Titre : La mission de la France dans le monde (Célestin Ruellan, 1863)
PREMIÈRE PARTIE.
Pages 5-15
L’homme est un être éminemment sociable ; s’il vivait seul et isolé sur la terre il deviendrait semblable à la brute, ses facultés ne pourraient recevoir le moindre développement, et son intelligence, plongée dans l’obscurité, serait incapable de percer l’épaisseur des ténèbres dont elle serait environnée, parce qu’elle n’aurait plus à sa disposition aucune des sources où elle va maintenant puiser ses forces et sa vie.
La lumière ne se produit, en effet, peu à peu dans notre esprit que parce que nous héritons des connaissances de nos pères ; nous profitons de l’expérience et du travail des siècles, et toutes les sciences viennent à l’envi nous apporter leur tribut. Ainsi l’histoire nous offre le plus vaste enseignement ; elle ne nous redit pas seulement les actions et la vie des hommes illustres, les guerres fameuses qui se sont élevées entre les différents peuples de la terre, et les accroissements de territoire obtenus par une nation sur les autres nations. Celui qui ne chercherait dans l’histoire que le simple récit des nombreux événements accomplis jusqu’à nos jours, se formerait une bien fausse idée do son utilité et de sa grandeur. L’histoire est la source la plus féconde de la philosophie la plus pure : c’est elle qui nous fait connaître la raison de presque toutes les choses, les effets pro-
duits par le vice et la vertu sur les intelligences les plus vantées ; elle nous montre les peuples, s’agitant de tous côtés, conduits par la main de Dieu qui les dirige et règle leurs destinées, d’après l’ordre immuable établi par sa volonté sainte ; elle nous apprend la cause de leur gloire et de leur abaissement ; elle nous fait voir les empires succédant aux empires , et disparaissant à leur tour de la scène, après avoir accompli, souvent sans le savoir, la mission qui leur avait été confiée par la Providence; elle nous enseigne enfin, dans le plus magnifique ensemble, l’action de Dieu sur le monde.
Toutes les autres sciences nous offrent une utilité semblable, et ce n’est qu’après avoir puisé à ces sources diverses, après nous être fortifiés par une étude longue et attentive, que nous pouvons nous lancer nous-mêmes, avec quelque espoir de succès, dans la voie difficile des découvertes. Mais si nous étions privés de toute assistance étrangère, si nous n’avions d’abord pour nous guider ni les lumières de nos prédécesseurs, ni celles de nos contemporains, si presque toutes les matières d’observation étaient dérobées à notre vue, nous nous fatiguerions en vain, nos efforts seraient stériles, nous pourrions à peine trouver les choses les plus nécessaires à notre malheureuse existence, et notre intelligence serait fatalement condamnée aune nuit éternelle.
Notre puissance d’aimer baisserait en même temps que notre intelligence, car les liens les plus intimes existent entre ces deux facultés : L’amour est ce qu’il y a de plus profond dans l’être, de plus fondamental dans la vie ; c’est le but suprême de notre existence, et toutes nos facultés, et par-dessus tout l’intelligence, ne nous ont été données que pour l’augmenter et le purifier.
Aimer, c’est connaître ; nul ne saurait aimer ce qu’il ne connaît pas ; ce n’est qu’en comprenant les perfections d’un être qu’on se sent attiré vers lui par un attrait puissant, irrésistible, et l’intelligence seule nous fait connaître ces perfections. Aussi l’intelligence est une grande force pour l’amour, et plus un homme est doué d’un esprit noble et élevé, plus il est susceptible d’aimer.
C’est parce que nous sommes doués de l’intelligence que l’amour reçoit chez nous une manifestation plus belle que chez la brute, et c’est parce que l’ange a une intelligence supérieure à la nôtre que son amour est plus noble et plus pur que le nôtre.
Il faut donc à l’homme des liens de famille et de société. Saint Thomas, dans son magnifique opuscule De regimine principum, a touché cette question :
« La nature, dit ce grand docteur, a préparé la nourriture de tous les animaux ; elle leur a donné à tous des poils pour les protéger contre le froid, des cornes, des griffes et des dents pour leur servir de défense, ou du moins des pieds agiles pour se dérober à la poursuite d’un ennemi puissant. L’homme seul n’a rien reçu de semblable. A la place de tous ces dons, la raison lui a été donnée, et, avec cette raison, il doit se procurer par le travail de ses mains tout ce que la nature lui a refusé ; mais le travail d’un seul homme ne serait pas suffisant pour accomplir une tâche aussi difficile, car aucun homme ne pourrait trouver en lui-même assez de ressources pour passer sa vie dans une agréable aisance ; il faut donc que les hommes s’aident les uns les autres. D’ailleurs, ajoute-t-il un peu plus loin, la parole n’a été donnée aux hommes qu’afin qu’ils puissent se communiquer leurs pensées ; il est donc naturel que les hommes vivent en société. »
Or, une société est une réunion d’êtres associés pour travailler en commun à la réalisation d’un même plan : ce plan est la condition première et essentielle, le but et l’âme de la société ; c’est la source qui lui a donné naissance, le seul lien qui l’unit, la seule force qui lui donne la vie ; sans ce plan, l’existence de la société serait impossible et ne se comprendrait même pas ; aussi dès qu’il est abandonné, la société se dissout d’elle-même, parce qu’elle n’a plus aucune raison d’être.
Le plan étant l’objet, la fin de la société, on ne doit jamais le perdre de vue, même dans les moindres circonstances, et tout doit y être rapporté, car un acte n’est bon ou mauvais qu’en tant qu’il en facilite ou en retarde l’exécution.
