Présentation de l’éditeur
Née en 1860 dans un contexte antijuif particulièrement tendu, tant en Orient (affaire de Damas en 1840) qu’en Occident (affaire Mortara en 1858), l’Alliance israélite universelle s’est rapidement imposée comme la version juive de la « mission civilisatrice de la France ». À travers son réseau d’écoles modernes s’étendant du Maroc à la Perse, elle a contribué à l’émancipation de la condition juive comme à la modernisation des communautés juives et plus largement de leurs pays d’accueil. Mais elle s’est également retrouvée prise dans une série de controverses – avec les rabbins qui l’accusaient de saper les valeurs traditionnelles, avec le sionisme naissant – et de fantasmes antisémites. À travers son prisme, c’est toute l’histoire complexe des relations entre l’Europe, le monde musulman et les Juifs qui se donne à lire et nous ouvre à un autre regard sur les problématiques contemporaines.
Georges Bensoussan, historien, est notamment l’auteur d’Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (Fayard, 2002) ainsi que de Juifs en pays arabes. Le grand déracinement 1850-1975 (Tallandier, 2012).
PROLOGUE
L’émancipation du judaïsme de France
En 1789, le judaïsme français compte à peine 50 000 personnes dans un pays fort de 26 millions d’habitants environ. De surcroît, cette réalité marginale est divisée, notamment entre séfarades de Bordeaux et Juifs d’Alsace et de Lorraine. Plus réduit encore, le judaïsme parisien regroupe à peine 500 à 600 individus, une communauté qui progressera toutefois rapidement, portée par l ‘égalité civique qui multiplie les chances de promotion sociale. On comptera 25 000 Juifs à Paris en 1861 et 40 000 en 1880 alors que dans le même temps la capitale française voit sa population tripler. Au fil du XIX°siècle, le centre de gravité du judaïsme français bascule de l’Alsace et de la Lorraine (80 % en 1808, 56 % en 1861) vers Paris. L’émancipation va faciliter l’unification des judaïcités françaises, au même titre que la Révolution accélérera le processus d’unification de la nation française.
La Révolution affirme l’émancipation des Juifs de France en deux temps, le 16 août 1789 et le 28 septembre 1791. C’est là l’aboutissement d’une longue marche vers l’égalité des droits. Le 27 septembre 1791, lors de la promulgation du décret d’émancipation, Berr Isaac 6err, porte parole des communautés de l’Est, lance cet appel :« Il est donc arrivé ce jour où le voile qui nous couvrait d’humiliation s’est déchiré, nous les récupérons enfin ces droits qui, depuis plus de dix huit siècles,nous avaient été ravis. » Il appelle à participer réellement à la vie de la nation :« Là, nous ne devons absolument être que des individus, des Français occupés à un vrai patriotisme et au bien général de la nation.»
Les éléments les plus traditionnels des communautés juives s’estiment fragilisés par la liberté nouvelle. Ils vont faire pression sur le pouvoir politique. Quelques années plus tard, le Consistoire mis en place par Napoléon (mars 1808) satisfera ces élites rabbiniques qui collaboreront avec lui. En achevant l’unification, le Consistoire atténue l’antique inimitié entre Juifs de l ‘Est et Juifs de Bordeaux, entre séfarades et ashkénazes.
Les Juifs accèdent à la citoyenneté française à la condition de renoncer « à tous les privilèges et exceptions introduits précédemment en leur faveur ». « Il faut refuser tout aux Juifs comme individus (…), i l faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre, il faut qu’ils soient individuellement citoyens » :on connaît l’adresse du député de Clermont Tonnerre le 23 décembre 1789. Ce sera là la position d’un judaïsme français qui, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, œuvrera pied à pied pour éliminer toute particularité politique, espérant de la sorte réduire au silence ses adversaires aux yeux desquels les Juifs demeurent une nation dans la nation.
