via Le Monde – Calonne et le traité de libre-échange de 1786 CHRONIQUE –
Par PIERRE BEZBAKH Publié le 12 décembre 2005 à 15h12 – Mis à jour le 16 décembre 2005 à 13h30
Le traité de libre-échange Eden-Rayneval, signé en 1786 entre la France et la Grande-Bretagne, rompait avec le protectionnisme colbertiste. C’est Charles Alexandre de Calonne (1734-1802), contrôleur général des finances de Louis XVI, qui, côté français, en avait été l’instigateur. Il se plaçait dans la continuité de l’essor de la pensée libérale qu’avait connu la France durant le XVIIIe siècle, représentée par Vincent de Gournay, François Quesnay, Turgot... Calonne pensait que l’abaissement des droits de douanes permettrait de développer les exportations de produits agricoles, abondants en France, vers une Angleterre protégée jusque-là par des « corn laws » taxant les importations. Il espérait que certaines branches d’activités industrielles pourraient accéder plus largement au marché anglais (horlogerie, cuir…).
Il escomptait aussi que le choc concurrentiel provoqué par le traité obligerait les entrepreneurs français du textile à imiter les Anglais qui s’engageaient dans la voie de la mécanisation, en utilisant les nouveaux métiers mis au point par Hargreaves, Arkwright, Crompton ou Cartwright… Mais Calonne pensait que les Français seraient à même d’utiliser plus rapidement ces inventions que les Anglais, handicapés par les « privilèges exclusifs » des détenteurs de brevets qui en restreignaient la généralisation. Pour accélérer l’innovation en France, Calonne envoya des « espions industriels » en Grande-Bretagne et fit venir en France des spécialistes anglais bénéficiant d’aides financières, tels John Milne, mécanicien originaire de Manchester, son gendre, et deux anciens ouvriers d’Arkwright. Dès 1755, un autre Britannique, John Holker, avait été nommé inspecteur des manufactures étrangères et avait été chargé d’attirer en France des ouvriers qualifiés anglais.
Le résultat des négociations ne fut cependant pas conforme aux attentes des Français, qui n’obtinrent pas la levée des prohibitions sur leurs soieries ni l’égalité de traitement avec les vins portugais. Mais les droits de douane furent réduits pour les lainages et cotonnades (12 %) et sur les produits en métal (10 %) (voir Histoire économique de la France, de Jean-Charles Asselain, Le Seuil, 1984).
A court terme, les conséquences du traité furent manifestement plus favorables à l’Angleterre qu’à la France, les exportations britanniques passant de 13 millions de livres en 1784 à 64 millions en 1788, alors que celles de la France vers l’Angleterre passèrent de 20 à 30 millions de livres. Les fabricants de toiles, de lainages et de cotonnades du nord de la France et de la région parisienne furent particulièrement touchés par la concurrence des produits anglais, aux coûts unitaires plus faibles (le cardage, par exemple, revenait vingt fois moins cher en Angleterre). Ils protestèrent contre cette invasion, tandis que le chômage augmentait parmi les ouvriers du textile. Parallèlement, l’agriculture française connaissait une crise grave, due à une succession de mauvaises récoltes qui empêchèrent les paysans français de profiter de l’ouverture du marché anglais : l’année 1788 fut très mauvaise à la suite des orages et de la grêle du mois de juillet qui ravagèrent la Normandie et la Champagne, et l’hiver 1788-1789 fut particulièrement rigoureux. Le prix des céréales subit une augmentation de 50 %, alors que celles-ci représentaient environ la moitié du budget quotidien du petit peuple des villes, ce qui réduisit d’autant sa capacité à acheter des produits industriels. Cette caractéristique classique de la crise d' »Ancien Régime » se conjugua aux effets de la concurrence anglaise pour expliquer les événements de l’été 1789, annoncés par les affrontements qui eurent lieu en Provence, en Bretagne et à Paris durant les mois précédents.
Aujourd’hui, alors que les négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) vont reprendre à Hongkong, on peut à nouveau s’interroger sur les effets d’une ouverture non contrôlée des frontières : permet-elle surtout de stimuler les exportations et de créer des emplois, ou risque-t-elle d’accroître les importations au point de ruiner indirectement une partie des producteurs nationaux ? La réponse dépend en grande partie des mesures d’accompagnement qui sont prises, et des perspectives de redéploiement de l’activité soumise à la concurrence internationale.
Pierre Bezbakh est professeur à l’université Paris-IX – Dauphine.
PIERRE BEZBAKH