L'Empereur Napoléon III et les principauté roumaines (Lévy Armand, 1858)
L’Empereur Napoléon III et les principautés roumaines (Nouvelle édition) / [par Armand Lévy] Auteur : Lévy, Armand (1827-1891). Auteur du texte Éditeur : (Paris) Date d’édition : 1858 Type : Monographie imprimée ; Langue : français

 

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REPRODUCTION DES PAGES 1 à 18

Le Congrès de Paris avait laissé pendante la question de l’Union des Principautés Roumaines : de nouvelles Conférences sont ouvertes pour la résoudre. Cette Union avait apparu comme le meilleur moyen de faire des Principautés une barrière naturelle qui fermât aux Russes le chemin de Constantinople. Si elle ne fut point décidée de suite, cela tint uniquement à ce que les plénipotentiaires de Turquie et d’Autriche nièrent que tel fût le voeu des habitants. Maintenant que le pays, régulièrement consulté, a voté l’Union à l’unanimité, il semble que rien ne doive plus retarder la sanction d’une mesure qui, en même temps qu’elle assure la prospérité des Principautés, sauvegarde les intérêts de l’Europe.

L’expression des voeux des Roumains s’est produite avec calme et dans un esprit de concorde qui a augmenté les sympathies de l’opinion publique pour leur cause. Ce peuple, que l’on croyait peu mûr encore pour la vie publique, a montré un grand sens pratique : les paysans, appelés pour la première fois aux assemblées de la nation, se sont moins préoccupés des réformes qui les concernent que de l’unité de la patrie ; les hommes les plus ardents ont été les premiers à se renfermer dans les limites du possible. Tous les partis, toutes les classes de la nation ont été entraînés dans un même élan de patriotisme : tous ont déclaré que sans Union il n’y avait nulle amélioration sérieuse à espérer pour les pays Roumains. 

C’est ainsi que les populations de Moldavie et de Valachie ont répondu aux assertions du plénipotentiaire de Turquie qui avait dit au Congrès : « La séparation est la conséquence naturelle des moeurs et des habitudes qui diffèrent dans l’une et dans l’autre province ; quelques individus, sous l’influence de considérations personnelles, ont pu formuler un avis contraire à l’état actuel, mais telle n’est pas certainement l’opinion des populations; »—et que s’est trouvé confirmée la déclaration du plénipotentiaire de France, à savoir : « Que tous les renseignements s’accordaient à représenter les Moldo-Valaques comme unanimement aminés du désir de ne plus former à l’avenir qu’une seule Principauté. 

Et il est bon de remarquer que, s’il y a eu une pression exercée sur le pays, elle l’a été exclusivement par les puissances qui combattaient l’Union : en effet, l’Autriche prolongea son occupation militaire toute une année après le traité de paix ; et la Turquie, par le choix de ses caïmacams , par l’arbitraire et l’illégalité de ses firmans, fît tout ce qu’elle put pour entraver la libre manifestation des voeux du pays et faire échouer la cause de l’Union; les choses allèrent même si loin, on se le rappelle, qu’il fallut bien que la Sublime-Porte se résignât à annuler les premières élections moldaves, tant elles étaient
scandaleuses.

La Turquie et l’Autriche avaient d’abord espéré soustraire la question de l’Union à l’examen des Divans ad hoc; mais les gouvernements de l’Occident ne le souffrirent point, puisque c’était surtout pour cela qu’on avait résolu de les convoquer. Alors ces deux puissances cherchèrent à obtenir du pays son propre suicide : mais le patriotisme
roumain triompha des intrigues. Maintenant espèrent-elles que les Conférences de Paris vont leur sacrifier les droits des Principautés ?

La politique du Gouvernement français, chacun le reconnaîtra, a été jusqu’ici, dans cette question roumaine, aussi loyale que juste. Cette politique se trouve nettement tracée dans la note qui a été insérée au Moniteur, le 5 février 1857. Il n’est pas inutile d’en rappeler les termes :

« Le gouvernement de l’Empereur a toujours été inspiré par une double pensée dans les affaires d’Orient ; s’il a entendu, dans un intérêt général de politique à la fois française et européenne, assurer l’indépendance et le maintien de l’Empire Ottoman, une de ses non moins constantes préoccupations a été de voir s’améliorer le sort des populations chrétiennes qui relèvent de la souveraineté ou de la suzeraineté du Sultan. Il regarde comme un des résultats les plus heureux de sa politique et des efforts de ses armes, d’avoir contribué à relever les conditions de ces nombreuses populations en leur faisant obtenir l’égalité des droits et les avantages de la liberté religieuse.

« Le gouvernement de l’Empereur était d’autant plus porté à tenir cette conduite, qu’il avait la conviction de servir à la fois là cause de l’humanité et de la civilisation, et de seconder les dispositions éclairées et bienveillantes du gouvernement ottoman.

« Parmi ces populations chrétiennes, celles de Servie, de Valachie et de Moldavie étaient dans une position particulière. En possession d’institutions propres, elles jouissaient de franchises et de priviléges anciens : il ne s’agissait donc que de leur assurer le maintien de ces avantages en les plaçant sous la garantie du droit européen, et d’y puiser de nouveaux éléments d’ordre et de prospérité pour le pays. C’est en se mettant à ce point de vue que le Congrès de Paris a décidé que les Principautés moldo-valaques seraient appelées à nommer deux assemblées ou divans ad hoc, ayant pour mandat spécial d’exprimer les voeux de ces provinces et d’indiquer les modifications qu’il conviendrait d’introduire dans leur organisation. 

« Au premier rang de ces modifications éventuelles figure sans doute celle qui consisterait à réunir sous une seule et même administration la Moldavie et la Valachie. Le gouvernement de l’Empereur a saisi l’occasion naturelle que lui offrait le Congrès de Paris pour se prononcer formellement en faveur de cette combinaison.

« Déjà, dans la Conférence de Vienne, le plénipotentiaire de France avait exposé que la réunion était la combinaison la plus propre à assurer à la Moldavie et à la Valachie la force et la consistance nécessaire pour devenir, de ce côté, une barrière utile à l’indépendance du territoire ottoman. Le gouvernement de l’Empereur avait donc, dès le début, nettement exprimé sa manière de voir sur cette importante question. Il n’a pas cessé de la professer, et l’échange de communications qui a eu lieu dernièrement entre lui et les cabinets qui pensent différemment, à l’occasion des mesures à prendre à Constantinople pour la convocation des divans, n’a fait qu’affermir ses convictions. Il ne désespère pas de les voir prévaloir dans les conseils des puissances, car il lui paraît difficile que celle de toutes qui est la plus directement intéressée dans la question ne reconnaisse pas, quand le jour d’une délibération approfondie sera venu, que l’Union des Principautés, qui serait pour elle un gage nouveau de sécurité et d’indépendance extérieure et pour les populations un élément fécond de prospérité, n’a rien qui ne soit parfaitement d’accord avec les droits de suzeraineté actuellement exercés par la Sublime-Porte à l’égard des Provinces Danubiennes. »

La France a quelque droit de voir ses avis écoutés par la Porte ; car, ainsi que le disait, le 19 novembre 1853, le général Baraguey-d’Hilliers, en assurant S. M. le Sultan de l’amitié de S. M. l’Empereur des Français : la France est la plus ancienne, la plus désintéressée des alliées de la Sublime-Porte ; sa sincérité ne saurait être mise en doute.

L’alliance de la France avec les Turcs remonte, en effet, au temps de François 1er et de Soliman-le-Magnifique. La France est la première nation chrétienne qui ait fait amitié avec les Musulmans.

Et, au commencement de ce siècle, quand, après la bataille d’Austerlitz, l’ambassadeur ottoman vint, au nom de la Sublime-Porte, saluer l’empereur Napoléon, Napoléon lui dit : « Tout ce qui arrivera d’heureux ou de malheureux aux Ottomans sera heureux ou malheureux pour la France. Transmettez ces paroles au Sultan. Et qu’il s’en souvienne toutes les fois que mes ennemis, qui sont aussi les siens, voudront arriver jusqu’à lui. Il ne peut jamais avoir rien à craindre de moi. Uni avec moi, il n’aura jamais à redouter la puissance d’aucun de ses ennemis. »

Après la bataille dIéna, Napoléon écrivait du camp d’Ostérode, 3 avril 1807, au Sultan : « On m’a proposé la paix. On m’accordait tous les avantages que je pouvais désirer ; mais on voulait que je ratifiasse l’état de choses établi entre la Porte et la Russie par le traité de Sistow, et je m’y suis refusé. J’ai répondu qu’il fallait qu’une indépendance absolue fût assurée à la Porte, et que tous les traités qui lui ont été arrachés pendant que la France
sommeillait fussent révoqués. »

Cette lettre de Napoléon avait été précédée et elle fut suivie d’assurances verbales, mais formelles, qu’il ne remettrait pas l’épée au fourreau que la Crimée n’eût été rendue au Croissant. Mais Sélim fut renversé par les Janissaires; et Napoléon, voyant échouer ainsi les projets de réorganisation de l’armée ottomane et ne pouvant plus compter sur la coopération des Turcs, accepta l’entrevue de Tilsitt.

