via cairn info


Vasseur, Édouard. « Pourquoi organiser des Expositions universelles? Le « succès » de l’Exposition universelle de 1867 », Histoire, économie & société, vol. 24e année, no. 4, 2005, pp. 573-594.

https://doi.org/10.3917/hes.054.0573

Télécharger en PDF


RÉSUMÉ

La France est l’inventeur et le principal organisateur des expositions industrielles au xixe siècle. L’objectif de l’auteur est de s’interroger sur les raisons de cet engouement, désormais disparu, à travers l’exemple de l’Exposition universelle de 1867 à Paris, considérée comme un succès. L’organisation des expositions, notamment celle de 1867, résulte de la conjonction de plusieurs volontés. Celle des industriels, qui les considèrent comme un élément clé de leur stratégie commerciale grâce aux médailles et récompenses, instruments de validation de la qualité industrielle. Celle du gouvernement, promoteur de cette économie de la qualité dont la politique commerciale libérale constitue un volet. Celle des intellectuels, soucieux d’améliorer l’esthétique des produits français et de renforcer la formation professionnelle des ouvriers. La préparation de l’Exposition est dominée par des spécialistes des expositions, dominés par Frédéric Le Play, qui y synthétise son expérience. La qualité de l’organisation joue un rôle majeur dans le succès de l’événement. Cependant, la volonté d’assurer un bénéfice financier introduit des nouveautés majeures dans les expositions: démultiplication des lieux d’exposition avec la création des pavillons; ouverture à de nouvelles problématiques, notamment la question sociale; plus grande liberté laissée aux exposants pour préparer leur installation. La voie est ouverte vers le gigantisme et le spectacle, au-delà de l’objectif initial. L’Exposition est un succès populaire (11 millions de visiteurs) et financier. Paris, pour un été, est un lieu de fête. Les résultats de l’Exposition sont cependant loin de répondre aux attentes. Certes, l’industrie s’est modernisée et la France conserve son rang en matière d’arts décoratifs, mais la progression des États-Unis et des États allemands est patente. Quant aux idées sociales des organisateurs (patronage), elles ne reçurent un écho favorable qu’auprès de l’élite, et non auprès des ouvriers. Les expositions universelles sont au cœur du système qualitatif de l’économie française du xixe siècle. Leur marche vers le gigantisme et le festif ainsi que leur ouverture vers des questions non directement industrielles conduira néanmoins à un dégoût qui se traduira, après 1900, par un refus de renouveler l’expérience.


PLAN

  1. À quoi bon une nouvelle Exposition?
    1. L’aiguillon de la concurrence et ses conséquences
    2. Soutenir la qualité des produits français
  2. Une organisation entre dirigisme et libéralisme
    1. Une équipe dirigeante et des choix fondateurs reflétant les desseins gouvernementaux
    2. Terminer dans les délais
    3. Quand la question sociale s’invite à l’Exposition
  3. Quel résultat pour l’Exposition?
    1. Quelle place pour la France dans l’économie-monde?
    2. Et la qualité
    3. Quel bilan pour le volet social de l’Exposition?
  4. Conclusion

EXTRAITS

INTRODUCTION

Plus que tout autre pays au xixe siècle, la France a été le pays des expositions industrielles. De la première exposition des produits de l’industrie nationale organisée par un Directoire soucieux de mener une lutte totale contre l’Angleterre géorgienne jusqu’à la première guerre mondiale, il n’est aucune décennie où la France n’ait connu une de ces grandes messes nationales ou internationales dont Flaubert prétendait qu’elles étaient un «sujet de délire du xixe siècle».

Quelle place faut-il accorder à cet enthousiasme désormais totalement évanoui pour ces manifestations universelles?

