Histoire de la civilisation Française (Rambaud, Alfred, vol. 1, 1895)
Histoire de la civilisation française by Rambaud, Alfred, 1842-1905. Publication date 1895

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Histoire de la civilisation Française (Rambaud, Alfred, vol. 1, 1895)
Vol. 1. Depuis les origines jusqu’à la Fronde.

LIVRE II
LA FRANCE FÉODALE

CHAPITRE XI

TRANSFORMATION DE LA SOCIÉTÉ FÉODALE

pages 177-181

I. Trêve de Dieu, chevalerie, expéditions d’outre-mer.


Trêve de Dieu. — Vers le milieu du x° siècle, comme il n’y avait ni justice publique, ni tribunaux réguliers, et que le droit du plus fort était le seul droit, les guerres entre seigneurs étaient devenues si fréquentes et si dévastatrices, les champs avaient été si souvent ravagés et la population rurale si cruellement traitée, qu’à certains moments la
France faillit mourir de faim. On subit des famines atroces pendant lesquelles on mangea, on étala sur les marchés de la chair humaine, et les bois se peuplèrent d’anthropophages. Aux famines succédaient régulièrement des pestes. Des maladies inconnues s’abattaient sur le peuple.

A la fin du xe siècle, les excès de tous genres avaient rendu la situation intolérable, même pour ceux qui en étaient les auteurs. La misère des campagnes était montée jusqu’aux châteaux. Alors les plus violents prirent peur. Ils consentirent à prêter l’oreille aux objurgations de l’Église. Dès 994, à plusieurs reprises, des assemblées d’évêques, de
comtes, de barons, avaient essayé d’imposer la « Paix de Dieu », c’est-à-dire la substitution de tribunaux d’arbitres au régime de la guerre permanente, ou tout au moins la « Trêve de Dieu ». Les plus célèbres de ces assemblées furent celles de 1033 en Aquitaine et de 1041 dans la Provence.

Un grand nombre de seigneurs, d’abord dans le midi, ensuite dans le reste de la France, consentirent à jurer la » Trêve de Dieu ». Us s’engageaient à suspendre les hostilités, chaque semaine, depuis le mercredi soir jusqu’au lundi matin; à respecter également les grandes fêtes, l’Avent de Noël, le saint temps du Carême ; à ne s’attaquer en aucun temps ni aux églises, ni aux cimetières, ni aux personnes des clercs et des moines désarmés; à ne plus massacrer les laboureurs. Quiconque manquerait à ses engagements serait tenu de « composer », c’est-à-dire de payer une amende. Sinon, il serait excommunié par les évêques et frappé de la mise au ban par les seigneurs laïques. De 1042 à 1050, une série de conciles essayèrent d’étendre aux diverses provinces de France le bienfait de cette trêve.

L’Eglise recueillit le bénéfice de cette initiative. Partout la piété renaissante multiplia les donations, les constructions d’églises et de monastères. Alors s’élevèrent de magnifiques cathédrales, qui annonçaient la naissance d’un art nouveau. Guillaume le Conquérant, des dépouilles de l’Angleterre, bâtit, dans sa bonne ville de Caen, l’abbaye des Dames et l’abbaye Saint-Étienne. Foulques le Noir, qui brûlait une église dans le sac de Saumur, criait à saint Florent, pour apaiser son courroux : « Je t’en rebâtirai une plus belle dans Angers, » et il fut en effet un grand bâtisseur d’églises et de monastères.

Chevalerie. — En même temps, la rudesse et la sauvagerie des mœurs militaires tendent à s’adoucir par l’éducation chevaleresque. C’était un ancien usage germanique que le jeune homme, à l’âge de quinze ans, était armé par son père ou par quelque chef dans l’assemblée des hommes libres.

A l’époque féodale, c’était ordinairement dans la cour du château de son père, ou du seigneur qu’il servait comme écuyer, que le jeune noble recevait ses armes. Celui qui lui donnait « ses premières armes », lui appliquait un coup de poing sur la nuque (c’est ce qu’on appelait la collée) et lui disait : « Sois preux! » Puis le nouveau chevalier, armé de toutes pièces et monté sur un cheval de guerre, allait renverser de sa lance une quintaine, c’est-à-dire un mannequin revêtu d’une armure. La cérémonie était fort simple et avait quelque chose de rude et de grossier.

Puis l’Église, vers le xii° siècle, intervint. Elle fit de l’armement d’un chevalier, comme du couronnement royal, un sacrement. A l’antique cérémonie germaine, elle mêla des cérémonies religieuses et des symboles mystiques. Elle déclara qu’il y avait « une grande ressemblance entre l’office du chevalier et celui du prêtre ». Le futur chevalier se préparait à son « ordination » par un bain, symbole de pureté, par un jeûne de vingt-quatre heures, par une nuit passée à l’église, ce qui s’appelait la « veillée des armes », par une confession, faite souvent à haute voix, par la communion. Le lendemain, il assistait à une messe et entendait un sermon sur ses devoirs : pureté, probité, fidélité, protection de l’Église, de la veuve et de l’orphelin, des dames, et en général de tous les opprimés. Puis le prêtre bénissait l’épée et les pièces de l’armure. Un chevalier faisait jurer au récipiendaire d’accomplir fidèlement tous ses devoirs. Alors il le frappait du plat de l’épée sur l’épaule et prononçait la formule : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, je te fais chevalier ». Puis il l’embrassait et lui ceignait l’épée. Les parrains, qui assistaient le néophyte à ce baptême militaire, lui chaussaient les éperons d’or, insignes de la chevalerie. Des seigneurs et des dames le revêtaient des autres pièces de l’armure. Il montait à cheval et allait caracoler devant le peuple et « courir la quintaine ».

Le même symbolisme apparaît dans la dégradation du chevalier félon, qui a manqué à ses devoirs. On le dépouille de ses armes, qui sont brisées sous ses yeux, de ses éperons, qui sont jetés sur un tas de fumier, de son bouclier, qui est attaché à la queue d’un cheval de labour.

Éducation chevaleresque.Parfois le jeune noble, de sept à quatorze ans, allait vivre dans le château du suzerain ou de quelque puissant seigneur. Il faisait auprès de lui l’office de serviteur, honorable dans les idées d’alors. En même temps il apprenait le métier des armes. Vers quatorze ans, il passait « écuyer » et quittait le château pour chercher la gloire dans les aventures. Parfois, mais surtout vers la fin du moyen âge, il adoptait l’anneau de fer des anciens braves, signe d’ « emprise » ou d’ « entreprise ». Il ne le déposait qu’après avoir accompli quelque exploit et mérité d’être armé « chevalier ».

Son éducation militaire eût été incomplète s’il ne s’était pénétré de ses devoirs de courtoisie envers les dames et envers ses égaux, et s’il n’était versé dans la gaie science, c’est-à-dire dans l’art de faire des vers et de les chanter en s’accompagnant d’instruments.

La chevalerie établissait entre tous ceux qui en étaient revêtus, à quelque nation, à quelque classe de la noblesse qu’ils appartinssent, un lien de fraternité. Le plus pauvre chevalier était, à ce litre, l’égal du puissant monarque. Il y avait un code des devoirs et des bienséances observé par tout noble digne de ce nom. Toute l’éducation et toute la civilisation féodale a tenu dans la chevalerie. Ses principes s’imposent encore aujourd’hui à la société qui est issue de la société féodale : nous avons hérité d’elle le sentiment du « point d’honneur », inconnu aux peuples de l’antiquité classique.

La chevalerie plia les plus violents de l’âge féodal à certaines règles de conduite : c’était une honte de s’attaquer aux femmes et aux faibles, un devoir de les protéger. Quiconque manquait à la foi jurée, à la parole donnée, quiconque attaquait son ennemi pendant une trêve ou sans lui avoir déclaré la guerre, quiconque employait contre lui des moyens perfides, des armes déloyales ou des sortilèges, était réputé « félon ». Une sorte de droit des gens amortit la fureur des guerres : inviolable était le guerrier qui se hasardait dans le château ou dans le camp de son ennemi sous la garantie de sa parole; inviolable le « héraut », ou messager qui venait apporter une déclaration de guerre. On devait le traiter courtoisement et le renvoyer avec des présents. Sur le champ de bataille, dans la plus grande ardeur du combat, on épargnait les hérauts.

