via persée
Haefliger L.-A. L’influence française sur le thème de la Danse macabre avec figuration de pharmacien. In: Revue d’histoire de la pharmacie, 24ᵉ année, n°96, 1936. pp. 393-401.
TEXTE INTÉGRAL
Différents pays, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande, l’Italie, l’Autriche, la Suisse ont exploité ce thème artistique. Ce que nous allons examiner aujourd’hui, c’est l’apport de la France dans ce domaine.
Les investigations ayant porté sur les antiquités chrétiennes nous apprennent que très tôt, pour édifier les fidèles, on a eu recours, à côté du service divin, aux « jeux » religieux, aux représentations des scènes bibliques, souvent accompagnées de danses. Cette coutume fut aussi en honneur aux époques suivantes. Le célèbre historien de l’art, M. Emile Mâle, nous rappelle le témoignage d’un certain abbé Miette d’après un document de l’an de grâce 1393. Dans cet écrit on trouve pour la première fois la description d’un mystère, dans lequel figure une danse macabre. Après un sermon suggestif sur l’heure de la mort et le Jugement Dernier venait, pour renforcer cette évocation une traduction dans le langage plastique, la représentation théâtrale. La Mort survient pour conduire les représentants de différentes professions, l’un après l’autre dans l’éternité. Un court duo avait lieu entre la mort et sa victime. Des représentations théâtrales des danses macabres de ce genre peuvent être signalées à Paris dans l’église des frères mineurs en 1424 et en 1453. Déjà au XIIIe siècle la poésie des chansons Vado mori avait préparé en France et aux Pays-Bas le développement de ce sujet.
Avec l’invention de l’imprimerie et de la gravure sur bois, une carrière glorieuse s’ouvrit à la danse macabre; les nouvelles techniques s’emparèrent de ce sujet favori. Ici encore ce sont les Français qui ouvrent la marche. Déjà en 1486 Guy Marchant publie à Paris sa Danse Macabre. Une fresque du Cimetière des Innocents a servi de modèle à l’artiste. Des fresques analogues se trouvaient jadis à Amiens, Angers, Blois, Dijon, Fécamp, Rouen, etc. Dans toutes ces peintures murales la danse macabre était représentée dans une série de scènes différentes assez faiblement reliées les unes aux autres. Ces scènes pouvaient très bien être utilisées pour des méditations religieuses sur le terme final de la destinée humaine. Il ne faut donc pas s’étonner de les rencontrer dans les livres populaires de dévotion les plus répandus, parmi lesquels celui de Marchant occupe incontestablement la première place. Réédité un grand nombre de fois, il a pu se maintenir, surtout en province, jusqu’au XVIIIe siècle.
Les livres d’heures (Horae intemeratae virginis Mariae) qui étaient très répandus vers 1500 font eux aussi un usage fréquent des danses macabres, en tant qu’élément décoratif. Ils ont eu une influence profonde sur le développement postérieur de ce thème pictural, par exemple sur Niklaus Manuel Deutsch de Berne (1484-1530), peintre suisse de la Renaissance.
C’est la Renaissance qui est la période de prédilection des danses macabres; cette sorte de sermon peint est franchement à la mode à ce moment-là. L’accroissement de la mortalité, par suite des épidémies de peste et de l’apparition de la syphilis, a beaucoup contribué à ce succès. La manie de danser avec ses conséquences néfastes y a peut-être aussi joué un certain rôle.
Née de l’esprit gothique cette forme particulière de la sensibilité artistique a duré au delà de la Renaissance et du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Ces nombreuses images insérées dans les manuscrits, dans les livres héraldiques, ou gravées à part, ou peintes, veulent se poser devant nous, face à nos regards, comme un memento mori, une évocation du moment suprême et inexorable, un rappel de l’incertitude dans laquelle nous sommes tous condamnés à vivre.
La plus grande partie des peintures murales a été détruite. Des œuvres de ce genre se trouvaient jadis à Ker-Maria en Bretagne, à La Chaise-Dieu en Auvergne, à Paris, à Bâle, à Berlin, à Dresde, à Constance, à Lucerne, etc..
Ce qui se manifeste dans cette forme de l’art, c’est une mentalité scholastique et religieuse, accompagnée d’une tendance sociale, caractéristique pour la fin du Moyen âge. Les images devaient rappeler même aux analphabètes et aux sourds, dans un langage robuste et intelligible à tous, que devant la mort tous sont égaux, sans différence de rang ni de position. Les diverses professions et les divers âges représentés devaient contribuer à souligner cette pensée. La mort ne fait pas d’exception, ni pour les prêtres, ni pour les souverains, ni pour les sages ni pour les pauvres d’esprit. Et même les représentants des deux professions dont le but est précisément de combattre la maladie et la mort, le médecin et le pharmacien, n’échappent pas au terme fatal.
Parmi les représentants des différents métiers et professions on voit dans les danses macabres apparaître aussi le pharmacien. De même que le médecin il se prêtait tout particulièrement à ce thème. Pourtant, il apparaît moins souvent que celui-là. Il se peut que ce soit parce que jusqu’à une certaine époque les deux professions étaient exercées par la même personne. Il y a encore une autre raison : c’est le médecin et non le pharmacien qui se trouve au lit du mourant et c’est son activité qui compte en première ligne pour le malade et pour son entourage. Quant au risque de contagion, il faut remarquer que pendant les épidémies le pharmacien était tout aussi exposé que le médecin.
La lutte entre la vie et la mort, lutte inégale hélas ! a trouvé notamment son expression dans des devises dont les pharmaciens ornaient les façades de leurs officines. En voici quelques-unes parmi les plus répandues :
Contra vim mortis
Nulla herba in hortis (Suisse).
Contra me non prœvalent
Quse pullulant in hortis (Autriche).
Contra vim mortis
Non est medicamen in hortis.
(Regimen Salernitanum, très largement répandu).
Regardons maintenant quel a été l’apport de la France dans ce domaine. L’auteur ne prétend pas épuiser la matière ni prononcer un jugement définitif; la documentation dont il dispose est loin d’être complète. Il ne s’agit pour lui ici que de présenter quelques indications modestes et quelques suggestions à ceux qui voudraient bien s’occuper de ce sujet en France.
Comme livre d’orientation générale on pourrait prendre : Langlois (E.-H.) : Essai historique, philosophique et pittoresque sur les Danses des morts, Rouen, 1851. Quoique d’un âge respectable cet ouvrage contient des données bibliographiques très utiles.
Guy Marchand, Y.-A. Garnier : La grande Danse Macabre des hommes et des femmes, Historiée et renouvellée de vieux gaulois, en langage le plus poli de notre temps, Troyes, 1728, ainsi que la suite de 56 gravures sur bois éditée par Baillieu, Paris, 1862, qui ne contiennent pas de figuration de pharmaciens.
Par contre on trouve à Strasbourg en 1643 une superbe gravure illustrant le cortège mortuaire des pharmaciens dans H. M. Moscherosch : Curieuses et véridiques visions de Philander de Sittenwald (Wunderliche und wahrhaftige Gesichte Philanders von Sittenwald).
On y voit un long défilé de pharmaciens sur deux rangs et qui chevauchent sur des mulets ou s’avancent à pied d’un pas solennel. Chacun porte un ustensile caractéristique de la profession : un mortier, un alambic, une spatule, une seringue, ou aussi un pot à onguent, une boîte à infusion, une ordonnance. Derrière eux chevauche un cavalier avec un privilège scellé; il est accompagné d’un charlatan ambulant qui porte sa caisse sur son dos. A l’extrême fin du cortège, on voit surgir un squelette avec une faux et tout un chargement de pelles de fossoyeurs et de mitres, couronnes et chapeaux princiers, symboles de la vanité humaine.
Dans le fond de la gravure on voit un homme debout devant un cheval, sur lequel, dans un vase transparent et entouré de flammes, une figure humaine se tient agenouillée.
Dans son Voyage pour l’éternité, Service général des omnibus accélérés, J. Grandville montre aussi un pharmacien (planche 4 de la suite des 9 lithographies coloriées à la main, faites d’après ses dessins par Langlumé). Ces lithographies sont exécutées dans le goût de 1830. Elles se vendaient chez Bulla, rue Saint-Jacques, 38, et chez Aubert, passage Véro-Dodat. Sur la planche 4 on voit, à côté d’un pharmacien, un squelette s’appliquant à piler dans un mortier. Au bas on lit l’inscription suivante : « Soyez tranquille, j’ai un garçon qui ne se trompe jamais. »
Cette manière de présenter les choses n’est pas originale. Grandville se laisse influencer jusque dans les détails par une gravure ironique du caricaturiste anglais Thomas Rowlandson (1756-1827), qui montre dans sa Danse macabre anglaise (The English Dance of Death), Londres, 1815, un Apothecaries Hall, dans lequel un pseudo-médecin charlatanesque distribue ses remèdes parmi une foule attentive.
En Suisse ce fut Hans Holbein qui dans sa Danse macabre a su traiter le sujet avec le plus de profondeur. Il est intéressant de noter que cette œuvre parut aussi sous forme de livre en 1538 à Lyon chez les frères Trechsel. En 1856 parut à Paris L’Alphabet de la Mort d’Hans Holbein, entouré de bordures du XVIe siècle et suivi d’anciens poèmes français sur le sujet des Trois mors et des trois vis publiés d’après les manuscrits par Anatole de Montaiglon.