Le premier besoin d’une société est donc de se former une idée bien nette et bien exacte de son plan. Une société qui n’en aurait qu’une idée vague et confuse serait infailliblement exposée à tomber dans des fautes, dans des erreurs continuelles, obligée de s’avancer sans guide et sans lumière au milieu du choc incessant des événements, réduite à agir sans règle sous la seule inspiration du moment, à dépenser ses forces sans aucune utilité pour arriver à son véritable but.
Or, toutes les petites sociétés qui existent dans le monde connaissent naturellement leur plan, parce que leur plan leur a été donné par les hommes.
Quand un homme supérieur, dans un moment d’inspiration, est illuminé tout-à-coup d’une de ces idées heureuses qui traversent parfois l’esprit et l’éclairent en un instant de la plus vive lumière, il cherche à la féconder, à en faire sortir quelque chose de grand. Ne pouvant parvenir à son but par ses seuls efforts, il rassemble d’autres hommes, il leur communique sa pensée, il leur fait part de ses projets ; et ceux-ci, entraînés par la force de ses raisons et par le feu de son éloquence, s’associent à son action et concourent avec lui à l’accomplissement de l’œuvre qu’il a médité.
C’est ainsi que se forment toutes ces sociétés savantes et bienfaisantes, qu’on voit en si grand nombre s’élever chaque jour au milieu des peuples.
Mais il n’en est pas ainsi de ces grandes sociétés que l’on appelle nations, leur fin ne leur vient point des hommes ; elle leur vient de l’auteur de la nature, qui s’est réservé de la leur distribuer lui-même dans sa sagesse infinie.
Il y a des hommes qui, frappés de l’immensité de la puissance divine, nient le règne de la Providence de Dieu sur la terre : Dieu, disent-ils, est trop grand pour s’occuper des choses de ce monde, n’est-il pas insensé de croire que l’homme, qui n’est qu’indignité, puisse attirer le regard et être l’objet des soins de Celui qui possède en lui la plénitude de l’être. Dieu, dans le séjour de sa gloire, se met peu en peine de ce qui peut arriver aux faibles mortels. Que lui importe qu’un peuple l’emporte en grandeur et en éclat sur les autres peuples. Il nous a donné à tous l’existence, mais il nous laisse libres de nous gouverner à notre gré dans le chemin de la vie.
Ce langage est un langage impie, et tous ces hommes blasphèment Dieu. Non, Dieu ne méprise aucune de ses œuvres, parce que toutes ses œuvres sont bonnes, et qu’elles manifestent partout sa gloire et sa puissance ; il ne méprise point surtout l’homme fait à son image.
Des créatures, quelles qu’elles soient, ne peuvent d’ailleurs avoir le pouvoir de subsister, même un seul instant, par elles-mêmes ; et si l’action de Dieu cessait un moment de se faire sentir dans le monde, tout retomberait immédiatement dans le néant.
Dieu n’est donc pas seulement le créateur du monde, il en est encore l’unique ordonnateur et conservateur ; il en possède le gouvernement absolu, et il le conduit par des voies impénétrables à la fin qu’il a résolue de toute éternité. Tenant en ses mains les destinées des empires, il leur assigne à chacun la part qu’ils doivent prendre à l’exécution de ses desseins, et il leur distribue la force et la puissance dans la mesure nécessaire pour accomplir la mission qu’il leur a départie.
Mais puisqu’une nation ne tient point sa mission des hommes, elle ne la saurait connaître sans étude, à moins qu’elle ne lui soit révélée par une grâce toute spéciale de la Divinité. Or, les révélations de cette nature sont excessivement rares ; à peine en voit-on quelques exemples dans l’histoire du monde, car Dieu n’a jamais accordé de ces faveurs insignes qu’au peuple qu’il s’était choisi dans l’ancienne Loi, parmi tous les autres peuples, et à l’Église qui doit jusqu’à la fin des temps annoncer son Verbe dans toute la terre.
A chaque instant on le voit, il est vrai, dans les livres saints, prédire par ses prophètes, et dans les termes les plus précis, la mission des peuples et des conquérants.
Ainsi, pour punir les Juifs de leur idolâtrie et plusieurs autres peuples de leurs excès, il annonce qu’il les fera la proie d’un ennemi redoutable :
« J’ai livré toutes ces terres, dit-il, entre les mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur, et tous les peuples lui seront soumis, à lui, à son fils et au fils de son fils ; et si quelque peuple , si quelque royaume ne veut pas se soumettre à lui, ni baisser le cou sous son joug, je le visiterai par l’épée, par la famine et par la peste. »
Il découvre en même temps ses desseins de miséricorde sur son peuple purifié par le malheur, et ses projets de vengeance contre cette ville célèbre , le marteau dont il avait brisé les traits et les armes de Ses ennemis, contre cette fière Babylone, si orgueilleuse de sa splendeur, qui , par son luxe et ses richesses, était, selon l’expression de Jérémie, comme une montagne contagieuse , et qui s’était rendue indigne de sa mission :
« 0 ville qui corromps la terre, j’étendrai ma main sur toi, je t’arracherai d’entre tes murailles que tu crois inaccessibles, et je te rendrai une montagne consumée par les flammes: On ne tirera point de toi de pierre pour l’angle d’un édifice ni pour le fondement, mais tu seras éternellement détruite Car c’est moi, dit-il dans Isaïe, qui susciterai Cyrus pour faire justice à mon peuple ; il rebâtira la ville qui m’est consacrée, et il renverra libres mes captifs , sans recevoir pour eux ni rançon, ni présents. »
Il apprend encore qu’au temps marqué l’empire des Perses succombera sous les coups d’Alexandre :
« 0 Cyrus, je vous ai appelé par votre nom avant que vous fussiez né, je vous ai élevé, et après cela vous ne m’avez point connu Aussi, il s’élèvera chez les Grecs un roi vaillant, qui dominera avec une grande puissance, et qui fera tout ce qu’il lui plaira. »
Mais toutes ces révélations, et tant d’autres que l’on pourrait citer en nombre presque infini, faites à quelques prophètes, renfermées le plus souvent dans les livres saints et dans le sein de la nation juive , semblent plutôt destinées à montrer aux peuples étrangers que le Dieu des Hébreux était le Dieu de tous les peuples , le maître qui commandait aux événements, qui disposait à son gré de la victoire , et devant qui les plus grands empires n’étaient que néant, qu’à indiquer aux nations la voie que le Seigneur leur avait tracée.
