
Histoire de la civilisation Française (Rambaud, Alfred, vol. 1, 1895)
Vol. 1. Depuis les origines jusqu’à la Fronde.
LIVRE II
LA FRANCE FÉODALE
CHAPITRE XV
DECADENCE DE LA SOCIÉTÉ FÉODALE
pages 282 – 287
I. Gouvernement par la royauté : abaissement des féodaux
Réveil de la royauté. — Pendant la période de 1328 à 1484, la royauté eut une action moins intermittente que celle des États généraux. Malgré le retour des deux premiers Valois aux folies féodales, malgré la démence de Charles VI, malgré les misères des premières années de Charles VII, après les effroyables désastres et parmi les démembrements de la France, la royauté, par moments assoupie ou défaillante, se ranimait toujours pour reprendre son œuvre au point même où elle avait été interrompue. Il semble que le principe de la royauté soit si fort que les faiblesses des rois ne peuvent le compromettre. Au-dessus des volontés changeantes et incertaines des rois, veille une volonté permanente et persévérante, celle de la royauté. A leur insu, malgré eux, la tradition royale persiste et se développe. Les désastres de la guerre de Cent ans furent une épreuve à laquelle noblesse, chevalerie, puissance temporelle de l’Église, républiques municipales, succombèrent ; au contraire, la royauté, si cruellement atteinte, s’en releva plus forte et fit son profit des ruines accumulées autour d’elle. Son principe de gouvernement prévalut sur le gouvernement par les Etats généraux.
Progrès du droit monarchique : exclusion des femmes, les apanages. — La loi d’hérédité monarchique prend plus de fixité ; les femmes sont désormais exclues du trône de France. En 1374, Charles V fixe à quatorze ans la majorité des rois. La même année, le même roi, inquiet de voir le domaine royal se démembrer à mesure qu’il s’accroît, décide que ce domaine passera intact à l’héritier du trône, et que les autres fils n’auront plus droit à des apanages en terres, mais seulement à des apanages en argent. Sous Charles VI, cette sage règle est encore violée, et son frère Louis est fait duc d’Orléans. Louis XI, au contraire, après avoir été forcé d’accorder à son frère le Berry, le lui reprend en échange de la Normandie, lui reprend la Normandie en échange de la Guyenne : le débat se termine par la mort du duc. Louis XII aura encore la faiblesse de donner à sa fille le duché d’Orléans; mais, heureusement, c’est son gendre qui fut son successeur. Dès lors, il n’y a plus de nouvelles maisons apanagées. Au contraire, l’usage décide qu’à chaque avènement le domaine particulier du prince est réuni au domaine royal. L’ordonnance cabochienne de 1413 a même défendu de distinguer entre le domaine royal et le domaine privé. Le domaine royal s’accroît donc du Valois à l’avènement de Philippe VI; de l’Orléanais à l’avènement de Louis XII, puis de François Ier ; de la Bretagne, par arrêt du Parlement, en 1532; du Béarn, de la Navarre, de Foix, à l’avènement d’Henri IV.
Le roi seul souverain du royaume : 1° Abaissement des nobles. — Le roi tend de plus en plus à être le « seul souverain » du royaume et à se subordonner les souverains féodaux, en les dépouillant de leurs plus hautes prérogatives.
Charles V déclare positivement que le roi seul a le droit d’accorder des chartes communales et seul le droit de conférer la noblesse. Les successeurs de saint Louis avaient déjà commencé à anoblir des roturiers; Charles V prodigue la noblesse aux maires et aux échevins, aux consuls et aux capitouls, aux officiers et aux juges royaux. Non seulement il la donne, mais il la vend : pour cent livres tournois, on peut devenir noble. Il autorise, en 1370, les bourgeois de Paris à porter les éperons d’or, insignes de la chevalerie. Il leur permet d’acquérir des fiefs en acquittant un droit de « franc-fief» ; en même temps il défend aux seigneurs de percevoir, pour les fiefs de leur obéissance, ce droit de franc-fief.
Non seulement les rois renouvellent ainsi le corps même de la noblesse, mais ils s’arrogent le droit de créer de nouveaux « pairs » en remplacement des pairies qui ont disparu, comme celles de Normandie, Champagne, Aquitaine. Ils confèrent la pairie au duc de Bretagne, aux comtes d’Anjou, de Valois, etc.
Les seigneurs ont été dépossédés successivement du droit de battre monnaie, car Philippe VI et Jean II en ont fait un droit royal en 1346 et 1361 ; du droit de lever les troupes, car Charles VII se le réserve exclusivement par l’ordonnance de 1439 ; du droit de guerre privée, car les États de 1357 l’ont suspendu et Charles VII l’interdit en 1451 ; du droit de posséder des châteaux, car Charles V a ordonné de démolir ceux qui étaient inutiles à la défense du royaume ; du droit de lever des tailles sur leurs sujets, car Charles VII leur interdit même de rien ajouter aux tailles que percevait le roi et, en général, de n’exiger de leurs sujets aucune taxe nouvelle sans l’autorisation du roi ; de leur justice indépendante, car on peut toujours appeler de leurs juges à ceux du roi, et la liste des cas royaux va sans cesse en augmentant ; du patronage sur les églises, car le roi commence à s’attribuer la garde de toutes les églises importantes du royaume.