Ne sont-elles pas finalement révélatrices d’une certaine conception de l’activité économique – et sociale – en France dont l’esprit aurait désormais totalement disparu au profit des salons annuels ou bisannuels par branche (salon du livre, salon de l’agriculture, MIDEM, mondial de l’automobile, etc.) comme nous les connaissons aujour-d’hui? Non que la vanité des Expositions universelles ne soit apparue aux hommes du xixe siècle! Chaque rapport final d’activité des commissions organisatrices reconnaît d’ailleurs l’ampleur sans cesse croissante et irréaliste de ces grandes manifestations. Il ne s’avère pas moins que, jusqu’à la première voire la seconde guerre mondiale, la France est restée attachée à ce modèle de diffusion économique et commerciale, contrairement à l’Angleterre qui l’a abandonné dès les années 1860.

Quel pouvait donc être le rôle de ces événements à la fois mondains, économiques et sociaux? Un élément du prestige national où chaque État s’efforçait de prouver sa force afin d’accroître sa place dans le concert des nations? Sans aucun doute, même si cette explication ne suffit pas à comprendre le renouvellement si fréquent de ces réunions, notamment en France.

Un outil de stratégie commerciale nécessaire aux industriels dans le cadre d’une société capitaliste marchande où la promotion de l’offre ne pouvait se faire que par la comparaison concrète des produits? L’enthousiasme des industriels à prendre en charge les risques d’une participation à des milliers de kilomètres de leur lieu de production et de leur aire commerciale, comme la place tenue par les récompenses obtenues lors des Expositions universelles dans la stratégie commerciale des industriels rendent cette hypothèse intéressante.

Un espace de dialogue, de débat et de pédagogie à une époque où la diffusion de l’information devient un des facteurs essentiels du progrès scientifique et économique? Cadre naturel où se diffusent l’innovation par le caractère démonstratif des installations individuelles ou collectives, ainsi que la connaissance avec la multiplication progressive des congrès et colloques scientifiques facilités par le caractère international de ces manifestations, les Expositions universelles ont donné une nouvelle ampleur à la propagation de la connaissance pour une société marquée par l’encyclopédisme des Lumières et par la croyance dans le progrès comme valeur sociale.

En fin de compte, l’unique question à laquelle doit s’efforcer de répondre une étude des Expositions universelles est la suivante: ces manifestations ont-elles été un reflet fidèle de la situation économique et sociale des pays économiquement avancés ou ont-elles constitué une gigantesque mise en scène orchestrée en fonction d’un message voulu par les États organisateurs et participants et leurs acteurs économiques? C’est à cette interrogation qu’il conviendra de répondre, tout particulièrement dans le cas de la France, principale promotrice des Expositions universelles.

L’Exposition de 1867 constitue un cadre privilégié pour cette enquête. Certes, elle ne fut pas la première à être organisée, ni dans le monde puisque l’Angleterre victorienne en eut l’initiative en 1851, ni en France puisque le Second Empire avait déjà effectué un premier essai en 1855. Mais ne se reproduira plus ensuite une condition essentielle à la compréhension du phénomène: la présence simultanée de tous les grands États économiquement engagés dans le processus de révolution économique. Guerre de Crimée en 1855, conflits franco-allemands avec leurs conséquences diplomatiques en 1878, glorification républicaine et révolutionnaire propre à éloigner des monarchies considérant la France de la IIIe République comme une anomalie institutionnelle à l’image des États-Unis en 1889: il fallut attendre 1900 pour retrouver pareille unanimité dans la participation. Seules les Expositions de 1867 et de 1900 permettent donc de comparer de manière pertinente la situation économique des différents états et du message que ceux-ci et leurs acteurs économiques souhaitaient transmettre.

Entre 1867 et 1900, une différence de taille fait cependant pencher la balance en faveur de la première: la situation douanière. L’Exposition de 1867 coïncide avec la phase libérale de déréglementation du système douanier protectionniste mis en place par les gouvernements afin de promouvoir le développement industriel dans leurs pays. Aussi place-t-elle les exposants dans des conditions de concurrence les plus proches possibles des conditions réelles du marché et permet-elle de comparer de la manière la plus convaincante les réalisations économiques des différentes nations.
Au-delà de cette problématique, l’étude de l’Exposition universelle de 1867 permet d’approfondir la connaissance du Second Empire et de sa politique extérieure et économique, dans une décennie marquée par une volonté de libéralisation du régime.