Les 40 gravures d’Holbein n’ont rien d’intéressant pour le sujet qui nous intéresse. C’est que le pharmacien se tenait, et se tient pour la plupart du temps encore aujourd’hui, éloigné de l’activité religieuse, militaire et politique et des luttes intellectuelles. Au fond de son officine il accomplit du matin au soir sa modeste tâche. L’iœil d’un artiste ne pourrait distinguer dans sa vie que fort peu de motifs dramatiques.
En dehors de la France j’ai trouvé plusieurs danses macabres, où figurait un pharmacien :
- Heidelberg : Gravure sur bois (H2 N438) 14, de la première moitié du XVe siècle. Une reproduction lithographique de cette gravure se trouve dans H. F. Massmann. Die Basler Totentànze Atlas, Leipzig, 1847.
- Lucerne : Peintures sur la Mùhlenbrucke à Lucerne. Les tableaux, peints sur bois, sont de Caspar Meglinger (1595-1670).
- Fribourg-en-Brisgau : Une peinture murale au XVIIe siècle dans le porche de la vieille chapelle du cimetière.
- Erfurt : Couvent des Augustins, 1735. Les originaux sont brûlés. Il ne reste qu’un dessin à la plume de 1845.
- Nuremberg : 1751. Gravure sans signature dans la série Les erreurs de l’homme (Fehler des Menschen).
- Londres : 1826, Dagley, R : Death’s Doings Consisting of Numerous Original Compositions in Prose and Verse (il s’agit ici d’un alchimiste).
On peut apparenter aux danses macabres ceux des ex-libris de pharmaciens qui comportent des crânes, des squelettes ou des emblèmes de la mort, tels que faux, sabliers, etc.
Chr. von Mechel, graveur de Bâle (1737-1817), qui avait reçu son éducation à Paris, a gravé une petite estampe satirique contre le célèbre charlatan de Berne, Michel Schiipbach (1707-1781) (2). Il l’a représenté dans son officine privée. Le squelette pose sa main sur le dos du malade amaigri. En bas on lit l’inscription suivante (en français) : « Le plus fort est Maître ».
Apprécier du point de vue de l’histoire de l’art les danses macabres d’ans lesquelles un pharmacien figure serait dépasser le cadre de cette étude; qu’il nous soit permis pourtant de faire quelques observations générales.
Si on considère les différents pays qui ont cultivé ce genre, on constatera avec étonnement, que, autant qu’on peut en juger de loin, la France, qui a donné naissance à l’idée même de la danse macabre, ne prit pas une part active à son développement. C’est en Allemagne et en Suisse alémanique qu’on trouvera la plus grande quantité d’images de cette espèce.
Notre groupe, le pharmacien et la mort, suit, en tant que partie d’un tout, l’évolution iconographique de la danse macabre en général. Ce qui est caractéristique pour lui en particulier, c’est qu’avec lui on ne se trouve pas en présence d’une danse à proprement parler ni d’une ronde où les partenaires se donnent la main. L’artiste renonce ici au motif favori du genre, au couple dansant de la mort et de sa victime. A sa place il choisit un épisode de la vie professionnelle. La mort ne danse et ne saute pas, elle vient sans bruit, elle assiste au travail du pharmacien. L’effet résulte du contraste entre les deux personnages.

La figure symbolique de la mort venant pour emmener l’homme a subi de grands changements au cours des siècles. L’antiquité voyait dans cette sœur jumelle du sommeil un dieu libérateur. Le christianisme la considérait comme l’ennemi héréditaire de tout être vivant, conséquence fatale du péché originel. Dans les danses macabres on ne trouve que rarement la mort comme dieu libérateur ou comme ange. Elle apparaît généralement comme un musicien qui accompagne du son des instruments la dernière danse ou comme un moissonneur qui fauche tout; on rencontre ces deux personnifications depuis la fin du Moyen âge. Le plus souvent la mort est représentée sous un aspect terrifiant : elle apparaît ou comme squelette (Danse macabre à Erfurt et l’estampe de Mechel contre Schûpbach), ou comme un cadavre amaigri aux os saillants (à Lucerne), ou avec un ventre ouvert (à Heidelberg). Elle se montre fréquemment sans voile (à Heidelberg et dans l’estampe de Mechel contre Schûpbach) ou drapée dans un linceul (à Lucerne et dans le livre de Moscherosch). Là où elle apparaît comme aide du pharmacien et s’occupe de piler, elle porte un tablier (à Erfurt, chez Rowlandson).
Ainsi que nous l’avons dit plus haut, dans notre cas particulier la mort apparaît sans danses ni chansons; elle invite la victime à la suivre d’un geste calme et majestueux. Seul Lucerne présente une exception intéressante.
Le peintre Meglinger a réussi ici à créer une scène pleine de mouvement dramatique. La mort fait boire par force au pharmacien ahuri la médecine qu’il préparait pour les autres. Les attributs habituels de la mort (le sablier, la faux, la lanterne à la lumière vacillante) manquent sur les images de notre catégorie.
La victime, le pharmacien dont l’art se montre impuissant dans ce cas suprême, est désigné par ses ustensiles caractéristiques : le mortier (Heidelberg), la spatule (Lucerne), où il est représenté travaillant dans sa boutique (Erfurt, Fribourg) ou même devant elle (Lucerne) ; dans les deux cas l’officine sert de fond. C’est au beau milieu de son activité professionnelle que la mort vient le surprendre. L’habit du pharmacien est celui de l’époque à laquelle la peinture a été exécutée.
Une seule fois (Erfurt) nous avons affaire, avec le personnage du pharmacien, à un vrai portrait, fait curieux qui devait renforcer l’effet de la peinture; on rencontre ce procédé dans les danses macabres en général, pour la première fois dans celle de Berne.
Dans notre groupe nous ne trouverons rien qui ressemblerait à la caricature. Le sujet est traité avec gravité, mais chaque peintre le fait à sa manière. Les tableaux montrent une grande variété. Le personnage du pharmacien n’a rien de stéréotypé, ce qu’on ne- pourrait affirmer du personnage de son collègue, le médecin. Celui-ci (et il ne manque presque dans aucune danse macabre) est représenté toujours de la même manière : contemplant l’urinai.
Ajoutons à cette description sommaire que dans l’estampe de Mechel contre Schûpbach, à Fribourg, chez Rowlandson et dans l’illustration de Moscherosch ce n’est pas le pharmacien que la mort vient chercher, mais ses clients, qui espéraient trouver leur salut dans son officine.
Des devises rimées, des poésies, des dialogues en vers entre la mort et le mourant accompagnent souvent les images. Parfois on les rencontre indépendamment de toute image; ils forment alors une œuvre littéraire. Ces sermons poétiques qui critiquent sévèrement un grand nombre de professions se montrent, autant que nous pouvons en juger, assez indulgents pour le pharmacien. Nous n’avons rencontré que deux fois des reproches formulés expressément.
On les trouve dans un long dialogue dans Le Faut Mourir et les excuses inutiles qu’on apporte à cette nécessité, danse macabre burlesque de 1657, qui a pour auteur J. Jaques, chanoine créé de l’église métropolitaine l’Embrun, en Dauphiné
La mort.
Venez, monsieur l’Apoticaire,
Je vous veux donner un clistere,
Qui vous mènera bien, mais bien fort,
Car il vous doit mener à mort.
Mes drogues n’ont point de pareilles,
Je leur fait faire des merveilles…
… Cela veut dire dans un mot,
Vous n’avez pas besoin du pot.
Pour y cuire votre potage;
Car je vous dis sans tricotage,
Qu’avant que finisse la nuit
Votre potage sera cuit,
En paroles encor plus claires,
Donnez prompt ordre à vos affaires,
Car il faut songer à mourir.
L’apoticaire.
Qu’on me vienne donc secourir ! Moy mourir ? Et quelle apparence ? J’ay des drogues en abondance Qui vous feront clairement voir Quelle est leur force et leur pouvoir. J’en ay beaucoup et des plus fines D’où je feray des Médecines Si bonnes que par leur moyen Elles vous empêcheront bien D’exercer sur moy votre rage.
C’est en vain que le pharmacien effrayé met tout son espoir en ses drogues, même les plus chères. Avant de mourir il doit écouter la liste de ses péchés professionnels : les quiproquo, les mauvais médicaments, les prix élevés.
Moscherosch se montre un grand maître de l’humour dans ses Curieuses et véridiques visions de Philander de Sittenwald. Les avocats, les pharmaciens et les médecins lui fournissent dans la même mesure le matériel pour sa satire. Dans un style vif et burlesque il persifle ces deux derniers; d’après lui ils sont les fournisseurs attitrés de la mort, et leurs victimes ne peuvent que rarement sauver leur vie. « Le pharmacien tue par le contenu de deux vases plus de monde que la guerre de Bohème n’en a tué. »
Les danses macabres, images et poésies, ne peuvent plus nous toucher profondément, nous, fils d’une époque qui ne se soucie pas du lendemain et n’a du goût que pour le présent. Et si parfois nous pensons à la fin inévitable, nous sommes plus stoïques et plus calmes que nos ancêtres, créateurs du genre bizarre et fascinant de la danse macabre, sur lequel la France a exercé une influence si nettement marquée.
I. A. Hàfliger,
Me actif, Bâle.