Ce but est même clairement indiqué dans Isaïe :
« J’ai fait toutes ces choses en vous, ô Cyrus, dit le Seigneur, et je les ai annoncées par avance, afin que. depuis le lever du soleil jusqu’au couchant, on sache qu’il n’y a point de Dieu que moi. Je suis le Dieu véritable, et il n’y en a point d’autres. »
Ces révélations ne pouvaient même être d’aucun secours aux peuples et aux grands hommes qu’elles concernaient, puisque ces peuples les ignoraient souvent pendant des siècles, et que ce n’était généralement qu’après avoir accompli leur mission que les conquérants admiraient avec étonnement l’exposé des merveilles que Dieu avait opérées en leur faveur.
Ainsi Cyrus était déjà maître de Babylone quand il connut les oracles qui avaient chanté ses victoires, et Alexandre avait détruit le puissant empire des Perses, lorsqu’on lui montra dans le temple de Jérusalem l’admirable prophétie de Daniel, où il pouvait apercevoir, non seulement la magnifique prédiction de sa grandeur, mais même tout le récit fidèle des nombreux événements qui devaient se succéder à sa mort.
Une nation qui n’étudie pas sa mission est donc condamnée à l’ignorer éternellement. Cette ignorance n’offre pas sans doute pour cette nation le même danger que pour une société uniquement établie par les hommes, où elle entraînerait une dissolution immédiate ou une ruine prochaine. Cette ignorance n’empêchera pas la nation d’être forte et puissante pendant de longues années ; elle ne l’empêchera pas même d’accomplir sa mission, car Dieu n’a pas besoin des faibles efforts des hommes ; il sait bien conduire les peuples à leur insu au terme qu’il a fixé lui-même.
Cyrus, comme on l’a vu, en marchant contre Babylone, non plus que Nabuchodonosor entraînant les Juifs captifs au centre de son vaste empire, ne se doutait pas qu’il n’était que le ministre d’un Dieu vengeur ; Alexandre ne croyait servir que son ambition en poussant le cours de ses victoires jusqu’aux bords de l’Hyphase, et Rome n’avait en vue que son intérêt personnel quand elle travaillait à la conquête du monde, et faisait de tous les peuples de l’univers un seul peuple. Tous ces illustres génies, toutes ces nations célèbres ignoraient qu’ils ne faisaient que préparer les voies au Christ, qui est la vérité, et pour qui ont été accomplis tous les plus grands événements de l’antiquité.
Néanmoins, connaître sa mission est pour une nation d’une importance extrême, car si Dieu n’a pas besoin de notre secours pour exécuter ses décrets, rien ne lui est cependant plus agréable qu’un peuple tout entier appliqué à seconder ses desseins sur le monde, et à concourir à la réalisation de son plan divin dans l’ordre et dans la forme qu’il a fixés.
La vraie félicité et la vraie gloire d’une nation dépendent même uniquement du zèle qu’elle apportera pour accomplir la volonté du Seigneur ; et si un peuple sort des voies de la justice et de l’équité , s’il cherche à opposer son action à l’action de Dieu , quelle que soit sa grandeur, cette grandeur ne sera qu’éphémère ; car si la mission de ce peuple est une mission de colère, si Dieu l’a destiné pour être l’exécuteur de ses vengeances, après avoir brisé par lui la force de ses ennemis, il élèvera contre lui d’autres nations qui se partageront ses dépouilles; et s’il a fait de ce peuple l’objet de sa prédilection, il lui retirera sa bienveillance pour l’accorder à un peuple plus digne.
Toute nation doit donc attentivement étudier sa mission, de peur de faire quelqu’acte contraire aux desseins de Dieu sur elle, et d’attirer sa colère.
Or, cette mission doit s’étudier dans les faits ; c’est en parcourant l’histoire des siècles, c’est en réfléchissant sur les événements, en examinant leur rapport et leur liaison, que l’on pourra découvrir la marche de la Providence et la volonté de Dieu sur un peuple ; c’est par ce moyen que l’on apercevra de la manière la plus évidente la mission de la France dans le monde.
[…]
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Mais à quelle nation Dieu voulait-il donc confier la défense de son Église ? quel peuple devait être son peuple privilégié ?
Les événements les plus importants, les faits les plus nombreux et les plus divers, l’histoire de quatorze siècles, montrent que la France avait été choisie entre toutes les autres puissances pour accomplir cette sublime mission.
Une des premières, parmi les nations venues de Germanie, elle subit la salutaire influence du Christianisme ; elle comptait à peine quelques années d’existence quand elle puisa à cette source féconde, et l’Eglise lui apprit dès lors sa vocation divine, en l’appelant, par la voix de son Pontife suprême, sa fille aînée, c’est-à-dire son soutien et son appui.
