via Encyclopædia Universalis – Courtoisie 


Écrit par : Paul ZUMTHOR : ancien professeur aux universités d’Amsterdam, de Paris-VII, de Montréal


SOMMAIRE

Introduction
La morale courtoise
L’amour courtoisUn nouvel art d’aimer
La fin’amor
Un hermétisme aristocratique
Hors les sentiers battus du mysticisme
La poésie courtoiseUn fait collectif d’expression
Le développement du « roman »
Des troubadours aux trouvères
Déclin de la courtoisie


EXTRAITS LIBRES D’ACCÈS

Aux xiie et xiiie siècles, le mot « courtoisie » s’entend en deux acceptions : l’une sociale, exprimant ce qui concerne une cour, l’autre morale, désignant la qualité d’un individu. Ces significations sont liées à un style de vie qui se constitue dans la civilisation occidentale au xiie siècle. Des rapports sociaux nouveaux s’établissent au sein des collectivités matériellement liées à la cour de riches seigneurs. Simultanément s’amorce un processus d’émancipation de la jeunesse noble, les frontières du monde s’élargissent tant vers l’Islam que vers l’Extrême-Occident, et on assiste enfin à un développement des traditions populaires. Aussi, dans la civilisation du Nord (française) comme dans celle du Midi (occitane), un affinement des mœurs et de la sensibilité se manifeste-t-il, que traduit le terme de courtoisie.


La morale courtoise

Réduite à ses traits fondamentaux, la morale courtoise comporte l’adhésion à un certain nombre de valeurs qui, selon les traditions locales ou même selon les individus, s’orientent soit vers la création ou la reproduction de formes belles (dans l’ordre des pensées, des sentiments, des conduites, du choix ou de la fabrication des objets), soit vers la rectitude d’une action (rectitude appropriée au mode de vie particulier de la cour). Ces deux tendances ne peuvent du reste être tout à fait dissociées : il s’établit entre elles une sorte de dosage variable.

Sous cette réserve, on peut définir la courtoisie comme un art de vivre et une élégance morale ; une politesse de conduite et d’esprit fondée sur la générosité, la loyauté, la fidélité, la discrétion, et qui se manifeste par la bonté, la douceur, l’humilité envers les dames, mais aussi par un souci de renommée, par la libéralité, par le refus du mensonge, de l’envie, de toute lâcheté. Deux termes complémentaires, sans cesse associés, en expriment la notion : corteisie (cortezia), qui désigne plutôt les aspects intérieurs, modestie et contrôle de soi, équilibre entre le sentiment et la raison, volonté de conformation aux idéaux reconnus d’un milieu déterminé : la cour ; et mesure (mezur […]


L’amour courtois
Un nouvel art d’aimer

La courtoisie concerne en effet, de façon particulière, les rapports entre les sexes. Elle s’oppose à une situation de fait que nous entrevoyons à travers les « chansons de geste », poèmes dont la thématique remonte, pour l’essentiel, au milieu du xie siècle, sinon plus haut encore : mépris des attachements féminins, indignes d’un chevalier, indifférence à la volonté de la femme et complète impudeur de parole. Les mœurs, pendant longtemps encore, consacrent la dépendance totale de la femme, attribuant au mari un droit de correction à peine limité, livrent la fille à la volonté de son père, puis à l’époux qu’il lui choisit. Quoique, depuis la fin du xie siècle, les exceptions à cette règle deviennent de plus en plus nombreuses, l’idéal courtois représente sur ce point une insurrection contre la réalité dominante. Une fiction harmonieuse se substitue à celle-ci, dans le jeu de la cour. Une place d’honneur y est faite à la libre entente amoureuse et au don sexuel réciproque. En d’autres termes, la courtoisie comporte une prédisposition générale à l’amour. Toutefois, ici aussi, une opposition se marque entre le Nord et le Midi. Dans le Nord, l’amour apparaît plutôt comme l’aboutissement, l’épanouissement de la conquête de soi que représente l’acquisition des qualités courtoises. Dans le Midi, l’amour est la source de la cortezia ; celle-ci trouve en lui son aliment et sa justification. Cette différence entraîne des conséquences que les médiévistes, jusqu’à une époque récente, ont eu le tort de négliger. C’est ainsi qu’ils ont généralisé sans nuances l’expression arbitraire d’« amour courtois » (créée vers 1880 par Gaston Paris !), y embrassant des faits complètement hétérogènes. Dans la tradition propre du Nord, la pratique courtoise de l’amour consiste à appliquer aux relations entre homme et femme les vertus de générosité, de discrétion et de fidélité mutuelle qu’exige désormais la vie de cour. Cette conversion implique un art d’aimer assez subtil, aux gentillesses parfois raffinées et qui n’excluent pas de grandes passions, tant […]