[…]
Quel résultat pour l’Exposition?

Quelque 11 millions de visiteurs se pressent au Champ de Mars pour visiter l’Exposition. Cependant, l’impact de cette manifestation est sans doute plus important, vu la masse de documents publiés qu’elle engendre. Le rapport officiel, riche de ses treize volumes et de ses quelques 8000 pages, constitue à lui seul un recueil d’informations exceptionnel, dont il est cependant malaisé de cerner la diffusion. Mais, au-delà de cet ouvrage qui constitue en quelque sorte un exercice obligé de toute commission organisatrice, il s’agit de dizaines, voire de centaines d’opuscules, monographies ou articles qui sont publiés à l’occasion des Expositions. Moyen de propager l’innovation comme lieu de débat pour les spécialistes, les Expositions peuvent constituer, pour de jeunes revues notamment, un élément clé d’une stratégie éditoriale visant à se faire une place dans le marché éditorial.

De cette masse de documents qui se contente souvent d’être descriptive, il est difficile de tirer une conclusion claire, faute de disposer d’une appréciation quantitative sur la force de chaque pays et faute de pouvoir déterminer exactement les motivations des différents exposants et des différents pays participants. Tous les pays, à l’exception de la Chine, ont cependant répondu favorablement à l’appel de la France. Jamais pareille unanimité ne se retrouvera en France avant l’Exposition de 1900.

Globalement, pour les contemporains, la représentation de l’industrie internationale s’est avérée convenable et a reflété l’état réel d’avancement de chaque pays. Un seul regret pointe, lié à la sous-représentation de certaines branches de l’industrie anglaise, que ce soit dans le domaine du textile ou dans celui de la sidérurgie. D’autres pays, comme les États-Unis, ont disposé d’un espace si réduit dans le palais qu’il paraît évident qu’un faible nombre seulement d’industriels nationaux a pu prendre part au concours. Bien souvent, les commentaires viennent compenser ce handicap et corriger l’impression dégagée de l’Exposition.


Quelle place pour la France dans l’économie-monde?

Pour les promoteurs du traité de libre-échange de 1860 et ses déclinaisons bilatérales, le résultat de l’Exposition est important. Soit elle vient à l’appui de leur politique, soit elle donne une conclusion négative à leur expérience. Face à un pareil enjeu, il n’est pas étonnant que le rapport officiel, dirigé par Michel Chevalier, se montre globalement positif et tire de l’Exposition des conclusions conformes aux objectifs fixés aux traités, notamment en matière de rationalisation de l’industrie française et de disparition des industries maintenues en état de survie par le dispositif protectionniste malgré leur obsolescence technique. Cependant, au-delà de l’opinion de Michel Chevalier, tous les commentateurs s’accordent pour apprécier la bonne tenue de l’industrie française. Certes, en tant que puissance organisatrice, la France a pu soigner sa participation, non seulement par une sélection rigoureuse des principaux industriels nationaux, mais aussi par la taille large de l’emplacement qui leur était accordé.

La France n’en conserve pas moins, d’un avis général, ses points faibles, notamment en ce qui concerne les matières premières. Il est tout à fait caractéristique de constater que la représentation française dans la galerie des matières premières est relativement modeste, surtout face aux étalages de bois de construction russe, autrichien ou canadien et aux minerais anglais, allemands et américains. Même la Turquie a tenu à faire venir en force ses ressources, parvenant à avoir le nombre le plus important d’exposants au palais du Champ de Mars.

En comparaison, la participation française est bien modeste. Certes, les rapports officiels signalent l’essor de la production et de l’extraction, mais ces arguments peinent à convaincre qui que ce soit, en comparaison des résultats obtenus par les autres nations, notamment en ce qui concerne le charbon. Aussi ne semble-t-elle briller que dans la recherche de substituts énergétiques ou dans les efforts consentis pour accroître la productivité des machines à vapeur. Les autres matières premières ne sont guère mieux loties, d’autant que la maladie du ver à soie pénalise grandement les magnaneries des Cévennes et de la Drôme, d’habitude bien représentées dans les manifestations internationales.