Pour lui permettre de travailler librement à sa fin, Dieu lui accorda immédiatement la force et la puissance ; en vingt ans, elle devint la première nation de l’Europe et du monde entier ; son illustre fondateur n’eut pas plutôt reconnu la divinité du Christ, qu’il vit de toutes parts les populations venir, pour ainsi dire, d’elles-mêmes se ranger sous sa loi, comme si Dieu, dès le principe et par une marque toute particulière de sa bonté, avait voulu resserrer les liens qui doivent unir la France à l’Église, et montrer à nos rois que le Christianisme était pour eux le fondement le plus sûr d’une longue prospérité, la seule source véritablement inépuisable de gloire et de grandeur.
Ce fait est d’ailleurs facile à expliquer, car en devenant chrétien, Clovis devenait naturellement l’espoir de tous les Gallo-Romains, de tous ces anciens habitants de la Gaule, attachés comme lui à la religion de Jésus, et qui gémissaient sous l’oppression de princes ariens et idolâtres ; partout on désirait la domination du roi des Francs, on le regardait comme un libérateur, comme celui qui devait abolir la servitude.
La France prenait dès lors une part importante à tous les principaux événements de la Chrétienté, et par ses alliances et sa politique, elle contribuait grandement à la conversion des autres puissances ; ses princes, malgré leur caractère encore barbare, passaient déjà dans le monde pour les défenseurs de la foi, et les missionnaires apostoliques qui allaient enseigner la vérité aux peuples voisins imploraient leur assistance. C’est ainsi qu’ils virent arriver à leur cour le moine Augustin, suivi de quarante compagnons, hommes tous pleins de foi, comme lui ouvriers évangéliques et ses collaborateurs. Il était envoyé par le pape saint Grégoire, qui travaillait avec une ardeur infatigable à répandre l’Evangile parmi les nations ; il s’apprêtait à passer la mer, à pénétrer dans les royaumes fondés par les Anglo-Saxons, et à annoncer la bonne nouvelle dans ces pays sauvages où le nom de Jésus n’avait pas toujours été inconnu, mais qui, depuis l’invasion saxonne, étaient souillés par les cérémonies infâmes d’un paganisme hideux , et il venait auparavant se recommander à la protection des rois francs, et les prier, au nom du Pontife, de le seconder dans sa difficile mission et de l’aider à dissiper l’erreur de ces populations malheureuses.
Son attente ne fut point trompée ; il en reçut des promesses loyales et sincères, suivies d’un prompt secours ; et ce fut à une princesse de la maison royale de France qu’il dût les premiers succès de sa glorieuse, mais pénible entreprise. Berthe, fille de Caribert, avait épousé Ethelbert, roi de Kent. Catholique fervente, et sollicitée d’ailleurs par ses oncles, elle reçut Augustin avec bonté, et l’aida de tout l’ascendant qu’elle exerçait sur l’esprit et sur le cœur du prince son époux. Ethelbert, dès longtemps ébranlé, demanda le baptême; la foi se propagea rapidement dans tout le royaume ; elle passa bientôt dans l’Essex, dans le Northumberland; en quelques années, l’Heptarchie toute entière devint chrétienne, et ce pauvre pays, où l’esprit du mal semblait naguère avoir établi son séjour de prédilection, devint une terre féconde qui donna à l’Église de grands saints, et produisit longtemps des apôtres remplis de zèle , pleins de gloire devant les hommes et de grâces devant Dieu.
Ainsi, dès ces premiers temps, Dieu se servait de l’auguste maison de France pour accomplir ses projets de miséricorde sur les autres nations, et la présentait à tout l’univers comme la protectrice visible de son Église.
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Afin de rehausser encore aux yeux des autres peuples la gloire de cette nation choisie, Dieu se plaisait en même temps à rassembler dans son sein tout ce que le monde comptait alors de plus distingué dans la science et la vertu. Saint Rémi, saint Grégoire de Tours, saint Fortunat, saint Arnould, saint Ouen, saint Eloi et saint Léger, une multitude d’autres prélats illustres, honorèrent alors l’Église de France ; les uns étaient les conseillers des rois, dont ils s’efforçaient de réprimer les excès et les désirs coupables ; les autres cherchaient à empêcher le triomphe entier de la barbarie, et à jeter quelques lumières dans ces siècles de ténèbres ; tous présentaient au monde le spectacle des plus admirables vertus.
Lorsque les descendants de la première race de nos rois furent tombés dans cet état de mollesse et d’épuisement, qui leur valut le nom de rois fainéants, et que par leur incapacité et leur inaction ils se furent rendus indignes du trône, ce même Dieu appela pour leur succéder une famille qu’il avait comblée de ses faveurs. Pépin d’Héristal, le premier prince de cette famille, dont l’histoire a conservé un glorieux souvenir, et qu’on peut, pour cette raison, regarder comme le chef de la deuxième dynastie, était époux de sainte Plectrude, frère de sainte Landrade et fils de sainte Bèghe.
Ce fut cette famille prédestinée que Dieu réserva pour accomplir un fait qui devait faire époque dans l’histoire de l’Église, assurer à cette Église la paix et la tranquillité, et accorder au représentant de Jésus un titre qui convenait à la majesté de son rang.
Prise successivement par les Hérules et par les Goths, Rome, depuis le règne de Justinien et les exploits de Bélisaire, était tombée sous la domination des empereurs d’Orient ; mais cette ville était trop éloignée de la capitale du nouvel empire, pour que ces princes pussent en conserver longtemps la possession ; ils ne prenaient d’ailleurs aucune des mesures nécessaires pour la protéger et la défendre contre les attaques de l’ennemi ; cependant les circonstances étaient difficiles et les attaques devenaient chaque jour plus fréquentes.