Les hérauts , dont les chefs s’appelaient des rois d’armes, formaient une corporation assez semblable à celle des anciens bardes. Ils connaissaient les armoiries de tous les nobles et en donnaient aux nouveaux nobles. Revêtus de leurs « cottes » armoriées, ils portaient les messages entre les combattants, décidaient à qui appartenait la victoire, disaient impartialement quelle chevalerie avait été « la mieux faisante », comptaient sur le champ de bataille les morts et les blessés, consignaient par écrit les exploits des vaillants pour l’édification des braves à venir. Plusieurs de ces hérauts nous ont laissé d’intéressantes chroniques et ont été comme les historiens autorisés de la féodalité.

Expéditions d’outre-mer : Angleterre, Deux-Sicile», Portugal. — En 1066, Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, débarque dans la Grande-Bretagne, bat et tue, à Hastings, le roi des Anglo-Saxons, et devient roi d’Angleterre. L’armée de soixante mille hommes qu’il avait transportée au delà de la Manche, ne se composait pas seulement de Normands, mais d’Angevins, de Manceaux, de Tourangeaux, de Français de toutes les parties de la France, même d’étrangers. Elle ne se composait pas seulement de chevaliers, mais d’aventuriers, de vilains, armés de la lance, de l’arc ou de la fronde. Or tous ceux qui firent partie de l’armée conquérante eurent part aux dépouilles des vaincus : des prêtres français occupèrent les sièges épiscopaux, des moines français furent abbés des couvents, des bourgeois français s’installèrent dans les villes, des seigneurs et des chevaliers français reçurent en fiefs les terres. De simples paysans français devinrent des seigneurs, eurent des châteaux. Des manants à noms roturiers, comme Bonvilain, Troussebout, Guillaume le charretier, Hugues le tailleur, devinrent la tige de nobles familles. Ainsi la conquête de Guillaume amena une sorte de colonisation de l’Angleterre par la race française.

Cette conquête devait avoir une influence directe sur la transformation de la royauté française. Le roi de France avait maintenant devant les yeux un autre modèle que l’empereur de Rome : la royauté, telle qu’il pouvait la rêver, était alors, jusqu’à un certain point, réalisée de l’autre côté de la Manche. Là, la royauté au lieu de se trouver en présence d’une féodalité antérieure à la dynastie, avait affaire à une féodalité qui était sa création. Tous les nobles anglais tenaient effectivement et réellement leur fief du roi, soit par donation, comme les chevaliers de la race conquérante, soit par restitution, comme les propriétaires de la race conquise. A tous, il pouvait dire : Qui t’a fait comte? Aucun ne pouvait lui répondre : Qui t’a fait roi?

C’était lui-même qui d’abord s’était fait roi et qui ensuite avait créé les nobles. Il ne les avait pas créés assez puissants pour qu’ils pussent lui porter ombrage. Les comtes eux-mêmes ne possédaient pas leur comté, mais bien des territoires épars, sans lien entre eux, formant non pas un état, mais simplement un « honneur ». Dans le comté, le personnage puissant, ce n’était pas le comte, mais le vicomte ou shérif, simple fonctionnaire, homme du roi, et révocable par lui. Le plus grand nombre des nobles anglais n’étaient que des « barons ». Lors même qu’ils avaient des vassaux, le roi s’était réservé l’hommage direct de ceux-ci. Il était non seulement le suzerain, mais le souverain de tous. Il recrutait ses armées, sans aucun intermédiaire, de tous les hommes libres de l’Angleterre. Sur l’Église anglo-normande, enrichie par lui des dépouilles des vaincus, il exerçait une autorité presque absolue.

L’Angleterre présenta donc à la France le modèle d’un pouvoir fort avant de lui offrir, par la suite, des exemples de résistance à l’oppression.

En 1053, d’autres Français, d’autres Normands, conduits par Robert Guiscard et Roger, fils de Tancrède de Hauteville, avaient commencé la conquête de l’Italie méridionale et de la Sicile. Ils en chassèrent les Arabes et les Grecs, et y attirèrent beaucoup de chevaliers ou de roturiers français auxquels ils distribuèrent des fiefs. C’est ainsi que se fonda, en 1130, le royaume des Deux-Siciles.

Dès 1095, le roi de Castille, Alohonse VI, qui luttait péniblement contre les Arabes d’Espagne, fit appel à la chevalerie de France. Parmi ces nouveaux auxiliaires, se distingua Henri, fils du duc capétien de Bourgogne. Il épousa une fille d’Alphonse, conquit d’abord sur les infidèles un petit pays sur les bords du Minho, puis s’étendit vers le sud, remporta dix-sept victoires et fonda ainsi, en 1143, le royaume de Portugal

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