Aussi les grands triomphateurs en la matière sont-ils les autres nations industrielles et les pays neufs, notamment grâce à une bonne représentation de l’Amérique latine (cuivre du Chili, laines d’Argentine, bois du Brésil). Les ressources américaines semblent inépuisables, confirmant Michel Chevalier dans sa conviction de voir dans les États-Unis les futurs leaders de l’économie mondiale.

Dans le domaine de l’innovation, la position de la France paraît bien meilleure. Certes, sa capacité créatrice apparaît réduite face aux grandes découvertes réalisées dans les dernières années par le Royaume-Uni et par l’Allemagne (acier Bessemer, couleurs artificielles) et face à la créativité de l’industrie mécanique américaine, il est vrai stimulée par le coût de la main d’œuvre. Cependant, bien loin d’être en retard sur les autres pays, la France semble suivre la trace de ses concurrents et acclimater dans ses industries les nouvelles technologies, voire même les devancer dans le domaine des travaux publics, comme le montre alors son rôle dans la réalisation du canal de Suez.

Dans le domaine de la sidérurgie, si elle est loin d’atteindre les résultats d’États allemands en plein essor, la France montre à l’Exposition qu’elle n’ignore rien des procédés Bessemer, adoptés par de grands industriels comme Petin, Gaudet et Cie ou Imphy, et qu’elle poursuit également ses propres recherches, avec les efforts de Martin à Fourchambault. Les grands maîtres de forges français sont venus en force à l’Exposition, n’hésitant pas, comme Schneider, à se construire de vastes pavillons dans le parc de sorte à pouvoir prendre leurs aises et étaler leur puissance. Néanmoins, le canon Krupp exposé dans la galerie des machines, apparaît à tous comme le symbole menaçant d’une sidérurgie prussienne en pleine croissance.

Dans le domaine de la chimie, la France semble prendre une certaine avance sur la Grande-Bretagne, peut-être sous-représentée dans cette branche, et ce malgré la poussée remarquée des États allemands et de la Suisse. Les procédés nouveaux, comme la fabrication des couleurs artificielles, s’y implantent, et la recherche appliquée, quoique relativement empirique, place les industries françaises à un niveau acceptable. Le retour des industriels alsaciens vers les produits naturels tirés de la garance constitue cependant un phénomène riche d’enseignement, conséquence du monopole de production attribuée à La Fuchsine.
Dans tous les domaines où la technologie intervient, la place de la France semble largement honorable. Il n’en reste pas moins que l’image que donne l’Exposition de l’industrie française reste principalement qualitative et que, faute de connaître la diffusion de ces inventions, il est difficile de donner une image exacte de l’industrie française.
Néanmoins le domaine des biens de consommation (habillement, mobilier, arts libéraux) demeure celui où la France remporte tous les suffrages, accumulant les récompenses en raison de la qualité de ses produits, comme lors des Expositions précédentes.


Et la qualité

La qualité des produits, à l’Exposition de 1867, continue d’obséder les commentateurs français et les maintient dans leur idée que la France a fait le bon choix en prenant le créneau des produits de haute gamme.

Les critiques de l’Exposition ne font que constater le maintien de la supériorité française en matière de goût. Le jury confirme cet avis puisque la France reçoit tous les grands prix dans les groupes consacrés au mobilier et au vêtement. Et encore les principales manufactures comme Barbedienne, Christofle ou les manufactures impériales ont-elles été mises hors concours en raison de la présence de leurs dirigeants dans le jury! Les industries d’art françaises témoignent de leur capacité créatrice, que ce soit dans leur adoption de techniques nouvelles (four Siemens dans la verrerie, diffusion des couleurs artificielles) ou dans un perpétuel effort de recherche et développement, se plaçant à la tête de la recherche aussi bien technique (efforts de Christofle pour perfectionner la galvanoplastie) qu’esthétique (adoption du goût japonisant par l’industrie faïencière avec le service Rousseau de la manufacture de Montereau).