Les élites nées de l’émancipation sont pratiquement les mêmes que celles d’avant la Révolution. L’assemblée des notables qui s’ouvre à Paris le 26 juillet 1806 pour jeter les bases du Consistoire rassemble la plupart des enfants de l’élite communautaire d’autrefois, plus sécularisée seulement, partagée entre modernistes qui adhèrent aux idéaux de 1789 et traditionalistes qui les voient comme un danger. Au sein de ces élites communautaires, l’émancipation induit une forme d’acharnement à vouloir se montrer dignes de la confiance accordée. En élisant à la présidence du Consistoire un juif peu traditionaliste (Abraham Furtado), les notables veulent signifier à l’empereur qu’ils entendent suivre la ligne qu’il leur a tracée. Dans leurs déclarations publiques, sans se lasser, ils mettront l’accent sur leur soif d’intégration à la nation française comme ils chercheront à démontrer à toute force que les lois du judaïsme, dénuées de toute prétention politique, sont complémentaires de la loi civile française. En vérité, cette conception n’avait rien d’original, elle était déjà présente chez l’Allemand Moses Mendelssohn (Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, 1783) comme en France chez l’abbé Grégoire dans son ouvrage couronné par la Société royale des sciences et des arts de Metz (Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, 1788).
Le Consistoire traduit au premier chef la volonté napoléonienne de cantonner les juifs à une activité religieuse et éducative sans leur laisser aucune initiative politique. « Le gouvernement français ne peut voir avec indifférence une nation avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, posséder exclusivement les deux beaux départements de l’ancienne Alsace ; il faut considérer les Juifs comme nation et non comme secte. C’est une nation dans la nation », assure l’empereur lors de plusieurs séances du Conseil tenues en avril et mai 1806. Les fonctions dévolues au Consistoire évoquent à plusieurs reprises la nécessité de « régénérer » les Juifs, un terme qu’un demi-siècle plus tard les fondateurs de l’Alliance reprendront à leur compte. Les dirigeants des consistoires, de province comme de Paris, s’engagent à veiller à la « rééducation » des masses juives et à se montrer « dignes » de l’émancipation : « Mes frères, méditez cette vérité : tant que nous n’aurons pas modifié nos coutumes, nos traits de caractère et toute notre éducation, il ne faudra pas s’attendre à un respect de la part des autres citoyens », déclarait déjà en 1791 la figure de proue du judaïsme alsacien, Berr Isaac Berr.
L’hostilité que l’empereur voue aux Juifs se traduit par une politique de contraintes mise en place entre 1806 (convocation de l’assemblée des notables) et la publication deux ans plus tard, en même temps que l’installation du Consistoire, des « décrets infâmes » qui reviennent sur certains droits accordés en 1791. Le président du Consistoire tentera à plusieurs reprises de les faire annuler. En vain. Tout en restreignant les droits accordés par la Révolution, la Restauration ne reviendra pas fondamentalement sur l’émancipation mais c’est la monarchie de juillet seule qui parachèvera véritablement la libération de 1791 en mettant le culte juif au même niveau que les autres (les rabbins sont rémunérés par l’État à partir de 1831) et en abolissant en 1846 les « décrets infâmes ».
PREMIÈRES PAGES
GENÈSE DE L’ALLIANCE
Le poids des circonstances
Au XIX° siècle, le judaïsme français constitue une modeste communauté qui passe de 50 000 âmes au début du siècle à 100 000 environ à la fin. On compte alors près de 600 000 Juifs en Allemagne et près de 250 000 en Angleterre. Les Juifs de France comprennent très tôt que le décret d’émancipation ne suffira pas à assurer leur stabilité dans la société face au poids de l’Église catholique et à la prégnance de l’antijudaïsme, comme le montrent au début de 1848 les émeutes antijuives en Alsace. Sans oublier un nombre élevé de conversions.