Comme épave de leur ancienne souveraineté féodale et domaniale, il leur reste le droit de chasse, mais déjà Louis XI, au début de son règne, sous prétexte des dommages causés à l’agriculture, essaye de le leur contester. L’assemblée de 1355 a essayé d’assujettir les anciens souverains féodaux aux mêmes impôts, au même service militaire que les roturiers.
Caractère nouveau de la lutte contre la noblesse. — Tous ces progrès du pouvoir royal, aux dépens des autres pouvoirs du moyen âge, n’avaient pu s’accomplir sans des luttes ardentes. Les désordres et les rébellions qui aggravèrent les maux de la guerre de Cent ans furent une des formes de la résistance opposée par la noblesse aux empiétements du pouvoir royal.
La lutte de la noblesse contre la royauté a désormais un tout autre caractère qu’aux âges précédents. Les premiers Capétiens avaient eu à combattre des dynasties féodales souvent plus anciennes que la leur et qui se considéraient comme indépendantes : les comtes de Champagne, de Flandre, de Toulouse, les ducs de Bourgogne et de Bretagne, les Plantagenets, originaires de l’Anjou, maîtres de l’Angleterre et du midi de la France. Ces dynasties avaient fait place presque partout à des dynasties issues de la famille des Capétiens, que ceux-ci avaient eux-mêmes établies dans les provinces en limitant sur certains points leur souveraineté, et en ne leur attribuant ces provinces qu’à titre d’apanages.
Ainsi à l’ancienne féodalité « indépendante » avait succédé une féodalité apanagée. La puissante maison de Bourbon, maîtresse de presque tout le plateau central, descendait de Robert, fils de saint Louis. La maison d’Alençon descendait de Charles, fils de Philippe III. La maison d’Anjou, qui possédait l’Anjou, le Maine et la Provence, descendait d’un fils de Jean le Bon. La maison de Bourgogne, dont les puissants ducs Jean sans Peur, Philippe
le Bon, Charles le Téméraire, furent les plus dangereux rivaux de nos rois, descendait de Philippe le Hardi, un autre fils de Jean le Bon. La maison d’Orléans, si remuante au temps de Charles VI et d’Anne de Beaujeu, descendait de Louis, fils de Charles V.
Dans la période précédente, c’était le roi d’Angleterre qui se trouvait à la tête de toutes les coalitions féodales. Maintenant, à la tête de toutes les coalitions de la féodalité apanagée, se place une maison capétienne : la maison de Bourgogne.
Les nouveaux maîtres des provinces françaises ne pouvaient combattre le principe même de la royauté , à l’héritage de laquelle ils avaient des droits, ni la souveraineté de la famille capétienne, dont eux-mêmes étaient issus. Aussi, dans les guerres civiles entre les Armagnacs et les Bourguignons, sous Charles VI, il n’est pas question pour eux de détruire le pouvoir royal, mais de l’exploiter à leur profit. Le parti d’Orléans ou des Armagnacs, le parti de Bourgogne, luttent à qui s’emparera de la tutelle du roi Charles VI et gouvernera le royaume sous son nom. Au temps de Charles VII, quand les rebelles mettent à leur tête tantôt l’héritier de la Bourgogne, tantôt le dauphin Louis , ils font la Praguerie, non pour renverser la royauté, mais pour empêcher ce qu’ils appellent le « mauvais gouvernement » de Charles VIL Sous Louis XI, les nobles se confédèrent, mais non pas, à les entendre, pour défendre leurs intérêts nobiliaires : ils font la Ligue du bien public. Tout au plus se proposent-ils de renverser le roi régnant et de mettre à la place de Louis XI son frère le duc de Berry, comme ils avaient voulu mettre Louis à la place de Charles VIL Sous Anne de Beaujeu, ils ont à leur tête le premier prince du sang, le futur héritier du trône : ils veulent seulement enlever la tutelle du jeune roi à la dame de Beaujeu pour la confier au duc d’Orléans. Us songent si peu à détruire l’œuvre de l’unité monarchique qu’ils en appellent aux États généraux, c’est- à-dire aux délégués de toute la monarchie.