Néanmoins, les commentateurs restent persuadés que l’historicisme chronique des entrepreneurs français constitue une cause de faiblesse et risque de menacer à terme le succès des produits français. Les mêmes critiques qu’en 1851 et 1862 se retrouvent donc: inadéquation de la décoration à la destination finale (tapisserie, tapis, vitrail); absence de style propre au xixe siècle. Les commentateurs français appellent les industriels français à tirer la leçon des produits orientaux présents à l’Exposition qui ont su conserver leur caractère natif, loin de l’influence néfaste du goût des consommateurs européens (adaptation de la décoration à la destination des objets, stylisation, origina-lité).

Les craintes d’un rattrapage anglais en matière de qualité se dissipent et l’Exposition, une fois encore, renforce le sentiment français que cette «niche» industrielle et commerciale est la bonne pour un pays structurellement incapable d’obtenir le bon marché absolu en raison du prix de ses matières premières et de ses transports. Néanmoins n’intervient jamais dans l’Exposition le critère du prix. Les Anglais le sentent bien. Ils comprennent que la véritable place de leurs produits n’est pas dans l’Exposition tout entière, mais seulement dans les classes d’objets consacrées aux produits à bon marché. Ceci explique sans doute la désaffection pour les Expositions universelles qui s’ensuit en Grande-Bretagne puisque, contrairement à la France, ce pays n’en organise plus aucune après 1867. En revanche, en France, le résultat de l’Exposition de 1867 confirme tout simplement les choix effectués, à la fois en matière de développement économique, d’obligation de renforcer l’enseignement scientifique, technique et artistique et de nécessité d’Expositions qui tendent à prouver naturellement la supériorité qualitative française.


Quel bilan pour le volet social de l’Exposition?

Nouveauté de l’Exposition de 1867 due à Frédéric Le Play, le volet social va dans le sens des préoccupations paternalistes théorisées par le commissaire général de conservation de l’ordre social par la volonté des entrepreneurs. Ces derniers, d’ailleurs, n’hésitent pas à profiter de l’occasion pour mettre en avant leurs réalisations sociales, comme Schneider dans son pavillon individuel. Le concours lancé par Frédéric Le Play, malgré l’absence remarquée des Anglais, n’en est pas moins un grand succès, mettant en avant les résultats obtenus par le patronat réformé français, notamment alsacien, dans la préservation de rapports sociaux sains voire familiaux entre milieu entrepreneurial et monde ouvrier. Le modèle d’une industrie s’appuyant sur le monde agricole sort renforcé de l’expérience, au détriment de l’exemple anglais de concentration industrielle synonyme de paupérisation et de désagrégation de la condition ouvrière. Frédéric Le Play et les élites françaises ne peuvent qu’en sortir renforcés, même si le déclin de la proto-industrie sidérurgique tel qu’entraîné par le traité de 1860, aurait pu laisser penser que l’avenir se chargerait de contrevenir à cette situation.

Autres protagonistes de l’Exposition: l’Empereur et le gouvernement impérial. Longtemps, la presse a craint que le concours lancé par le commissaire général n’ait pour seul but de couronner Napoléon III. Bien entendu, jamais Frédéric Le Play n’en a eu l’intention, puisque tous ses écrits, favorables à l’initiative privée, témoignent d’un libéralisme sceptique devant les interventions de l’État.