La poésie courtoise
Un fait collectif d’expression

La courtoisie, et spécialement la fin’amor, ne nous sont guère connues que par leurs reflets dans la poésie du xiie siècle, de sorte que la question de leurs origines peut difficilement être dissociée des nombreux problèmes techniques relatifs à la constitution des formes poétiques correspondantes. La courtoisie revêt ainsi, aux yeux de l’observateur moderne, un caractère spécifiquement « littéraire ». On doit bien admettre que les infrastructures sociales ont précédé la littérature ; mais celle-ci, surtout à une époque aussi formaliste que le xiie siècle, possède une inertie et une rigueur propres, qui lui permettent de se maintenir en vertu de lois intrinsèques et, à la longue, d’influer sur les comportements. Il est pratiquement impossible de tracer la ligne de démarcation entre la convention poétique et l’expérience individuelle. La biographie de quelques grands personnages du xiie siècle révèle des contradictions flagrantes. Mais l’abondance et l’homogénéité de la poésie courtoise, la permanence de ses thèmes, la rapidité de sa diffusion dans toute l’Europe occidentale lui confèrent une incontestable valeur de témoignage. Elle est, au sens le plus fort du terme, un fait collectif d’expression : ses racines, ses connotations, ses prolongements mentaux et sociaux sont totalement impliqués dans un langage, que nous percevons principalement au niveau de la poésie. Mais ce langage imprégna les idiomes européens dans la vigueur de leur jeunesse ; et ses restes, aujourd’hui encore, véhiculant des formes de pensée depuis longtemps devenues banales, constituent, dans la plupart des langues occidentales, le fonds stable du vocabulaire de la politesse, de la sensibilité et de l’érotisme.

La société courtoise se forma au sein d’un monde qui déjà possédait, depuis un, deux ou trois siècles, ses traditions poétiques en langue vulgaire : folklore de chansons lyriq […]


Déclin de la courtoisie

Dans le Midi, la croisade dite des Albigeois ruina, dans la première moitié du xiiie siècle, la courtoisie occitane, en détruisant son substrat sociologique. Sous sa forme française, la courtoisie survécut, non sans rapidement se modifier. La situation économique et politique en effet a changé. La petite noblesse chevaleresque s’effrite en tant que classe ; pouvoir et richesse se concentrent dans un nombre de plus en plus limité de cours. La bourgeoisie urbaine, puissance montante, s’empare de certaines formes de sociabilité courtoise, en les réduisant à une simple étiquette. Même évolution chez les princes, pour des raisons complémentaires, tenant à une sorte de rigorisme aristocratique. Cette disposition s’accentuera au xive siècle. Au xve siècle, parmi les malheurs de la guerre de Cent Ans, ce qui subsistera çà et là, dans la plus haute noblesse, des manières courtoises de vivre, de sentir, de s’exprimer, ne constituera plus guère qu’un vernis mondain, ou bien un mythe relatif à quelque glorieux passé qu’on feint de faire revivre. Cette dernière courtoisie, intégrée à la culture européenne, fera preuve d’une étonnante résistance à l’usure, et ses traces, même recouvertes par l’influence d’autres mœurs, n’en disparaîtront jamais complètement.

Le « grand chant courtois » se maintint plus longtemps sous sa forme primitive, mais il se diversifia. Tantôt s’accentue le caractère traditionnel et subtil de la langue et des thèmes. Tantôt s’y adjoint un didactisme bardé d’allégories. Celui-ci du reste s’émancipe très tôt et produit vers 1240 l’œuvre à juste titre la plus illustre de ce siècle, le Roman de la Rose, dont l’influence marqua l’Europe entière jusqu’en plein xvie siècle. Tantôt enfin, la chanson s’évade dans le mysticisme. Un abbé soissonnais, grand poète, Gautier de Coinci († 1136), avait inauguré cette veine nouvelle en consacrant à la Vierge une série […]

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