Quelques années après la mort de Justinien, les Lombards, sous la conduite d’Alboin, s’étaient précipités sur l’Italie afin de s’en partager les dépouilles ; presque tout ce pays avait été contraint de subir leur domination terrible. Trois ans après leur invasion, ces barbares occupaient déjà toute la Haute-Italie depuis l’Àdige jusqu’aux Alpes de Savoie, la Toscane, l’Ombrie, la vallée du Tibre et Pavie, et ils reculèrent bientôt les limites de leur royaume jusqu’au duché de Bénévent. Rome, l’Exarchat de Ravenne et la Pentapole, avaient échappé à leur puissance, mais leurs princes n’abandonnaient jamais l’espoir de les réunir à leur empire ; et l’histoire de l’Italie, pendant près de deux cents ans, n’est guère que le récit des luttes continuelles que les Souverains Pontifes eurent à soutenir contre ces princes avides et dévorés par l’ambition.
Ce qu’il y eut d’étrange, de véritablement incompréhensible dans ces luttes, c’est que les empereurs d’Orient ne firent jamais le moindre effort pour arrêter les coups des rois lombards contre l’ancienne Rome ; pressé par l’ennemi, presque sans armes et sans soldats, le Pape appelait en vain à sa défense l’empereur son suzerain, il n’en recevait aucun secours, il n’en recevait même pas une promesse.
Pendant que le Lombard emportait, une à une les villes soumises à son autorité, Léon l’Isaurien, qui occupait alors le trône de Constantinople, ne songeait qu’à bouleverser tout l’Empire, afin d’abolir partout le culte des images. Loin de faire quelque chose pour l’Italie souffrante et menacée, il ajoutait encore à ses malheurs en profanant les églises, et en enlevant des sanctuaires tous les vases d’or et d’argent qui servaient au culte, parce qu’étant ciselés, ces vases portaient, disait-il, empreintes les figures des saints; il tenta même plusieurs fois de faire assassiner le pape Grégoire II qui lui reprochait ses égarements et condamnait son erreur , et il poussa la folie et l’extravagance jusqu’à armer contre ses propres provinces désolées une flotte immense, destinée à répandre partout la destruction et la mort, pour les punir de leur attachement inviolable à la vraie foi et à la saine croyance.
Par-là, il s’aliéna le cœur et l’esprit des habitants, et il fit que les Romains , effrayés de ses violences, et voulant protéger les jours des Pontifes qui seuls défendaient leur liberté, accordèrent aux Papes, déjà tout-puissants en Italie par leur influence, un pouvoir presque absolu sur la ville et le duché de Rome.
Malgré les fautes et les imprudences multipliées de la cour d’Orient, les Papes n’en restèrent pas moins attachés aux empereurs comme à leurs souverains légitimes : Grégoire II arrêta même un grand soulèvement parmi les Italiens qui, irrités d’une dernière vexation de Léon l’Isaurien, voulaient proclamer un autre empereur, et le faire couronner à Constantinople ; quelque temps après, tout en remerciant les Romains, dans un long discours, du zèle qu’ils montraient pour sa personne, il les exhorta encore à demeurer fidèles envers l’empereur ; et lorsque Luitprand, le plus grand et le plus glorieux des rois lombards, se fût emparé de Ravenne, et eût chassé l’exarque tremblant sur le territoire de Venise , il écrivit lui-même à Ursus, duc de cette ville, lui conseillant de rétablir l’exarque renversé, et d’aider les Grecs à rentrer dans leurs possessions.
Les Papes sont donc bien loin d’avoir cherché, comme l’ont prétendu quelques historiens, à arracher l’Italie à la domination des princes de Constantinople ; si l’Italie a changé de maîtres , si les Papes, assiégés dans Rome, ont imploré l’appui d’un monarque étranger, la cause n’en doit être imputée qu’à l’étonnant et inexplicable abandon où les empereurs laissaient une ville célèbre, héritière de tant de gloire, une ville qui avait été pendant tant de siècles le témoin de tous leurs exploits, le théâtre auguste de leur splendeur, et non à l’ambition des Souverains Pontifes, qui ne cherchaient qu’à soustraire cette ville aux désastres, suite inévitable de la conquête.
Les Papes ne firent point d’ailleurs appel à la générosité des autres puissances aux premières hostilités des rois lombards ; ils résistèrent longtemps, dénués de tout secours, soutenus par la majesté qui s’attachait à leur nom et à leur caractère auguste. Quand Luitprand, accompagné de troupes nombreuses, s’avançait contre Rome, le Pape sortait de la ville, allait à sa rencontre, lui adressait quelques paroles de paix, et le prince, vaincu par une puissance supérieure, dompté par une force surhumaine, se jetait à ses pieds et se retirait dans son royaume, abandonnant tous les avantages que déjà lui avaient procurés ses victoires. Ce ne fut qu’après des attaques nombreuses, et lorsqu’il vit que le dessein de s’emparer de Rome était un dessein bien arrêté chez les rois lombards, et qu’il ne pourrait toujours par la seule force de ses prières arrêter leurs attaques avides et sans cesse renouvelées, que le Pape jeta enfin les yeux sur la France, confiant à nos rois le soin d’assurer son indépendance.
Ce choix ne pouvait être plus heureux ; la France n’était pas seulement la première nation de l’Occident, elle n’était pas uniquement remarquable par cette foule immense de saints personnages qu’on voyait se lever dans toutes ses cités, ses rois avaient encore montré dans ces derniers temps, et non plus comme auparavant par des faits simples et isolés, mais par les événements les plus glorieux et les plus éclatants, de la manière la plus manifeste et la plus incontestable, que s’ils étaient, selon l’expression du pape saint Grégoire, aussi élevés pour la force et la puissance au-dessus des autres rois que les rois le sont au-dessus des autres hommes, ils étaient surtout une force pour la vérité, un rempart pour la foi, une barrière infranchissable pour les ennemis du nom chrétien.