Le gouvernement impérial sait tirer parti de l’existence du groupe X pour présenter ses principales réalisations sociales qui le placent alors, avant les grandes réformes bismarckiennes des années 1880, à l’avant garde de la politique sociale, même si, dans certains domaines, elle relève de la charité voire du paternalisme. L’Empereur se fait ainsi simple exposant dans la classe des maisons ouvrières et, flagornerie ou réelle conviction, le jury de cette classe lui décerne un grand prix pour sa contribution. Au-delà de cette sympathique intervention, l’Empereur, au cours de ses nombreuses visites à l’Exposition, témoigne fréquemment son intérêt pour la section sociale de l’Exposition, n’hésitant pas à visiter les sections réservées aux ouvriers chefs de métier, et à faire des achats personnels tout politiques.

Le ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, a mobilisé son ministère dans la perspective de l’événement. Il faut dire qu’il bénéficie en la matière du soutien du secrétaire général de son ministère, Charles Robert, qui siège au comité d’admission de la classe 89! Le succès semble réel, vu le nombre de récompenses obtenues par les institutions d’éducation françaises et tout particulièrement par le ministère lui-même. Cependant, les sujets de doute l’emportent chez les commentateurs, notamment Jules Simon dans L’Indépendance belge, face aux insuffisances en matière de pédagogie constatées par rapport aux États allemands et aux pays anglo-saxons et scandinaves. Le thème du retard français face à l’Allemagne pointe déjà dans le discours des intellectuels français, trois ans avant la guerre franco-allemande.

Forts de la vision encyclopédiste et éducative de l’Exposition, les membres de la Commission impériale, d’accord en tout point avec un gouvernement soucieux de se procurer les bonnes grâces de la population ouvrière, s’entendent pour favoriser les études ouvrières à l’Exposition, sur le modèle de ce qui avait déjà été lancé par Arlès-Dufour en 1862. Il s’agit d’encourager les ouvriers à visiter l’Exposition et à fournir, en retour, des rapports qui témoigneront de l’appréhension ouvrière du progrès technique. Ainsi naissent les délégations ouvrières élues à Paris, plus ou moins vivantes dans les régions, qui constituent un moment important dans l’histoire sociale française, vingt ans après les journées de juin 1848. Pour la première fois, en effet, des assemblées ouvrières ont le droit de s’assembler et de discuter des questions économiques et sociales, permettant à l’historien de constater l’écart entre la vision politique des organisateurs de l’Exposition et l’opinion des principaux intéressés, les ouvriers.

Certes, la population ouvrière parisienne est atypique par rapport à la classe ouvrière issue de la première industrialisation: plus instruite, moins pauvre, moins concentrée dans de grandes unités de production à l’anglaise. Il ressort d’ailleurs des rapports et des procès-verbaux des séances de la commission ouvrière, regroupant l’ensemble des délégations sectorielles qui se sont réunies jusqu’en 1869, une véritable connaissance des métiers et une profonde fierté corporatiste, entre nostalgie de l’organisation d’Ancien Régime et conscience d’un savoir-faire. Les procès-verbaux de la commission ouvrière, notamment, témoignent du fossé intellectuel qui sépare les ouvriers, pris comme classe, du commissaire général.

La recherche de l’émancipation ouvrière domine, alliée à une profonde méfiance vis-à-vis de la sincérité du patronat. Les solutions préconisées par les élites et mises en valeur à l’Exposition n’y rencontrent aucun écho favorable. Bien au contraire, le maître mot du discours ouvrier est l’association, perçue comme unique solution à la dégradation de la condition ouvrière. Cette passion pour l’association n’empêche pas la commission de réclamer pour l’immédiat des mesures susceptibles de relever la condition humaine des ouvriers: abolition du livret, amélioration du fonctionnement des prud’hommes. La méfiance vis-à-vis des autorités sociales est complète: haine des couvents et des prisons qui prennent du travail aux ouvriers; hostilité à l’égard des institutions charitables et hospitalières qui enrégimentent le pauvre; méfiance vis-à-vis du patronat qui néglige l’hygiène des ateliers et dont les visées sociales introduites par le partage des bénéfices sont suspectes.
La seule solution réside donc pour les ouvriers parisiens dans l’association, qu’elle soit de consommation pour éviter les rapaces intermédiaires, ou qu’elle soit de production afin d’éliminer le patronat. La commission se radicalise progressivement, avec l’influence croissante en son sein des collectivistes de l’Association internationale des travailleurs dominés par Eugène Varlin. La commission joue sans aucun doute un grand rôle dans le maintien de l’influence de l’AIT, malgré la mise en accusation de sa section parisienne, et dans la fermentation politique qui conduit à la Commune.


