
JEAN FLORI – Directeur de Recherches au CNRS
CESCM de Poitiers
REPRODUCTION DE L’INTRODUCTION
Au début du XIIIe siècle, la chevalerie semble être à son apogée. En de nombreuses régions, particulièrement en France, elle se confond avec la noblesse dont elle est l’expression militaire. Depuis plus d’un siècle, dans toute l’Europe et jusqu’au Proche-Orient, elle l’emporte sur tous les champs de bataille grâce à ses charges impétueuses. Elle domine aussi sur le plan social, au terme d’une ascension qui l’a conduite à se fondre dans l’aristocratie pour former un groupe social dont les privilèges, précisés et réaffirmés, deviendront bientôt héréditaires : la noblesse.
Elle s’est également forgé une idéologie, un ensemble de valeurs qu’elle prétend incarner ; une mission, celle que l’Église, jadis, assignait aux rois : la défense du royaume, confondue avec celle de la chrétienté tout entière; la protection des églises et des faibles, clercs, veuves, orphelins.
Cette mission, à ses yeux, justifie ses privilèges, sa prééminence sur le peuple, voire son origine et son existence. Cette image qu’elle se donne d’elle-même est bien reflétée dans un roman du début du XIIIe siècle, Lancelot du Lac, l’un des plus lus au Moyen Age, et qui eut sur les esprits une formidable influence : avant de devenir le « meilleur chevalier du monde », le jeune Lancelot, orphelin, est adopté et élevé par la Dame du Lac, princesse-fée d’un domaine étrange et mystérieux. Lorsqu’il atteint l’âge d’être fait chevalier, la Dame du Lac l’envoie au roi Arthur, véritable maître ès chevalerie, qui lui remettra l’épée, marque de son état. Mais auparavant, elle lui expose l’origine de la chevalerie, ses privilèges mais aussi sa mission et ses devoirs.
Cette origine remonte à la nuit des temps. Pas à la création, toutefois, car tous les hommes descendent d’un même couple, Adam et Eve, et tous étaient donc égaux « en droit ». Rien ne les distinguait par naissance, lignage, gentillesse. Mais, par suite du péché des hommes, le mal se développa dans le monde et les forts se mirent à opprimer les faibles qui, alors, choisirent les plus capables d’entre eux pour les gouverner et les protéger.
« Et quand les faibles ne purent plus tenir ni résister contre les forts, ils établirent au-dessus d’eux des garants et des défenseurs, pour garantir les faibles pacifiques et les gouverner selon la justice, ainsi que pour dissuader les forts des injustices et des outrages qu’ils commettaient » (Lancelot du Lac).
Ainsi, par élection, fut institué le haut ordre de la chevalerie. Sa fonction est double : protéger l’Eglise et le peuple désarmé, servir Dieu et l’Eglise, mais aussi gouverner, diriger, dominer le peuple qui lui doit obéissance en toute chose et qui lui fournit tout ce qui lui est nécessaire pour vivre honorablement.
On retrouve là, avec quelques retouches significatives, le schéma trifonctionnel qui caractérise la plupart des sociétés issues des migrations indo-européennes qui s’établirent en Europe. Peut-être est-ce même, avec quelques variantes, une constante de l’humanité tout entière. Pourtant, en Europe, et principalement dans l’Occident médiéval qui nous intéresse ici, ce schéma ne s’exprime avec netteté qu’au début du XIe siècle. Dans son poème dédié au roi de France Robert le Pieux, vers 1030, l’évêque de Laon Adalbéron sépare en trois catégories la société chrétienne : « Ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. » Quelques années auparavant, l’évêque de Cambrai Gérard, son cousin, avait tenu le même genre de discours lors d’un concile réuni à Arras, où il avait réfuté les idées subversives des « hérétiques », ces laïcs qui prétendaient se forger eux-mêmes une opinion en matière de foi religieuse. Contre eux, il avait démontré que « depuis l’origine, le genre humain est divisé en trois, entre les gens de prière (oratoribus), les cultivateurs (agricultoribus) et les gens de guerre (pugnatoribus) ». Que chacun, donc, se conforme à la volonté divine et sache rester à sa place. Que la religion soit l’affaire du clergé, l’usage de la force celle des guerriers et que, pour nourrir l’ensemble de l’humanité, la masse des paysans n’épargne pas sa peine, soumise aux deux autres ordres d’une société chrétienne immuable parce que voulue par Dieu dès l’origine.