Toutefois, jamais Napoléon n’a consenti à sacrifier les Turcs. Voici ses paroles : « Alexandre voulait Constantinople, je ne devais pas l’accorder : c’est une clé trop précieuse ; elle vaut à elle seule un empire ; celui qui la possédera peut gouverner le monde. — C’est surtout à cause des Grecs, ses coreligionnaires, que je n’ai pas voulu lui donner Constantinople ; il eût acquis une population dévouée, et la Russie eût pu un jour inonder l’Europe avec ses cosaques. — Constantinople m’a toujours apparu comme un intérêt français, parce que c’est le marais qui empêche de tourner la droite française. »

A Erfurth, 28 septembre 1808, il fut question entre l’empereur Napoléon et l’empereur Alexandre du partage de l’Orient. La France gagnait l’Egypte et la Syrie; la Pologne renaissait de ses cendres. Napoléon pouvait poser sur sa tête la couronne d’Occident. « Le traité fut rédigé, dit-il ; mais, au moment de signer, je ne pus m’y décider. Qui me répondait que l’empereur Alexandre, une fois saisi de Constantinople, ne reviendrait pas à l’alliance anglaise pour me reprendre la Pologne et réduire la puissance française de telle sorte que la puissance russe n’eût plus eu ni rivalité ni contrôle. Et Alexandre m’en a
toujours voulu. »

C’est ainsi que l’intérêt de la France et des Turcs se trouve rapproché, et que la France n’a reculé devant aucun sacrifice pour empêcher la conquête de Constantinople par la Russie. La pensée de Napoléon 1er a été suivie par Napoléon III. Si la Crimée n’a pas été arrachée à la Russie, du moins les traités qui avaient établi le protectorat russe sur les Principautés du Danube, pendant que la France sommeillait, ont été révoqués. Et ce n’est pas après une lutte aussi longue et aussi glorieuse que l’a été l’expédition de Crimée, que l’empereur Napoléon III pouvait tenir à Stuttgardt un langage moins ferme que l’Empereur son oncle ne le fit à Erfurth avec le premier Alexandre.

Dans sa correspondance avec le ministre anglais, M. Fox, le ministre français, Talleyrand, disait, le 1er avril 1806 : « L’intégrité, l’indépendance entière, absolue de l’Empire Ottoman sont non-seulement le désir le plus vrai de l’Empereur, mais le point le plus constant de sa politique. » — L’ambassadeur de France à Constantinople disait de même, en novembre 1853, à S. M. le Sultan : « S. M. l’empereur Napoléon espère que le différend
qui s’est élevé entre la Sublime-Porte et la cour de Russie pourra s’aplanir, et que ce trouble passager, en posant nettement la question de l’intégrité de l’Empire Ottoman, ne fera qu’affermir une indépendance si précieuse à l’Europe entière et si nécessaire au maintien de la paix du monde. » Déjà la flotte française était partie pour l’Orient, et, le 2 décembre 1854, la France, en signant le traité d’alliance de Vienne, déclarait : qu’on prendrait pour base du rétablissement de la paix le maintien de l’intégrité territoriale de l’Empire Ottoman.

Le gouvernement français veut l’intégrité de l’Empire Ottoman ; il l’a inscrit en tête du traité de Paris. Mais il ne peut vouloir l’accroissement de cet empire. Or, les Principautés de Moldavie et de Valachie ne font point partie intégrante de l’Empire Ottoman.

Elles n’en faisaient point partie avant la guerre d’Orient, puisque, aux yeux de l’Europe, l’occupation des deux Principautés par les armées russes ne formait pas un casus belli. Ce que reconnaît la Porte elle-même quand elle dit, dans sa circulaire du 31 juillet 1856, publiée le 9 octobre, à Constantinople : « Si, au commencement de nos différends avec la Russie , les deux Principautés eussent été considérées partie intégrante de l’empire, la Russie n’aurait pas fait certainement ce qu’elle s’est permis de faire. Si l’Europe avait dit alors que la frontière de la Turquie commence au Pruth, la Russie ne l’aurait jamais franchie. »

Les traités de la Russie avec la Porte ont été abolis. Mais les droits des Moldo-Valaques ne pouvaient en être amoindris. Seulement, comme la Russie semblait les protéger dans un intérêt personnel, ils ont été placés sous la garantie collective des puissances européennes.