Maîtres de l’Asie, dominateurs de l’Afrique, les Sarrasins cherchaient encore à réunir l’Europe entière sous leurs lois ; l’Espagne avait déjà reconnu leur autorité, et les faibles restes de la nation des Goths , réfugiés dans les montagnes des Asluries, se défendaient avec peine contre leurs attaques impétueuses. Ces orgueilleux sectaires avaient même franchi les Pyrénées ; Marseille, Avignon, Narbonne, avaient été réunies à leur empire ; tous les peuples de la Gaule tremblaient et se demandaient avec effroi qui oserait arrêter ce torrent dévastateur, quand Charles, l’illustre fils de Pépin d’Héristal, courut à leur rencontre avec ses Francs, les atteignit près de Poitiers, et brisa leurs bataillons superbes, méritant un surnom immortel, témoignage auguste de sa valeur.
Ces terribles conquérants se retirèrent épouvantés devant ses légions triomphantes, Charles les poursuivit avec audace ; tout le midi éprouva sa puissance ; la Provence, qui s’était donnée aux Arabes, sentit la force de son bras, et son fils, aussi glorieux et aussi brave que lui, acheva de chasser du sol de la France ces cohortes innombrables qui avaient, un instant, fait trembler l’univers. Tels étaient la gloire et l’éclat incomparables de la nation française, lorsque les Papes réclamèrent son assistance.
Le danger était imminent ; Astolphe, nouveau roi lombard, traitait déjà les Romains en peuple vaincu, et prétendait leur imposer un tribut annuel d’un sou d’or par tête. Le Souverain Pontife Etienne II avait en vain essayé de le fléchir par des prières ; il avait en vain, comme ses prédécesseurs, exposé sa détresse à l’empereur d’Orient. Le Lombard était demeuré insensible à toute supplication ; et Constantin Copronyme semblait encore plus indifférent que Léon l’Isaurien envers ses provinces d’Italie.
Pépin répondit avec empressement à l’appel d’Etienne II, suivant l’exemple de Charles, son père, imploré autrefois par Grégoire III contre le roi Luitprand. Avant de commencer les hostilités, il tenta jusqu’à trois fois, par les conseils du Pape, la voie des négociations. Dans une semblable circonstance, Luitprand s’était soumis, et avait même restitué au Saint-Siège toutes les terres dont il s’était emparé ; mais il n’en fut pas ainsi d’Astolphe, et il répondit avec autant de hauteur au roi de France qu’au pape Etienne II. Pépin passa aussitôt les monts, et bientôt Àstolphe, assiégé dans Pavie, effrayé et tremblant , promit de rendre Ravenne et plusieurs autres places importantes ; Pépin reçut des otages , et se retira confiant dans la bonne foi de son ennemi, mais il n’eut pas plutôt repassé les Alpes que le prince lombard déclara nulles toutes les conventions du traité , et recommença ses courses contre Rome, se livrant partout aux plus déplorables excès. A cette nouvelle, le roi de France reprit de nouveau les armes, la victoire fut fidèle à ses drapeaux, et il put exiger en vainqueur toutes les conditions d’un premier traité.
Ce fut après cette seconde expédition que Pépin reçut les ambassadeurs de la cour d’Orient ; les empereurs se souvenaient enfin, après l’avoir oublié pendant deux cents ans, que Rome, la Pentapole et l’Exarchat, leur appartenaient, et ils exigeaient que le roi de France les replaçât sous leur autorité. Pépin leur répondit que, par leur étrange indifférence des événements, ils avaient perdu toute prétention sur ces provinces, qu’il les possédait par droit de conquête, et qu’il en userait selon son bon plaisir. Et aussitôt il en fit don au Saint-Siège et à toute l’Église romaine ; l’acte de donation, rédigé dans les formes prescrites, fut déposé dans les archives, et les clés de toutes les villes conquises furent portées à Rome sur le corps de saint Pierre. Plus tard, Didier, le successeur d’Astolphe, ayant recommencé les hostilités, Charlemagne, le fils de Pépin, brisa le royaume de Lombardie, réunit la couronne de fer de ces rois ambitieux à l’immortelle couronne de France, et confirma de nouveau la donation faite à l’Eglise, ajoutant même beaucoup aux libéralités du roi son père.
Ainsi fut fondé et confirmé le gouvernement temporel des Papes, ainsi fut établie l’autorité royale des Souverains Pontifes dans la ville illustre des Césars ; les autres royaumes, pour la plupart, ne tirent leur origine que d’un abus de la force, de guerres sanglantes et injustes ; la France elle-même, si noble et si glorieuse, ne doit le commencement de sa puissance qu’à l’attaque imprévue de son roi Clovis contre le patrice de Rome dans les Gaules, attaque terrible, magnifique dans ses résultats, qui anéantit les restes encore redoutables de la puissance romaine dans ce pays, mais qui n’était motivée, il le faut bien avouer, que par l’ambition d’un jeune héros, désireux d’étendre à tout prix les limites de son empire, et de faire du peuple franc un grand peuple, le peuple conquérant de la Gaule. Mais dans l’établissement du royaume temporel du Siège apostolique , on ne voit rien de semblable ; l’examen le plus sévère et l’étude la plus scrupuleuse ne peuvent rien y trouver de contraire à la justice et à l’équité, puisqu’une chose ne nous est jamais plus légitimement acquise, que quand elle nous a été donnée en pleine connaissance de cause par celui qui seul était le maître d’en disposer, et que Pépin réunissait en lui tous les caractères qui peuvent garantir au donateur la légalité de son acte. Il est certain, en effet , que les empereurs d’Orient avaient perdu tout droit de domination sur les provinces italiennes , car on ne retrouve aucun exemple dans l’histoire, où les souverains aient manqué, d’une manière aussi grave, aux grands devoirs qui leur sont imposés envers les peuples soumis à leur autorité. Pépin pouvait donc réellement se considérer comme le véritable possesseur des provinces qu’il venait d’arracher à l’insatiable avidité des princes lombards ; mais il importait à sa gloire de ne point en conserver la souveraineté, parce que, s’il les eût gardées en sa puissance, il eût paru n’avoir d’autre mobile dans ses actions qu’un vil et méprisable intérêt ; il se trouvait , en quelque sorte, obligé par les circonstances de faire présent de sa conquête à quelque prince son allié ; et son choix ne pouvait tomber que sur les Souverains Pontifes, qui avaient consacré tous leurs soins à défendre la liberté de ces provinces , et qui jouissaient des plus vives sympathies des populations.
On dirait, par ce concours des événements, que Dieu a voulu ainsi établir le domaine temporel du Saint-Siège dans des circonstances exceptionnelles, afin de le rendre plus respectable et plus sacré devant les autres nations, et montrer sa nécessité à tous les peuples de la terre.
Cependant, de nos jours, cette nécessité pour bien des gens est encore un problème. Il ne manque pas d’âmes loyales et chrétiennes qui, séduites par l’apparence, et entraînées par les discours trompeurs de quelques hommes de mauvaise foi, ne voient pas, et souvent ne veulent pas voir, que l’indépendance temporelle du Saint-Siège est la garantie la plus sûre, la condition même indispensable de son indépendance spirituelle.
Abusant d’une étrange manière de quelques paroles tirées des livres saints, ils disent que Jésus-Christ a vécu sur la terre le dernier et le plus pauvre des hommes, qu’il n’a jamais connu que la souffrance et la douleur ; que l’éclat de l’or et des richesses, la splendeur des dignités, ne conviennent point aux ministres de son culte ; que la pourpre des rois ne sied pas surtout à celui qu’il s’est choisi pour son vicaire apostolique, et qui doit suivre en tout ses traces et ses exemples. Ces objections ne sont pas nouvelles ; Julien l’Apostat en présenta de semblables, lorsqu’il résolut de persécuter les Chrétiens et de relever les autels du paganisme, et depuis elles ont été mille fois répétées et mille fois réfutées.
Pour rappeler à la vérité un monde corrompu, flétri par l’orgueil, une société égoïste qui ne songeait qu’à ses plaisirs, qui n’estimait l’homme que par son luxe et ses richesses, qui considérait la pauvreté comme un vice, et l’infortune comme une infamie ; pour relever la souffrance aux yeux des peuples, pour montrer à cette société que la pauvreté parfois n’est pas sans grandeur , et que la vertu se plaît souvent à habiter chez les humbles , il fallait que le Juste lui-même souffrît ; il fallait qu’il détruisît, par ses actions comme par ses paroles, toutes ces doctrines menteuses qui flattaient la vanité. C’est pour cela que Jésus a mené sur la terre une vie d’opprobre et d’abaissement ; c’est pour cela qu’il a appelé les bergers près de son berceau, avant d’y appeler les sages de l’Orient ; et c’est encore une des raisons pour lesquelles il a choisi ses apôtres parmi les petits, et a permis contre son Eglise ces sanglantes persécutions qui semblaient devoir l’écraser.
Mais, pour convaincre le monde de la vérité, il n’était pas nécessaire que l’Église vécût toujours dans la douleur ; ces grands enseignements étaient suffisants, et Dieu pouvait d’ailleurs, par de nombreux exemples particuliers, achever de détromper les esprits égarés. Le disciple sans doute doit suivre la voie du maître, mais on peut marcher sur les pas de Jésus, on peut porter sa croix dans une position brillante comme dans une vie simple et cachée, au milieu des dignités et des honneurs comme au milieu des humiliations, sur le trône comme dans la chaumière.
Toutes les objections que l’on se plaît à élever contre la puissance temporelle des Papes n’ont donc aucun fondement réel, et ne doivent être attribuées qu’à un esprit d’impiété, ou du moins à un déplorable aveuglement. Comment se pourrait-il que celui qui, sous le rapport spirituel, doit avoir autorité sur toute la terre , soit soumis, sous le rapport temporel, au commandement absolu d’une puissance du siècle , d’un de ces grands et de ces princes du monde qui, en matière de foi, doivent écouter sa parole avec le respect le plus profond, et suivre ses conseils avec l’ardeur et tout le zèle de fils religieux et soumis. Ne voit-on pas que le Pape serait inévitablement gêné dans l’accomplissement de sa mission, s’il était tenu à l’obéissance envers un monarque étranger ? La haute convenance des choses ne demande-t-elle pas que les égards et les prérogatives accordés aux souverains soient attachés à sa personne ? seule ne prouve-t-elle pas la nécessité du pouvoir temporel de Pierre? M’étendre davantage sur ce point serait dépasser les bornes de mon sujet , mais je n’ai pas cru hors de propos de donner quelques développements, et de m’arrêter à quelques considérations sur le commencement de la royauté des Pontifes de Rome ; parce qu’en parlant de la nécessité de ce grand fait, qui intéresse tout le monde catholique, je donne une nouvelle preuve de la glorieuse mission de la France, puisque je montre qu’à elle a été réservée d’accomplir l’événement qui intéresse le plus à la gloire et à la prospérité de l’Eglise; et en rappelant les circonstances qui ont précédé et
accompagné cet événement, et qui en démontrent la justice et la légalité, je fais voir que si la France a toujours été attentive à opérer le bien de l’Eglise, elle n’a jamais cherché cependant à l’opérer contre le droit et l’équité.