Cette division trifonctionnelle n’est pas innocente. Au-delà de la simple constatation de la diversité nécessaire des fonctions ou des professions, elle établit en effet une hiérarchie sociale, voire juridique. Au sein de la société médiévale ainsi figée dans son immutabilité
sacralisée, tous les hommes issus du couple originel sont donc bien égaux, mais, comme le dit un humoriste, « certains sont plus égaux que d’autres ». Car leurs fonctions, différentes, n’ont pas le même degré de dignité, de grandeur, de « noblesse ». Au sommet de la hiérarchie, les « serviteurs de Dieu » recueillent sa parole, dirigent en son nom, par leurs avis éclairés, la société d’ici-bas. Leur mission d’intermédiaires entre le ciel et la terre les place dans une situation particulière. Ils sont « dans le monde », mais ne sont pas « du monde ». Par les effets de leurs prières ou des sacrements qu’ils sont seuls à pouvoir administrer valablement, ils détiennent bien les clefs du paradis, ce royaume de Dieu auquel tous les hommes de ce temps aspirent. L’ordre du clergé occupe donc bien le sommet de la hiérarchie parce que le spirituel l’emporte sur le temporel (aux yeux des clercs pour le moins), comme l’âme, croit-on, sur le corps.
A la base de la société, nul n’en doute, se trouvent ceux qui travaillent de leurs mains. En ce début du XIe siècle, il n’y a guère d’autres travaux que ceux des champs, dont on tire toute nourriture. L’essor des villes, du commerce, de l’artisanat, puis de ce que l’on peut déjà appeler l’industrie viendra plus tard briser cette unité du 3e ordre que, pour l’heure, on peut confondre avec les ouvriers de la terre, nourriciers des deux autres.
Quant au second ordre, le seul qui nous intéresse ici, il se compose, dans la pensée d’Adalbéron et de Gérard, de ceux qui régissent et gouvernent la société chrétienne selon les directives du ciel : les rois principalement, et ceux auxquels ils ont délégué tout ou
partie de la puissance publique dont Dieu les a faits dépositaires.
Or, vers 1030, la société chrétienne, surtout en France, a connu une profonde mutation. Le pouvoir seigneurial, que l’on nomme parfois féodalité, s’est solidement établi. On ne peut pas parler d’anarchie féodale. C’est presque son contraire. Le déclin de l’autorité centrale entraîne la force accrue des liens entre les hommes, le renforcement des pouvoirs et leur concentration entre les mains des anciens délégués de l’autorité royale défaillante, les comtes, bientôt relayés, à un niveau moindre, par les châtelains. Entourés de leurs guerriers que les textes latins nomment milites, et que l’on pourra bientôt traduire par chevaliers, les châtelains font alors régner leur ordre, ou leur désordre, sur les hommes de la petite région qu’ils dominent, administrent, exploitent. C’est l’époque des châteaux et des chevaliers, les deux piliers de la société féodale.
Alors naît la chevalerie.
Non pas, comme on le disait à Lancelot, par l’élection des plus faibles désireux de se protéger des exactions des plus forts dans les troubles lointains des origines de l’humanité, mais bien plutôt, à l’époque troublée des origines du monde féodal, par l’exercice même de la force armée sur les populations démunies. Sous couvert d’une protection devenue pourtant moins nécessaire après la fin des invasions normandes ou sarrasines, les châtelains, par les armes de leurs chevaliers, ont imposé leur autorité aux populations locales. Ils les gouvernent, les jugent, les taxent par des redevances que les textes désignent souvent d’un mot qui en dit long : exactiones.
A l’origine mythique d’une chevalerie protégeant les faibles, les femmes, les orphelins et tous les déshérités, il faut donc se résoudre à opposer l’origine réelle d’une chevalerie qui opprime plus qu’elle ne protège. Ce n’est que peu à peu, sous l’influence multiforme de l’Église, mais aussi des poètes, des romanciers, des femmes, de l’évolution générale des mœurs, des goûts et des mentalités, que cette classe de reîtres et de soudards se transforma en chevalerie, sinon dans la réalité, du moins dans sa représentation, dans son image. Plus qu’une réalité institutionnelle, la chevalerie est en effet un mode de vie, un idéal et peut-être même un rêve.