Conclusion

Quelles leçons peut-on tirer de l’étude de l’Exposition universelle de 1867?

Loin d’être uniquement des instruments de prestige international, les expositions industrielles correspondent, pour la France, à une nécessité. Pour les industriels comme pour le gouvernement et les élites, elles constituent un élément clé d’une stratégie économique fondée sur la qualité des produits et sur la validation institutionnelle de cette dernière, au service d’une stratégie commerciale.

La France, moins riche que ses concurrentes en matières premières, notamment en combustibles minéraux, est plus marquée par la consommation de sa clientèle aristocratique puis bourgeoise. Elle a, dès le xviie siècle, mis l’accent sur la qualité esthétique et technique, aux dépens du bon marché absolu des produits industriels. Cette politique est continuée au xixe siècle, indépendamment de l’essor d’une grande industrie certes puissante, mais moins influente que d’autres secteurs, comme celui des arts industriels très exportateurs.

L’Exposition universelle de 1867 s’inscrit pleinement dans cette perspective, qui n’est pas contradictoire avec une libéralisation des échanges, promue en France en faveur des consommateurs… et des branches exportatrices.

Dire pour autant que l’Exposition universelle de 1867 a été un succès complet n’est pas complètement exact.

Certes, les points positifs sont indéniables. L’organisation, malgré quelques retards, a été globalement efficace et les délais ont pu être tenus. Les visiteurs n’ont pas manqué et, pour un été, Paris a été le lieu vers lequel ont convergé tous les regards. La France s’y est montrée sous un jour favorable et les partisans du libre échange comme les industriels y ont trouvé des sources de satisfaction.

Cependant, pour reprendre les termes utilisés par Napoléon III cette même année, des nuages sont apparus dans le ciel du pays organisateur. Face aux progrès réalisés par les États allemands, la France semble faire des pas timides dans la voie de la modernisation. Dans le domaine des arts décoratifs, même si les craintes exprimées en 1851 et en 1862 devant la concurrence anglaise ont diminué, il s’en faut de beaucoup pour que les industriels français satisfassent l’ensemble de la critique. Enfin, dans le domaine social, le gouvernement et les intellectuels favorables au patronage ne remportent qu’un succès de façade. La comparaison étrangère en matière d’éducation, notamment face aux États allemands, et la méfiance des populations ouvrières vis-à-vis des élites annoncent déjà les débats et les crises ultérieurs. La «crise allemande de la pensée française», pour reprendre l’expression de Claude Digeon, est déjà vive avant même la guerre de 1870.

Enfin, le phénomène des Expositions universelles est en train d’éclater. Dans un souci de succès financier, les organisateurs ont infléchi le programme hérité des précédentes manifestations: éclatement de l’unité de lieu, avec la création des pavillons; rupture de l’unité d’action, avec l’ouverture à la question sociale; renforcement du caractère festif, au détriment des études plus sérieuses. Cette tendance ne fera que se renforcer, avant d’aboutir, en 1900, à un paroxysme tel qu’il contribuera à le faire rejeter. Si les Expositions universelles continuent leur carrière à l’étranger, elles sont refusées en France à partir de 1900. Un projet d’exposition pour commémorer la cinquantième anniversaire de la proclamation de la République échoue d’ailleurs rapidement face à l’hostilité conjuguée des municipalités et des chambres professionnelles. Les industriels se tournent vers les foires et salons, mieux adaptés à leur demande, et vers la publicité en plein essor. Seuls les défenseurs de la qualité esthétique française et les milieux coloniaux continuent d’utiliser ce mode de promotion, comme en témoignent les expositions de 1925, 1931 et 1937.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :