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Le Matin 15 mars 1892, p. 1/4

Le matin_l'Egypte-et-la-France
Le Matin 15 mars 1892, p. 1/4

L’ÉGYPTE LA FRANCE
ABBAS-PACHA & L’INFLUENCE FRANÇAISE

Un prince qui comprend ses devoirs – La déchéance de l’Angleterre – Le rôle des fonctionnaires français – Partie à jouer.

Alexandrie, 14 mars – Par service spécial. On raconte que lorsque le jeune Abbas-Pacha vint prendre la succession de son père, un fonctionnaire anglais très puissant et très considéré laissa échapper cette apostrophe dédaigneuse «Il n’y a rien de changé en Égypte : il n’y a qu’un Anglais de plus »

Pour une fois, la diplomatie britannique a été mise en défaut; car, depuis son accession au trône le fils de Thewfick s’attache à faire oeuvre de souverain et ne manque pas une occasion de prouver aux officiers et aux fonctionnaires de Sa Très Gracieuse Majesté que le vice-roi d’Egypte ne saurait se ravaler au rôle d’une sorte de sous-préfet d’Angleterre.

Abbas-Pacha, très porté du côté des choses militaires – un goût qu’il tient de son grand-père, l’illustre Mehemet-Ali – a commencé par prendre le commandement en chef de l’armée puis, fort des études politiques faites au Theresianum de Vienne, il s’est mis à travailler avec ses ministres et à s’acquitter en toute conscience de son rôle de souverain. Les Anglais, tout d’abord stupéfaits de tant d’audace, ont ensuite visiblement boudé le vice-roi, et leur colère s’est trahie dans mille petites taquineries quotidiennes qu’Abbas n’a pas daigné remarquer, donnant ainsi l’exemple d’une clairvoyance réellement au-dessus de son âge.

Tous sentent que l’influence française, naguère vivement combattue, n’a pu que profiter d’une telle situation, d’autant qu’AbLas-Pacha a affecté de faire des avances à M. de Reverseaux, notre consul général, bien plus pour blesser les Anglais que par réelle sympathie pour notre pays.


Notre prépondérance.

Il faut donc constater une amélioration réelle de la prépondérance française en Égypte, amélioration qui se traduit chaque jour par des faits certains et qui s’appuie sur l’attitude même du khédive, soutenu lui-même par le sultan.

Le commandeur des croyants ne cesse, en effet, de démontrer qu’il ne veut en aucune façon se désintéresser dos affaires égyptiennes, et l’arrivée prochaine en rade d’Alexandrie d’un cuirassé turc portant Ahmed Eyoub, envoyé extraordinaire, chargé de remettre au khédive, son firman d’investiture, va singulièrement fortifier celui-ci, et, par ricochet, donner une nouvelle force à l’influence française, fort en faveur à l’heure actuelle. Il est donc de toute évidence que la double question de la suzeraineté turque et de l’influence française en Égypte se pose à nouveau.

Sur ce dernier point, on peut se demander si ce qui reste de fonctionnaires français en dehors des administrations dont la direction est réglée par des accords internationaux au service du gouvernement égyptien ont la possibilité d’exercer une action utile à la mère-patrie. Dans l’état actuel des choses, il paraît qu’on doive répondre par la négative.

Quelle est la situation telle qu’elle ressort des faits eux-mêmes ?

Il semble que tout ce qui, parmi les fonctionnaires français, avait un caractère indépendant, a dû se retirer ou bien a été éliminé par le gouvernement, à l’instigation de l’Angleterre.


Boulangisme d’exportation.

Il ne reste en exercice que quelques personnalités qui forment, en quelque sorte, le legs de l’empire, et sont notoirement bonapartistes et cléricales ces « résignés à tout » sont, on le comprend, plus nuisibles qu’utiles à la France, car ils prêtent forcément leur activité et leur initiative à la défense des intérêts anglais ce qui ne les empêche pas lorsqu’ils sont sortis de leurs bureaux, d’affecter un chauvinisme exagéré, quelque chose comme le boulangisme pour l’exportation qui crée des difficultés inutiles là où il faudrait simplement exercer une action pratique: et donner parfois le change à leurs amis d’Europe sur leurs tendances et leur rôle véritable.

Néanmoins, et ces réserves une fois faites les forces dont dispose la France sont encore très sérieuses; il suffirait de s’en servir utilement.

Par le fait seul des institutions internationales existant d’après les traités et qui sont en plein fonctionnement (Je ne veux pas parler ici de ces arrangements pour l’élaboration desquels on avait, en 1882, réuni une conférence à Constantinople, tandis que les maisons d’Alexandrie s’effondraient sous le canon anglais : j’entends des institutions qui ont dix ans de vie et sont consacrées par l’expérience), l’influence française peut s’exercer salutairement et avec efficacité.


Actions financières et judiciaires.

Il y a d’abord la caisse de la dette publique; on sait que cette caisse est chargée de recevoir et d’employer les fonds provenant d’emprunts ou y affectés; par suite, elle est constamment liée à l’action gouvernementale.

Or, la France désigne l’un des membres de cette caisse ; il saute aux yeux que celui-ci, s’il est actif, intelligent, s’il sait avoir le courage de risquer, au besoin, sa place et prendre de l’ascendant sur ses collègues, pourra servir les vues de son gouvernement.

Il y a aussi la magistrature de cour d’appel (J’omets à dessein les magistrats des tribunaux qui n’offrent qu’une importance secondaire). Là aussi, la France est représentée par des magistrats qu’elle a choisis ; ceux-ci, outre le rôle mixte et militant qu’ils peuvent jouer pour le plus grand bien de la métropole, sont appelés à exercer une action plus directe encore, puisqu’en vertu de l’ « annexe D », qui constitue le dernier acte législatif international en Égypte, la cour d’appel, en dehors de son rôle judiciaire, donne aux règlements égyptiens une adhésion sans laquelle ils ne pourraient être exécutoires; on sait également que par un abus injustifiable les Anglais cherchent à faire créer sous forme de règlements de véritables lois qui nécessiteraient l’accord des puissances.

Si donc les magistrats français montrent un peu d’énergie et de vigilance on comprendra facilement la force qu’acquerrait la France, et combien on pourrait tirer parti d’un tel avantage dans le fonctionnement journalier des rouages gouvernementaux de l’Égypte.

Au résumé, l’état des institution telles qu’elles fonctionnent actuellement, suffirait à empêcher l’absorption anglaise.

Les évènements politiques de ces derniers mois ont amélioré la situation de la France au point de vue du prestige, principal élément de succès, après la force, dans l’action diplomatique en Orient


Tous les atouts.

La France n’a donc qu’à tenir la main à la stricte observation de l’état de choses actuel, sans préjudice de l’action diplomatique à exercer par l’intermédiaire de ses agents. A ce point de vue, M. le marquis de Reverseaux aura, comme il l’a déjà fait, à tenir la main à ce que la France ait en Egypte le rang auquel elle a droit.

De son côté, Abbas-Pacha, jeune et ardent, amoureux de liberté, méfiant à l’égard de l’Angleterre,et pour cause! subissant l’influence anti-anglaise de sa mère la khédivah est porté tout naturellement de notre côté et ne demande qu’à être soutenu par nous. Il suffira que le pavillon tricolore flotte de temps à autre aux mâts de nos navires de guerre en vue d’Alexandrie.

Le vice-roi semble avoir déjà une ligne de conduite bien personnelle; au milieu des nombreuses « protections » qu’on entend lui infliger, il préférerait une protection nationale puisée aux sources mêmes de sa patrie.

La question capitale aujourd’hui, en Egypte, c’est la sécurité publique. Les Anglais se sont emparés du ministère de l’intérieur pour la rétablir; ils n’y réussiront pas seuls. Le  rêve du vice-roi serait de trouver des intermédiaires entre la population et les dirigeants; les fellahs ne fourniront jamais de bons gendarmes on pourrait avoir recours, par exemple projet qui sourit particulièrement au sultan à des importations de Circassiens et d’Albanais jusqu’à ce que l’état social ait été modifié.

Abbas-Pacha ne craint pas l’influence française ; celle de l’Angleterre lui fait horreur « Quand votre pays, disait récemment le vice-roi à un ce nos compatriotes, veut exercer sa prépondérance sur une nation autonome, il entre dans cette volonté plus de fraternelle sympathie que d’esprit de conquête, plus de désintéressement que d’avidité. »

On voit que ce jeune élève, tout frais échappé des bancs du Theresianum, a lu notre histoire par le bon côté; c’est à notre diplomatie à tirer parti de l’initiative éclairée d’un prince qui parle de la France comme d’une femme bienveillante et charitable.

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