PREMIÈRES PAGES
Chapitre 1
LA CHEVALERIE,
UNE CLASSE SOCIALE ?
Qu’est-ce que la chevalerie, et qui sont les chevaliers ? L’ambiguïté commence déjà au niveau du vocabulaire. Car les termes qui, de plus en plus fréquemment, les désignent dans les textes à partir du XIe siècle sont eux-mêmes ambigus.
I. — Problèmes de vocabulaire
1. Une coloration de service public s’ajoute au sens classique et purement militaire des mots latins miles, militia, militare qui s’appliquaient aux soldats romains. Les moines se désignent eux-mêmes par l’expression milites Dei que l’on peut traduire indifféremment par « serviteurs de Dieu » ou par « soldats de Dieu » tant les notions de combat (ici spirituel) et de service sont alors étroitement liées. Par ailleurs, lorsqu’il couronne un roi,
dès le VIIIe siècle, ou un prince un peu plus tard, l’évêque lui rappelle qu’il entre dans l’exercice d’une fonction publique (militia) et qu’il doit servir Dieu (militare Deo). Par les armes, certes, parfois; mais ce n’est là qu’un seul des aspects de sa fonction de gouvernement. Au Xe siècle encore, chez Hincmar de Reims, le mot militia conserve un sens de fonction publique et miles (pluriel milites) met l’accent sur le service et l’obéissance tout autant que sur la fonction guerrière.
2. Une coloration vassalique s’ajoute également. Encouragée par les rois carolingiens, l’extension des liens de la vassalité multiplie les termes désignant le vassal, l’homme, le fidèle d’un prince ou d’un seigneur. On trouve ainsi des termes anciens comme vassus, vassalus, fidelis, mais aussi des mots comme homo, qui l’emporte, ou miles, fréquent dans ce sens au XIe siècle. Miles peut même exprimer un rapport d’alliance moins précis et moins contraignant que le lien vassalique. Il en est ainsi, vers 1030, chez Dudon de Saint-Quentin : après le projet de mariage entre le jeune duc Richard de Normandie et la fille du duc Hugues de France, les ennemis de Richard, nous dit-il, craignaient que, devenu le miles de Hugues, il ne bénéficie de son appui militaire. Or Richard n’était ni le vassal ni le « chevalier » d’Hugues.
3. Le sens militaire se maintient aussi. Particulièrement au pluriel, milites continue de désigner tout simplement les soldats, les guerriers dans leur ensemble, et pas seulement ceux que l’on appellera plus tard chevaliers. Dans de nombreux textes, du Xe au XIIe siècle, on rencontre des descriptions d’armées composées de x guerriers (milites) répartis entre cavaliers (equites) et fantassins ou piétons (pedites). Toutefois, la prépondérance de la cavalerie lourde aux XIe et XIIe siècles entraîna le regroupement des divers sens du terme miles. Les princes, les châtelains et leurs vassaux armés combattaient bien sûr à cheval plutôt qu’à pied et l’on en vint à ne plus voir sous le mot milites que des guerriers d’élite à cheval et non plus des soldats au sens général du terme. La fusion progressive de ces diverses acceptions de miles fut rendue possible par le fait qu’elles exprimaient toutes la notion de service dont l’aspect premier, à cette époque, était d’ordre militaire.
II. — De la vassalité à la féodalité
Dès le début du VIIIe siècle s’étaient instaurées les relations vassaliques liant entre eux deux hommes libres et égaux en droit mais dont l’un, le vassal, entrait en dépendance (honorable) de l’autre.
1. Les rites de la vassalité sont bien connus : le futur vassal, agenouillé devant son « seigneur », plaçait ses mains jointes entre les siennes et devenait ainsi « son homme ». Relevé par son seigneur, le vassal prononçait alors un serment de fidélité, la main posée sur l’Evangile ou sur les reliques des saints, dont le prestige s’élève au XIe siècle. C’est la cérémonie de l’hommage et de la foi. Vient ensuite celle de l’investiture, : le seigneur remet à son vassal un objet symbolisant le moyen d’existence qu’il lui procure pour « prix » de son service : une motte de terre ou une bannière, par exemple.