Un judaïsme français influencé par la « science du judaïsme » allemande et qui évolue vers une sorte de déisme caractérisé par la défense et l’illustration de valeurs morales universelles :
« Que l’on cesse donc de faire retentir dans cette enceinte le nom de nation juive, déclare en 1826 l’avocat Adolphe Crémieux, l ‘un de ses principaux représentants, si tant est que l’on puisse regarder les Juifs comme une nation depuis qu’ils ont eu le bonheur d’être confondus dans la grande famille du peuple français. »
Enfants à jamais reconnaissants de l’émancipation accordée en 1791, les juifs de France se veulent les témoins du progrès moral de l’humanité. Loin d’être un peuple politique, ils constituent un peuple spirituel habité par la mission d’édifier le genre humain . La France est dès lors la nouvelle « Terre promise », le lieu de l’espérance messianique dans une approche universaliste qui dès ses débuts constituera la « base philosophique » de l’Alliance.
Ce courant assimilationniste pousse un certain nombre de Juifs à défendre en réaction l’idée d’un « retour » à une identité « originelle ». C’est le cas de Moses Hess en Allemagne, celui de Bernard Lazare en France.
Le mouvement d’émancipation, caractérisé par un déisme assumé, demeure porteur d’un puissant espoir. Il ne concerne toutefois qu’une partie restreinte de la « communauté juive », celle qui impulse l’éveil intellectuel des années 1840 1860 marqué, entre autres, par la fondation de plusieurs revues :Archives israe1ites de France (1840), L’Univers israélite (1844), le Lien d’Israël (1855).
Dans le sillage de la révolution de 1848, après d’autres, une partie de la jeunesse juive d’origine bourgeoise entame une carrière universitaire. Parfois normaliens, souvent agrégés, ces jeunes hommes qu’on retrouvera aux origines des grandes revues juives du XIX° siècle sont influencés par la « science du judaïsme » et la Haskala allemandes. Autour des années 1850, le poids des laïcs progresse parallèlement au sein du judaïsme français. En 1859, le transfert de l’École rabbinique de Metz à Paris signale leur rôle croissant. En rapprochant la formation des rabbins des grands établissements universitaires, ils entendent favoriser une approche du judaïsme plus « scientifique ». Un état d’esprit nouveau porté au mitan du siècle par une élite sociale qui inclut professions libérales et banquiers, une oligarchie où l’on retrouve les mêmes noms de famille, noyau infime de trois cents personnes à peine qui va nourrir la mythologie des « Juifs, rois de l’époque» avec, au sommet, la figure de Rothschild « roi des Juifs », cauchemar d’une résurrection « toujours possible » d’une féodalité abhorrée. Cette oligarchie dominera longtemps les instances du judaïsme français et le Consistoire aux élections duquel un tiers à peine des notables participent dans un entre-soi quasi complet.
Les succès mondains de cette élite sociale sont interprétés par la communauté juive tout entière comme le signe de son acceptation par les classes dirigeantes du pays. Dès les années 1840, en effet, certains de ces notables juifs sont élus députés. Deux d’entre eux vont siéger comme ministres dans le premier gouvernement de la République, dont Adolphe Crémieux, puis d’autres au sein des différents corps poli tiques du Second Empire. Par sa seule présence, cette grande bourgeoisie juive rassure le gros d’une communauté qui sait la fragilité de l’émancipation .
Après 1848, le Consistoire ouvre ses portes à l’ensemble des membres de la communauté. Cependant, le taux de participation aux élections stagne toujours et les mêmes familles continuent à le diriger : une « poignée d’individus », notait déjà en 1844 la revue Archives israélites, « qui ne représentent que le coffre-fort et le portefeuille israélites ».
Parmi eux, de nombreux banquiers présents à la tête de la plupart des institutions juives, telle la marque d’une vision caritative du monde social. Une protection dangereusement ambivalente, comme le souligne en 1855 L’Univers israélite : « Les attaques et les calomnies contre les Juifs n’atteignent pas les Rothschild, les Fould, les Meyerbeer et les Rachel ; mais elles frappent cruellement les pauvres et les faibles qui doivent expier la fortune de quelques coreligionnaires heureux »
Car ces notables sont socialement au diapason des classes possédantes apeurées par le printemps 1848. Politiquement frileux, comme d’autres, ils préfèrent l’injustice au désordre et ne soutiennent pas leurs coreligionnaires victimes de discrimination. Ainsi lorsqu’en 1849 Isidore Cahen, normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie, est destitué de sa chaire à la demande de l’évêque de Luçon avant d’être nommé ensuite à Tours à un poste moins prestigieux, le Consistoire hésite à s’exprimer, puis le fait fort timidement. De là une colère et une frustration qui nourriront chez Cahen et ses camarades le désir de constituer une organisation moins déférente envers le pouvoir, plus décidée à défendre les Juifs « de la base ».
Trois ans plus tard, le ministère de l’instruction publique bloque l’accès aux concours de certains candidats juifs et protestants en leur refusant un « certificat d’aptitude morale à l’enseignement ». Le pouvoir civil s’incline. Le Consistoire aussi, soucieux de ne pas s’aliéner l’empereur. Les futurs fondateurs de l’Alliance, dont Isidore Cahen, accuseront directement la bourgeoisie financière juive de passivité face à la persécution des Juifs où qu’elle soit. Y compris à l’étranger comme dans le cas de l’affaire Mortara en Italie « Où sont passés nos grands capitalistes ? s’interrogent les Archives israélites. Pourquoi ne les entend-on pas ? Pourquoi n’usent-ils pas de leur influence pour sauver cet enfant des mains de ses ravisseurs ? »
La multiplication des sociétés de bienfaisance et de promotion des « classes laborieuses » constitue un signe d’appartenance à l’élite dirigeante. Le caritatif est un acte d’autopromotion sociale, il rehausse l’image morale comme le statut social de cette oligarchie. Le décret Crémieux en 1870 participera aussi de cette veine même si ses motivations les plus profondes sont d’ordre politique .
L’« affaire de Damas » (1840)
L’« affaire de Damas » qui éclate en 1840 va jouer un rôle essentiel dans la maturation du judaïsme d’Europe occidentale et constituera l’un des principaux jalons de la création de l’Alliance. Le 5 février 1840, à Damas, un capucin sarde (et protégé français), le père Thomas, et son serviteur musulman, Ibrahim Amarah, disparaissent. Les autorités chrétiennes accusent immédiatement « les Juifs » de les avoir enlevés, une accusation appuyée par le consul français, le comte Benoît de Ratti-Menton. Plusieurs notables juifs (et leurs enfants pour exercer une pression sur les parents) sont arrêtés, interrogés et torturés. Deux d’entre eux en meurent.
Le banquier James de Rothschild reçoit le premier des informations. Il tente d’intervenir auprès du Premier ministre français, Adolphe Thiers. En vain. Pire, il se heurte à des manifestations hostiles dans les rangs mêmes du gouvernement. « Ces gens-là sont coupables, ils ont voulu le sang d’un prêtre et vous ne savez pas jusqu’où peut aller le fanatisme des Juifs de l’Orient », déclare Thiers à Crémieux qu’il reçoit à sa demande. Pour l’élite dirigeante du judaïsme français, cinquante ans après l’émancipation, c’est une gifle. Crémieux se rend à Londres, décidé à œuvrer afin de missionner en Égypte la puissance alors souveraine en « Grande Syrie » et, de concert avec le judaïsme anglais, une délégation chargée de rencontrer le vice-roi Muhammad Ali. Composée de Crémieux, du lord anglais (et juif) Moses Montefiore et du savant orientaliste français Salomon Munk, la mission est décidée dans les locaux de la banque Rothschild, à Paris, le 29 juin 1840.
La délégation arrive à Alexandrie le 4 août 1840. Après quelques semaines de négociations, elle obtient la libération des quinze prisonniers juifs de Damas. Au-delà de l’enthousiasme provoqué par cette nouvelle, l’affaire a traumatisé les communautés juives d’Orient. Mais c’est aussi un choc pour le judaïsme français (et occidental plus largement) qui croyait à son émancipation. C’est aussi un choc moral pour Crémieux et Munk lorsqu’ils découvrent la condition des Juifs du monde arabo-musulman. Ils reviennent d’Égypte convaincus de la nécessité de protéger ces communautés, et, à plus long terme, les libérer de leur misère matérielle et psychologique. Crémieux demeure d’ailleurs quelques mois au Caire où il décide d’ouvrir une école de garçons et une école de filles, persuadé comme nombre de ses contemporains, issus de ce même milieu gagné aux Lumières, qu’il n’y aura d’émancipation que par l’éducation. Plus tard, Narcisse Leven, président de l’AIU au début du xx° siècle, écrira d’Adolphe Crémieux que le premier il avait « eu l’idée de la régénération des Juifs de l’Orient ; il comprit que, s’il était bon de les défendre, il valait encore mieux les mettre en état de se défendre eux-mêmes. Pour cela, il fallait les instruire ». Les premiers à bénéficier de cette nouvelle sollicitude sont les Juifs d’Algérie qui obtiennent en 1845 un système consistorial équivalent à celui de la France.
L’« affaire de Damas » marque aussi la naissance d’un embryon d’« opinion publique », à laquelle James de Rothschild fait appel contrairement à la ligne de conduite qu’il avait toujours suivie. Il entend s’adresser à l’opinion « éclairée » des élites européennes et pour la première fois, la presse et l’opinion publique sont appelées à réagir. Vingt ans plus tard, la naissance de l’Alliance israélite universelle témoignera de cette mutation dont elle aura compris les enjeux, usant avec habileté de l’élévation du niveau d’éducation comme du rôle nouveau de la presse.
Après concertation avec James de Rothschild, Crémieux publie une tribune dans deux journaux libéraux de Paris, La Gazette des tribunaux et le journal des débats : « Comment ! C’est en 1840 qu’on répète, sans la repousser avec dégoût, cette misérable calomnie, née dans les infâmes préjugés du christianisme du Moyen Âge, et qui représente les Juifs, vrais croyants, comme se nourrissant pendant la fête de Pâques du sang des chrétiens, versé par des mains saintement homicides (…) »
Pour beaucoup, l’« affaire de Damas » souligne la nécessité d’une organisation juive supranationale. En 1845, dans les Archives israélites, Goudchaux Weil (sous le pseudonyme de Ben Levy) appelle à la création d’une société mondiale pour la défense des droits des Juifs, en un temps où le principe des nationalités s’impose peu à peu et où la franc-maçonnerie, à laquelle Adolphe Crémieux appartient, est en plein essor. Ce type d’initiative se multiplie les années suivantes comme lorsqu’en 1846, la presse juive appelle à la constitution d’une Société israélite d’émancipation universelle. Deux ans plus tard, Goudchaux Weil propose « de réunir tous les moyens quelconques à notre disposition pour que nos coreligionnaires acquièrent l’égalité complète, civile et politique, dans tous les pays du monde ».
L’idée progresse ailleurs aussi en Europe. En 1847, des Juifs de Hambourg tentent de créer une « Société d’émancipation politique et sociale en faveur des Juifs persécutés ». En février 1851, un jeune ingénieur français de l’école des Ponts et Chaussées, Jules Carvallo, propose dans L’Univers israélite la réunion d’un congrès juif :
« Le mouvement doit partir de la France où les Juifs jouissent d’une position privilégiée qui doit, dans l’avenir, devenir l’état normal des communautés israélites parmi tous les peuples. Puisque la France montre l’exemple au monde, les Israélites français doivent être fidèles au rôle d’avant -garde dont l’histoire leur fait un devoir ».
Deux ans plus tard, en 1853, dans L’Univers israelite encore, il publie un nouvel article intitulé « D’un congrès israélite » :
« Vous y lirez en lettres de feu la nécessité de nous réunir, de nous serrer les uns contre les autres, de nous défendre contre les coups du ravisseur dont la rage augmente à la vue de notre douceur, de notre patience, de notre résignation et surtout de notre succès »
L’idée d’un congrès israélite consacré tout entier à l’émancipation des Juifs opprimés porte en germe la naissance de l’Alliance. Dans son sillage, Herzl, un demi-siècle plus tard, y trouvera l’inspiration de la tenue du premier congrès sioniste. À l’automne 1858, Isidore Cahen (qui succédera l’année suivante à son père Samuel à la tête des Archives israélites) annonce la création d’une nouvelle institution, « une force active au profit de tous les Juifs persécutés ».
L’« affaire Mortara » (1858)
En juin 1858, à Bologne, des gendarmes du pape enlèvent de la maison familiale un jeune garçon juif, âgé de six ans, Alfredo Mortara, afin de le confier à l’Église pour l’élever dans la religion catholique. Quelque temps auparavant, l’enfant avait été secrètement baptisé par une gouvernante catholique qui le pensait à l’article de la mort. Guéri, le jeune Mortara est désormais chrétien aux yeux de l’Église. C’est là le début d’une affaire qui oppose aussi au pouvoir du pape le roi Victor-Emmanuel Il et son ministre Cavour.
Le pape, qui se refuse à intervenir, reçoit en France le soutien de la droite catholique. Une campagne de presse antijuive se développe et dans le journal L’Univers du 19 novembre 1858, Mgr Veuillot s’en prend au « peuple déicide », nourri de « haine pour le genre humain » et dont il faut chercher les germes maléfiques dans le « pharisaïsme et le Talmud ». L’année suivante, il publie L’Église et la Synagogue qui reprend tous les clichés de l’antagonisme judéo-chrétien auxquels s’agrège un nouveau motif de haine, le capitalisme financier assimilé aux Juifs « et aux Rothschild ». Le Consistoire porte plainte. De leur côté, les communautés juives d’Europe occidentale se mobilisent, à commencer par le Board of Deputies anglais fondé en 1760.
En 1860, l’affaire semble pouvoir connaître un dénouement heureux quand les États napolitains et pontificaux (dont Bologne) sont intégrés au royaume du Piémont, lequel avait déjà émancipé sa communauté juive. Mais les troupes piémontaises sont à peine entrées à Bologne que le jeune Mortara est envoyé à Rome pour y être enfermé dans un couvent.
Montefiore s’entremet auprès du pape. En vain. En dépit des suppliques et des interventions venues du monde entier, dont celles des empereurs François-Joseph d’Autriche et Napoléon III, le Vatican refuse de céder. Les protestations du Consistoire français, du Board of Deputies et la campagne de presse restent sans effet. La position de l’Église ne faiblit pas.
Un certain nombre de Juifs considèrent qu’il leur faut se mobiliser et se doter d’une organisation capable d’être entendue des gouvernements . La revue Archives israélites réclame la constitution d’une « Alliance juive universelle ». Quel qu’en soit le nom, cette association s’appuierait sur la minorité de Juifs émancipés afin de secourir les Juifs persécutés et se situerait « naturellement » à Paris puisque le judaïsme français est émancipé depuis soixante-dix ans et que la France est perçue comme l’une des deux ou trois nations les plus puissantes du monde. Les concepteurs de la future association se veulent les héritiers de l’universalisme révolutionnaire de 1792 et de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. En décembre 1858, pour la première fois, les Archives israélites évoquent le nom de la nouvelle société, l’Alliance israélite universelle.