo-Romains et ces contacts avaient modifié leurs genres de vie, leurs croyances. D’une façon plus générale, l’acculturation des Francs à Rome était largement avancée. La fusion des peuples était entamée. La romanité, l’Empire, avaient été acceptés par les Francs.
Aux temps carolingiens, ni l’une ni l’autre de ces références n’étaient oubliées, et, à travers les temps mérovingiens, par la renaissance carolingienne, l’Empire et l’unité étaient plus que jamais présents dans les esprits. Le règne de Louis le Pieux les avait préférés à toute autre notion. En 843, le grand Empire carolingien n’était plus. Restait l’unité autour de laquelle s’est forgé le royaume de France.
L’unité acquise et sauvegardée du royaume occidental après le traité de Verdun fut l’assise durable de la notion de France. Le territoire mérovingien, né de la conquête, transmis comme un bien patrimonial, avait été sans cesse découpé et redécoupé en multiples royaumes qui changeaient dans leurs limites à chaque succession et prenaient le nom de leur titulaire ou celui d’une résidence promue au rang de capitale. Il n’y avait généralement pas de territoire unique mais une juxtaposition de territoires ayant chacun son roi et dont l’ensemble se nommait regnum Francorum et chaque roi un rex Francorum. Rares et courtes furent les périodes d’unification, comme par exemple les sept années restées légendaires du règne de Dagobert. Le territoire partagé ne pouvait pas se nommer Francia.
Les Carolingiens évitèrent l’éparpillement, dans un premier temps du moins. Carloman entra dans les ordres avant l’accession à la royauté du premier Carolingien, Pépin, que l’on a coutume d’appeler Pépin le Bref.
Ensuite, le frère de Charlemagne, autre Carloman, ne régna que trois ans, donnant ainsi à l’aîné la possibilité de regrouper les terres franques. Au moment de la première succession impériale, celle de Charlemagne, le poids des puînés avait cessé d’être redoutable puisque la terre gouvernée par les Francs dépassait l’étendue des anciennes Gaules et permettait, de ce fait, les partages. C’est dans ce sens que, dès 806, l’empereur-roi avait prévu la division du territoire, mais ses dispositions restèrent sans effet puisque au moment de son décès, en 814, il n’avait plus qu’un seul héritier pour l’Empire et pour les terres franques, tandis qu’en 813 le royaume d’Italie était échu à Bernard, fils du défunt roi Pépin et petit-fils de l’empereur Charles. La succession italienne fut immédiatement révisée par Louis au décès de son père. Louis serait, pour l’Histoire, le défenseur de l’unité. Du moins le désirait-il, même si l’affaire italienne lui valut un temps la réprobation de l’Église et une pénitence publique.
L’unité désirée par Louis pour l’Empire ne put se réaliser pour les royaumes, parce qu’il fallait désamorcer, en dotant tous les fils selon la coutume, les troubles qu’auraient pu susciter les exclus : cercle sans issue où se brisa maintes fois le nouveau royaume de France. Pas assez sérieusement cependant pour que cela puisse remettre en cause le royaume de Verdun ou celui qui naquit des aménagements qui suivirent. Les découpages
furent très éphémères, de 879 à 882 par exemple, et le plus souvent il y eut un héritier unique, naturellement, ou par éviction d’un enfant réputé trop jeune, comme en 954, lorsque Lothaire devint seul roi, au préjudice de son jeune frère, Charles. Enfin, en 888, 922 et 923, les grands eurent recours à l’élection, dans un autre lignage que celui des Carolingiens, ce qui écartait toute idée de partage. L’unité l’emporta sur le morcellement et assura la longue vie du nouveau royaume. La France représente la concorde et ses corollaires, la paix, la force. C’est, au sens plein du terme, un royaume uni.
La création occidentale de Louis avait d’autres atouts unitaires, dont le moindre n’était pas sa place dans la chrétienté et l’alliance de son roi, de son peuple et de son Dieu. Alliance nouvelle qui faisait du royaume franc un nouvel Israël. Cette image, longuement polie et diffusée au temps de Charlemagne, avait ses racines dans le royaume occidental. Là se trouvaient aussi les villes des sacres royaux, Soissons, Saint-Denis ainsi que la cité où Clovis professa la foi du Christ, Reims. La Germanie de Louis ne possédait pas ces références, et le pays médian avait les hauts lieux impériaux (Louis le Pieux, en 839, lui avait attribué la curia c’est-à-dire Aix) mais non ceux de la royauté. Le titulaire du royaume occidental s’installait dans les basiliques et les souvenirs de la royauté franque, chrétienne. Le symbole attaché à Reims, berceau de la catholicité franque, n’échappait à personne, bientôt on y ferait connaître, sous les voûtes de Saint-Remi, la légende de la Sainte Ampoule. A Saint-Denis gisait Pépin, déjà bénéficiaire d’un culte autour de son tombeau, et bientôt allait naître, sous la plume des moines, le nécessaire trait d’union entre les Carolingiens et leurs prédécesseurs dans les Gesta de Dagobert.
Le territoire dessiné par Louis le Pieux était-il l’œuvre du hasard ? La réponse que Nithard fournit à l’historien mérite réflexion. Ce contemporain des événements, de souche carolingienne, était bien placé pour suivre de près les événements des années 837-839. Ayant convoqué Lothaire dans son palais de Worms, l’empereur Louis lui dit : « Voilà, mon fils, comme je te l’avais promis, tout l’empire devant toi : divise-le comme il te plaira. Mais, si tu le divises, Charles choisira les parts; si, au contraire, c’est nous qui le divisons, ce sera toi qui choisiras les parts. » Après hésitation, Lothaire décida de laisser son père faire les parts, et ensuite, entre la part médiane et celle de l’Ouest, il choisit la part médiane, la plus importante il est vrai. Il déclara que Charles aurait la part occidentale, « que telle était sa volonté ». Ce passage de Nithard est essentiel, il rappelle la manière dont fut délimité le territoire occidental, pour lui-même, en tenant compte des réalités de l’Histoire, de l’assemblage des régions, des symboles qui lui étaient attachés et lui donnaient une vie, un nom. Ce n’est pas la « meilleure part » réservée à un fils tardif, en réponse aux incessantes sollicitations d’une jeune impératrice trop écoutée. Il faut nécessairement réviser ce cliché et remplacer la faiblesse présumée de Louis le Pieux par un acte de décision impériale volontaire et ferme. Le populus Francorum représenté par les grands à l’assemblée de Verdun de 843 affirmait que ce territoire était un véritable royaume.