Des hommes libres mais dépourvus de ressources sont ainsi entrés dans la dépendance de seigneurs qui les entretenaient en leur procurant un revenu nommé bienfait (beneficium). Celui-ci pouvait prendre, selon le rang du bénéficiaire, divers aspects : entretien direct au château du seigneur, dans sa mesnie, comme garnison ou escorte; il s’agit alors d’une domesticité au sens large du terme. Ou bien encore, et plus fréquemment lorsqu’il s’agissait de personnages de rang un peu moins humble ayant eux-mêmes des serviteurs ou des protégés, le seigneur concédait à son vassal ainsi chasé
une terre assurant son existence.
Ceux qui entraient ainsi dans la vassalité d’un « patron » étaient d’abord de niveau bien modeste. Le grand historien français M. Bloch traduisait ce fait en disant que la vassalité, à ses origines, exhalait une forte odeur de pain de ménage. Les plus anciennes formules connues en portent témoignage ; elles commencent par ces mots (qu’il ne faut peut-être pas prendre à la lettre) : « Attendu qu’il est connu de tous que je n’ai plus les moyens de me nourrir ni de me vêtir, moi, Untel, me recommande par les mains au seigneur X… » Les vassaux trouvaient ainsi la sécurité qui leur manquait, car leur seigneur s’engageait à les entretenir et à les protéger. En retour, les vassaux s’engageaient à servir leur seigneur en tout ce qui était compatible avec leur état d’homme libre.
2. Les liens féodo-vassaliques s’étendent aux Xe et XIe siècles à des niveaux très divers, et l’élément réel, le bienfait, prend une place prépondérante. Il s’agit de plus en plus de la concession d’une terre au vassal, le fief, à l’origine viager mais que les vassaux, dès le IXe siècle, avaient su rendre héréditaire au sommet de la hiérarchie vassalique. De vastes territoires ont ainsi été concédés par les souverains carolingiens aux comtes qui y étaient leurs représentants et qu’ils dirigeaient en leur nom, les comtés. Au cours des IXe et Xe siècles, ces délégués du souverain s’affranchissent de sa tutelle. La vassalité, que Charlemagne et ses successeurs avaient espéré capter en la faisant remonter jusqu’à eux pour renforcer leur autorité dans les régions lointaines, leur échappe donc : elle s’arrête en cours de route, d’abord au niveau des comtes. Ainsi se créent des principautés autonomes dans lesquelles le comte se comporte bientôt à la manière d’un roi.
3. Châtellenie et chevalerie. — Au XIe siècle, le glissement du pouvoir s’accentue, surtout en France. Il descend cette fois au niveau des châtellenies. La pratique du fief se répand et son aspect militaire se renforce encore. Entrent alors dans la vassalité des propriétaires indépendants, les alleutiers, qui y trouvent intérêt. En effet, ils placent leurs domaines, parfois importants, entre les mains d’un seigneur plus puissant dont ils deviennent ainsi les vassaux; mais ils reprennent aussitôt ces domaines, en fief cette fois
(fiefs de reprise). Ils sont par là même assurés de la protection de leur seigneur… dont ils assurent eux aussi la sécurité par l’appoint de leurs forces armées, la leur et celle de leurs guerriers, s’ils en ont. Ainsi se tissent des réseaux de dépendance privée au sein de
l’aristocratie.
Les devoirs du vassal sont en effet de trois ordres : financier, judiciaire et militaire. Ils doivent à leur seigneur l’ aide financière en des cas bien précis (mariage de sa fille aînée, adoubement de son fils aîné, rançon ou départ en croisade); le conseil, participation à ses
décisions, en particulier dans le domaine de la justice ; le service militaire surtout.
4. L’essor des châtellenies s’accentue au XIe siècle. Dans les châteaux qui se multiplient alors, avec ou sans l’autorisation des comtes, et parfois même contre eux, les châtelains et leurs garnisons de guerriers (milites castri) dominent d’autant plus la société des autres hommes que le pouvoir central s’est affaibli. Certes, cet affaiblissement n’est pas uniforme. En Allemagne, par exemple, l’autorité impériale se maintient et les forteresses sont tenues par des garnisons de l’empereur, ou bien confiées à des officiers de cour non
libres, les ministériaux. Sur les marges de l’Empire, l’empereur ne lutte pas contre une féodalité qui s’installe, mais il en garde le contrôle. La promotion de la chevalerie, ici, ne viendra que plus tard, à la fin du XIIe siècle, sous l’influence de la France, en imitation de celle-ci. En revanche, l’affaiblissement du pouvoir comtal s’accentue en France moyenne, Anjou, Poitou, Champagne, Ile-de-France… dans cette vaste aire, les châtelains, appuyés sur leurs guerriers, se sont largement affranchis de la tutelle des comtes. C’est plus vrai encore en Mâconnais, dont l’étude magistrale menée par G. Duby a pris valeur exemplaire. Dans la France méridionale, le phénomène châtelain se manifeste aussi de façon précoce. Le pouvoir judiciaire passe très tôt des comtes aux châtelains. Le pouvoir militaire aussi.
5. Châtelains et « milites », dès le premier tiers du XIe siècle, détiennent donc, dans ces régions, des pouvoirs importants. Ces guerriers, on les nomme dans le Midi cabalarii ou cabalers autant que milites. Ces termes n’ont pas encore de sens social élevé ; mieux, ils s’appliquent plutôt à des personnages de rang assez modeste. Mais ils participent à l’exploitation des paysans, prélèvent les taxes et font régner l’ordre du châtelain et, par là même se séparent, dans la mentalité commune et d’abord dans la leur, de la masse des paysans dont beaucoup sont issus; la plupart des milites ne détiennent pas eux-mêmes ce pouvoir, le ban, et l’on distingue soigneusement, dans les textes méridionaux, ceux qui commandent (majores milites, strenui milites) de ceux qui exécutent (minores milites, gregarii milites, chevaliers domestiques).
Dans les régions de la France d’entre Seine et Rhin, longtemps considérées comme le berceau de la féodalité et où, il est vrai, les liens vassaliques furent précoces, le terme miles apparaît bien en effet très tôt dans les chartes (milieu du Xe siècle), mais tout au long du XIe siècle, ces milites occupent une position subalterne : ce sont les hommes de main des puissants bien plus que leurs vassaux. En Picardie, par exemple, au début du XIIe siècle, la chevalerie est encore étroitement tenue en main par les princes ou leurs agents et la situation sociale des milites demeure assez basse. Ils n’en sont pas moins associés à l’aristocratie guerrière dont ils sont les mains armées, et sont perçus comme tels par la population (vulgum) qu’ils exploitent. Peu à peu, par le service des armes accompli aux côtés de leurs seigneurs, par l’élévation sociale qu’ils peuvent acquérir en se faisant remarquer d’eux, par mariage, parfois par usurpation, certains d’entre eux se hissent au niveau de la petite aristocratie, qu’elle soit alleutière ou féodale. L’alleu, jadis considéré comme l’exception au nord de la Loire, s’est en effet maintenu beaucoup plus qu’on ne le croyait. Il y a donc une petite aristocratie alleutière parallèlement à l’aristocratie féodale.
III. — Aristocratie ou noblesse ?
Peut-on, à cette époque, parler de noblesse ? La question fait l’objet d’âpres débats entre historiens, et les meilleurs médiévistes ne s’accordent pas totalement sur ce point. C’est dire que la question n’est pas simple. Aussi ne ferons nous qu’en exposer les grandes lignes sans trop entrer dans la controverse.
1. Le vocabulaire ne nous éclaire guère ici. Le terme nobilis, en effet, avant la fin du XIIe siècle, ne fait pas uniquement référence à une « qualité » juridique qui serait la noblesse héréditaire au sens ultérieur du terme. Il exprime plutôt la notoriété, le prestige et, surtout sous la plume des écrivains ecclésiastiques, la valeur morale, liée à l’attitude envers Dieu et ses serviteurs. Il n’empêche : ces qualités sont plus spécifiquement louées chez les familles qui, par leur puissance, leur richesse, leurs donations à l’Eglise, se sont illustrées aux yeux de tous dans le passé… et ce sont surtout les familles de la haute aristocratie. On ne manque pas d’insister par ailleurs sur le caractère tout naturellement transmissible de ces vertus au sein des familles et sur la réputation ainsi acquise dès la naissance par ceux qui en sont issus.