L’Europe seule avait jusqu’alors connu notre valeur, mais l’Asie allait être bientôt le témoin de notre courage, et tout l’Orient devait, en retentissant du bruit de nos exploits, admirer l’attaque irrésistible de nos soldats et leur zèle infatigable pour la religion de Jésus. Trois siècles après la mort du grand Constantin, Jérusalem était tombée au pouvoir des sectaires de Mahomet, et depuis ce temps l’infidèle dominait dans ses murs ; de honteuses mosquées s’élevaient à côté des temples réservés au Seigneur ; des chants profanes et sacrilèges se mêlaient au chant des hymnes composées à la gloire du vrai Dieu; les nombreux pèlerins qui accouraient de toutes les extrémités de la Chrétienté, pour visiter les Lieux-Saints, étaient exposés le long du chemin à toutes les vexations d’un despotisme barbare, et quand , échappés aux périls du voyage, ils arrivaient aux portes de Jérusalem, la cité sainte leur était fermée, et il ne leur était permis de monter sur le Calvaire , et de prier sur le tombeau du Sauveur, qu’au prix d’un lourd et onéreux tribut.
Le récit de ces malheurs et de ces souffrances agitait tout l’Occident ; l’indignation croissait dans tous les cœurs, et le nombre des pèlerins, loin de diminuer , augmentait chaque jour de plus en plus. Urbain II résolut de profiter de cette exaltation des esprits pour soulever l’Europe entière contre l’Asie , et arracher les Lieux-Saints à la domination des Musulmans ; il tint un concile à Plaisance, parla longuement de Jérusalem, et des maux qui affligeaient les Chrétiens de Palestine ; mais on ne comprit point ses paroles , on fut insensible à sa voix. La France seule, comme dans toutes les grandes circonstances, devait encore donner l’initiative, et être à l’univers un mémorable exemple de générosité, de grandeur d’âme, d’un noble et religieux enthousiasme pour cette haute et glorieuse entreprise.
A peine le Pape eut-il communiqué sa pensée dans le brillant concile de Clermont que ce cri soudain retentit de tous côtés : Dieu le veut, Dieu le veut. Et aussitôt les plus illustres seigneurs, à genoux, reçurent des mains du Pontife la croix de drap qui devait être le signe de leur engagement sacré. La France entière applaudit à cette magnanime manifestation, et dans toutes les provinces, dans toutes les cités, le peuple et la noblesse se levèrent avec empressement pour porter secours à leurs frères dans l’affliction; l’élan une fois donné, toutes les autres nations voulurent prendre part à cette sainte expédition ; et bientôt des armées innombrables, composées des plus braves chevaliers et commandées par les princes les plus célèbres de la Chrétienté, traversèrent la Hongrie et la Dalmatie , et se réunirent joyeuses et confiantes à Constantinople. La faim, le climat et la trahison les décimèrent plusieurs fois au milieu des arides déserts de la Syrie ; et, de cette multitude immense, cinquante mille hommes seulement, après de laborieux exploits et d’incroyables fatigues, parvinrent à Jérusalem. Mais ils étaient soutenus par une force plus qu’humaine, et tous les efforts des infidèles furent impuissants contre leur inébranlable courage. Jérusalem fut emportée d’assaut et devint la capitale d’un royaume chrétien, dont Edesse et Antioche formèrent l’es premières principautés, et qui comprit bientôt les comtés de Tibériade, de Tripoli, de Tyr, de Césarée, de Beyrouth et d’Héraclée.
Ainsi la France accomplissait en tous lieux sa glorieuse mission ; ainsi de plus en plus elle se montrait digne du choix et des faveurs de la Divinité.
Chaque fois que les rois de Jérusalem, pressés par des ennemis puissants, jetèrent un cri de détresse vers l’Occident, la France fut toujours la première à voler à leur secours, et la plus ardente à les défendre. Après la ruine d’Edesse, ce fut elle qui, un moment, releva leurs espérances, et tenta de s’opposer aux projets du terrible Noureddin ; et quand la défaite de Tibériade, la captivité de Lusignan et la prise de Jérusalem, eurent porté la consternation dans toute l’Europe, elle envoya en Palestine l’élite de ses guerriers ; et ceux-ci, réunis aux chevaliers d’Angleterre et d’Allemagne, remplirent les Sarrasins eux-mêmes d’admiration pour la gloire du nom chrétien. Seule, elle se montra sensible aux maux que les Turcs Karismoins firent peser sur la ville de Jérusalem , et sur toutes les provinces possédées par les Croisés ; seule, elle se leva une dernière fois pour protéger les faibles restes d’un royaume éphémère contre les coups des farouches conquérants, qui l’accablaient de toutes parts, et son roi mourut en donnant l’exemple d’un généreux dévouaient et d’une inaltérable piété.
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Après avoir servi avec tant d’ardeur les intérêts des Chrétiens en Palestine, elle ne négligea point ceux de l’Église en Europe; et, lorsque l’erreur et l’hérésie eurent pénétré au sein des populations, lorsque l’esprit d’orgueil et d’avarice eut corrompu les âmes superbes et indociles, et excité partout des germes de révolte et de sédition, ses princes se distinguèrent, entre tous les autres souverains, pour empêcher les progrès de ce mal terrible dans leur royaume.
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