Sans doute ils poursuivent, au fond, leur intérêt particulier; ils voudraient reprendre une partie des droits qu’on leur a enlevés. Seulement ils sentent si bien que, réduits à leurs seules forces, ils ne peuvent rien, qu’ils se couvrent de prétextes spécieux, et se donnent comme les champions de l’intérêt public. La dernière prise d’armes des nobles pendant cette période, celle de Louis d’Orléans, qui se termina par sa défaite à Saint-Aubin-du-Cormier (1488), a été bien jugée par le peuple : il l’appela la Guerre folle.
La royauté se défendit avec énergie. Elle usa, non plus seulement des sentences de son Parlement, mais des forces militaires que le progrès des temps avait mises entre ses mains : de ses compagnies d’ordonnance, de ses francs-archers, de ses mercenaires étrangers, surtout de son artillerie. Se plaçant elle-même au point de vue du « bien public », elle fut sans pitié pour les perturbateurs. Les dernières années de Charles VII et tout le règne de Louis XI sont la sanglante histoire des justices royales.
Sous Charles VII, le bâtard de Bourbon, un des chefs de la Praguerie, est cousu dans un sac et jeté à la rivière. Sous Louis XI, le duc de Berry est empoisonné; Charles le Téméraire, entouré par Louis XI d’ennemis et de pièges, vient se faire tuer sous les murs de Nancy (1477); le duc d’Alençon est condamné par le Parlement et périt en prison; Jean d’Armagnac est poignardé dans Lectoure, sa capitale, et toute sa famille exterminée avec lui; le duc de Nemours, un autre Armagnac, est décapité aux halles de Paris; un membre de la famille d’Albret, un comte de Saint-Pol, meurent également sur l’échafaud. Et combien d’autres exécutions parmi les nobles de second rang !
Accroissement du domaine royal. — Le domaine royal s’accroît avec une rapidité inouïe, par les conquêtes sur les Anglais, par les confiscations faites sur les rebelles, par des achats, par des héritages.
Les Anglais ont reperdu tout ce qu’ils avaient acquis au traité de Brétigny, et perdu les provinces autrefois cédées par saint Louis. Ils ne conservent plus en France que Calais. En conséquence, la Normandie, le Poitou, la Saintonge, FAngoumois, l’Aunis, le Limousin, la Gascogne, la Guyenne avec toutes leurs dépendances (Agénois, Périgord, Quercy, etc.) sont réunis au domaine royal.
Philippe VI a acheté Montpellier au roi de Majorque et le Dauphiné à Humbert II, comte de Vienne et dauphin du Viennois.
Louis XI acquiert le Roussillon et la Cerdagne comme gage des sommes prêtées au roi d’Aragon. Il réunit au domaine les États des maisons d’Alençon, Armagnac, Nemours, Saint-Pol, anéanties par lui. A la mort de Charles le Téméraire, il met la main sur quatre de ses provinces : Picardie, Artois, Bourgogne, Franche-Comté. S’il avait été plus habile ou plus honnête, il aurait pu réunir tout l’héritage, c’est-à-dire la Flandre, la Belgique et la Hollande. Le testament de René II lui donne les terres de la maison d’Anjou : Anjou, Maine, Provence.
Malheureusement Charles VIII, au moment de s’engager dans les guerres d’Italie, restitue à l’Espagne le Roussillon et au gendre de Charles le Téméraire, Maximilien d’Autriche, l’Artois et la Franche-Comté.
Outre ces trois provinces, il ne reste plus, comme pays de la future France non soumis au roi de France, que la Flandre qui va passer à la maison d’Autriche, les duchés de Bretagne, de Lorraine, de Savoie, qui ont leurs ducs indépendants, l’Alsace et les Trois-Evéchés qui relèvent de l’empire d’Allemagne, la Navarre française, le Béarn et le comté de Foix qui appartiennent à la maison d’Albret, et enfin les vastes possessions de la maison de Bourbon dans le centre de la France : Bourbonnais, Marche, Auvergne, Forez, Beaujolais.
Dès la fin du xv° siècle, la France se présente déjà comme un État compact qui borde presque complètement les rivages de l’Océan et de la Méditerranée, qui touche aux Pyrénées, aux Alpes, à la Meuse, à la Somme.
Entre les réunions opérées sous les Capétiens directs et celles qui furent opérées sous les Valois, de Philippe VI à Charles VIII, il y a une différence essentielle. Sous les Capétiens, on s’était borné à grouper autour du domaine royal des provinces et des États, qui ne tenaient au roi que par un lien féodal; les Valois s’étudièrent à fondre toutes ces Frances diverses en un seul État, au moyen d’une centralisation administrative. Saint Louis et Philippe le Bel avaient été comme les suzerains d’une vaste confédération d’États souverains et de corporations indépendantes, duchés, comtés, baronnies, évêchés, abbayes, républiques municipales, universités, etc. ; Charles VII et Louis XI sont les souverains d’un État homogène, au sein duquel les anciens États ont conservé des privilèges, mais ont presque perdu leur autonomie et leur souveraineté.