2. Un problème de définition en résulte. Qu’est-ce que la noblesse ? Tous les « nobles » du XIe siècle sont-ils issus de l’ancienne noblesse carolingienne, des lignages de famille royale? Adalbéron le croyait, affirmant que la noblesse était issue du sang des rois. Les historiens allemands ont tendance à le croire aussi et l’historien belge L. Génicot leur donne en partie raison pour les régions qui se situent aux marges de l’Empire, voire plus profondément en France. Pour lui, surtout, noblesse et liberté sont interchangeables et se transmettent par la naissance. Il n’est pas douteux en tout cas que la haute aristocratie a constamment mis l’accent sur le lignage, la naissance et la condition juridique de liberté ainsi transmise. C’est là affaire de sang.
Est-ce vrai cependant pour tous les niveaux de cette aristocratie, en particulier pour les plus bas, auxquels appartiennent la plupart des milites ? C’est plus difficile à dire, et l’ont peut ici se rallier à la thèse défendue entre autres par G. Duby : la noblesse viendrait avant tout du pouvoir exercé sur les hommes, du ban. S’il en était ainsi, la noblesse s’étendrait à tous ceux qui en viennent à détenir ce ban, par délégation légitime ou… usurpée.
Les châtelains, voire les chevaliers en feraient alors partie dès lors qu’ils exercent une part de l’ancienne autorité publique ainsi privatisée. Enfin, selon certains historiens, la notion de noblesse, en dehors des très grandes familles de la haute aristocratie, ne serait pas parfaitement définissable avant 1200. Au XIe siècle et pendant la plus grande partie du XIIe siècle, serait noble celui qui serait reconnu comme tel par son mode de vie, ses relations, sa richesse, son pouvoir… ce qui ne résout rien, car cet ensemble de manières d’être apparaît clairement présent chez les très hautes familles mais s’atténue progressivement lorsque l’on descend au niveau de la petite aristocratie. La frontière séparant alors ce que l’on ose à peine appeler les « petits nobles » (mediocres) des plus hauts niveaux de la paysannerie est bien ténue encore au XIe siècle, voire au siècle suivant, tandis qu’à partir du milieu du XIIe siècle, dans certaines régions du nord de la France par exemple, la richesse foncière permet d’accéder à cette catégorie qui n’était ouverte auparavant que par la naissance, la détention d’un office public ou la garde d’un château. Les conclusions divergentes des meilleurs médiévistes confirment en définitive que la noblesse avant 1200 est à l’image… du mot nobilis lui-même. il admet des comparatifs et des superlatifs. La coupure n’est pas encore radicale entre nobles et non nobles, ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas, mais elle est graduelle, comme le passage du jour à la nuit.
Selon sa naissance, le prestige de ses ancêtres, son rang, sa notoriété, sa puissance en terres, en amis, en guerriers, l’on est tenu pour noble, moins noble ou très noble.
IV. — Noblesse et chevalerie
Où situer ici les milites, que l’on peut désormais appeler chevaliers ?
1. Les degrés divers de l’aristocratie permettent de distinguer plusieurs cas. S’il s’agit de membres de la haute aristocratie, la chose n’est pas douteuse : on les nomme d’ailleurs « très nobles chevaliers » (nobilissimi milites)… non pas tant parce qu’ils sont chevaliers, mais parce qu’ils sont de familles illustres et puissantes et qu’ils guerroient à cheval à la tête de leurs escadrons.
S’il s’agit de membres de la moyenne aristocratie, les châtelains et leurs principaux vassaux, leur assimilation progressive à la « noblesse » tout au long du XIe siècle a suivi, en sens contraire, le progressif glissement de l’autorité publique à leur niveau. Ils sont «nobles et puissants chevaliers » non pas tant parce qu’ils sont chevaliers, mais parce qu’ils sont maîtres du ban, cette fraction de l’autorité jadis royale, puis comtale et par eux privatisée. Ils forment une large part de la chevalerie des princes.
Une large part, mais non pas toute, et peut-être pas la plus large. Car dans les châteaux, en garnison, dans l’entourage immédiat des châtelains dont ils sont les hommes de main, l’escorte, il y a d’autres chevaliers (milites castri, gregarii, nutriti, satellites, chevaliers de mesnie, etc.) qui sont de rang divers : des vassaux chasés disposant de revenus suffisants pour s’équiper, des alleutiers échappant encore à l’emprise croissante des liens de dépendance, mais aussi, dans une proportion qu’il est difficile d’apercevoir, des dépendants plus étroits, nourris aux châteaux, fils de parents ruinés, puînés qui ne pouvaient ou ne voulaient quitter le siècle pour se placer dans l’Eglise et que la primogéniture, qui se développe au XIIe siècle, pousse à la dépendance, au mercenariat ou à l’errance. Il faut aussi y ajouter, bien que les textes narratifs en parlent peu, des serviteurs armés. On les aperçoit avec netteté hors de France : chevaliers serfs de l’Empire, cavalerie roturière d’Espagne, etc.
Il y a donc, avant 1200, une différence entre noblesse et chevalerie, même si, dans les strates élevées, ces deux termes s’appliquent aux mêmes individus et s’attachent seulement à décrire deux aspects différents de leur personnage : origine familiale (naissance, lignage) d’une part, droit d’user des armes, d’autre part. Il ne faut pas, pour autant, étendre cette identité à l’ensemble des guerriers avant la fin du XIIe siècle.
2. La chevalerie se forme donc au cours du XIe siècle, au-dessous de la noblesse reconnue. Elle constitue une catégorie sociale ou plutôt socioprofessionnelle composée de tous ceux qui n’ont ni la notoriété d’un lignage noble, ni la richesse d’un grand propriétaire terrien, ni le droit de ban d’un sire. Tous ont cependant en commun avec eux de porter l’armement caractéristique des chevaliers — armement coûteux au demeurant, ce qui exclut bien entendu les pauvres…sauf s’il leur est fourni. Tous servent leur seigneur par la lance et l’épée, à cheval, et s’ils sont considérés comme n’étant pas des leurs par les paysans qu’ils toisent de haut, ils n’en sont pas pour autant admis parmi
les nobles qui les emploient.
V. — De la chevalerie à la noblesse?
La chevalerie est toutefois un indiscutable moyen de promotion sociale.
1. L’accès à la noblesse, en effet, n’a jamais été totalement fermé. L’exercice des armes constitue l’un des meilleurs moyens de promotion sociale, sinon le seul. Par le métier militaire, des fils de paysans aisés ou de lignages modestes ont pu se faire remarquer du sire ou du prince qu’ils servent, recevoir de lui (ou extorquer à leurs « administrés ») des biens ou des terres; mieux encore : obtenir une épouse de rang plus élevé qu’eux-mêmes leur permettant de pénétrer plus avant dans le monde de l’aristocratie. Par la chevalerie, quelques guerriers de petite origine ont pu ainsi se glisser dans le monde de la noblesse. Y faire admettre, surtout, leurs enfants, fils d’une épouse plus noble qu’eux. Mais cette promotion demeurait aléatoire, et non pas systématique. Pour ces petits chevaliers, la condition chevaleresque était personnelle, liée à l’exercice de leur profession, et ils pouvaient la perdre (on le voit bien par exemple dans quelques textes de coutumes qui nous sont parvenus), s’ils cessaient d’avoir la capacité de guerroyer à cheval soit à cause de l’âge ou de la maladie, soit parce qu’ils ne possédaient plus l’armement nécessaire à cette profession. En d’autres termes, si la chevalerie pouvait conduire à la noblesse, elle ne la conférait pas.
Il n’en reste pas moins que le mode de vie commun, l’exercice des armes et de la force, la participation aux combats, aux tournois, aux exactions, aux plaisirs divers des corps de garde ont bien évidemment rapprochés entre eux tous les chevaliers, quel que soit leur rang. C’est surtout vrai lorsque des liens matrimoniaux ont tissé des alliances, rattachant plus étroitement à l’aristocratie ceux qui se situaient d’abord sur ses marges. La chevalerie s’est alors rapprochée de la noblesse et a tenté de s’y fondre.
2. La diversité des modèles régionaux demeure grande, toutefois. Ce mouvement de fusion ne se fit pas partout au même rythme, ni avec la même ampleur. On peut avancer l’idée suivante : cet amalgame a été d’autant plus précoce que la notion d’autorité
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