Le traité de Paris maintient la distinction radicale entre les sujets turcs et les Principautés. On peut comparer les articles 9, 22 et suivants, pour voir la différence
que le traité établit entre les sujets auxquels le Sultan octroie un firman d’amélioration, et les Principautés, dont le sort doit être réglé d’après l’expression de leurs voeux et par les grandes puissances réunies en congrès. L’article 26 stipule pour les Principautés une armée nationale ; l’article 27 dit qu’en cas de trouble intérieur les Turcs ne pourraient y intervenir sans un accord préalable avec les puissances garantes. A-t-on besoin de semblable autorisation quand il s’agit de simples provinces? L’article 21 annexe la partie de la Bessarabie restituée par la Russie à la Moldavie, sous la suzeraineté de la Porte, non à l’empire. Et si la Porte eût cru réellement que la MoldoValachie fît partie intégrante de l’empire, pourquoi aurait-elle tant insisté pour que le Delta du Danube fût joint au
territoire ottoman, non au territoire moldave?

La Turquie pense-t-elle pouvoir aujourd’hui opérer subrepticement, par un malentendu de protocole, la conquête des Principautés, alors qu’elle n’a pu les conquérir les armes à la main au temps des Bajazet, des Mahomet, des Selim et des Soliman? Croit-elle qu’un peuple, quelle que soit sa patience, se laisse ainsi supprimer? Espère-t-elle que l’Europe poussera jusque-là sa bienveillance envers elle ?

Si la Sublime-Porte a été admise à participer aux avantages du droit public et du concert européen, si toutes les puissances se sont engagées à respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Empire Ottoman, considérant tout acte de nature à y porter atteinte comme une question d’intérêt général (article 7 du Traité de Paris), ce fut à cette condition que la Turquie allait entrer dans la voie du progrès européen, qu’elle réaliserait les promesses contenues dans le hatti-humaïum du 18 février 1856, et qu’une nouvelle organisation serait donnée aux Principautés Roumaines, conformément à leurs voeux (articles 9, 23 et suivants).

Or, la Turquie n’a rien fait ou fort peu en faveur des raïas de l’empire. On a proclamé leurs droits sur le papier; mais c’est lettre morte. Ainsi, on avait promis d’armer les raïas, et, au lieu de les armer, on leur fait payer le rachat du service militaire : ils n’ont pas plus d’armes qu’auparavant ; mais ils ont un impôt de plus. Voilà ce qu’ils ont gagné au hatti-humaïum dont on avait fait tant de bruit.

Et quand la Turquie ne peut pas même gouverner ses propres sujets, elle voudrait en conquérir de nouveaux !

Lors de l’invasion de la Moldo-Valachie par les Russes, le gouvernement de l’Empereur disait, dans sa circulaire du 15 juillet 1853 : « De quel droit les troupes russes ont-elles donc passé le Pruth, si ce n’est du droit de la guerre, d’une guerre, je le reconnais, dont on ne veut pas prononcer le vrai nom, mais qui dérive d’un principe nouveau, fécond en conséquences désastreuses, et qui n’irait à rien moins qu’à l’oppression en pleine paix des États faibles par les États plus forts qui sont leurs voisins. » — La Turquie applaudissait alors à ce langage de la France. Suppose-t-elle aujourd’hui que la France tolérerait de sa part l’application d’un principe qu’elle n’a point souffert de la Russie. A-t-elle vraiment pu penser que la première conséquence de son entrée dans la famille européenne serait la consécration de son droit de conquête? Ce serait s’abuser étrangement sur sa propre force et sur la dignité des autres.

La Porte, de concert avec les puissances, a proclamé solennellement dans tous ses actes, au début de la question d’Orient, le maintien intact des droits et des privilèges des Principautés Danubiennes. Pourquoi se refuse-t-elle donc aujourd’hui aux mesures qui doivent assurer leur réorganisation sérieuse ?

Il s’agit de savoir si les Turcs veulent entrer oui ou non dans la voie de la civilisation. C’est la question des Principautés qui va servir à cette constatation devant l’Europe. La Turquie ne doit compter à bon droit sur l’appui de la France que si elle peut suivre la marche du progrès.

Or, le développement du principe de nationalité est aujourd’hui le premier caractère d’un État civilisé. La Turquie veut-elle favoriser l’essor régulier des races d’hommes qui sont renfermées dans son empire ; ou bien veut-elle employer toutes ses forces à l’étouffer? C’est entre la politique barbare et la politique civilisée, qu’il lui faut choisir.

Les Turcs, qui ne se sont point assimilé les raïas de l’empire quand leur puissance politique et religieuse était à son apogée, ne le pourraient plus aujourd’hui : ils y ont renoncé. Dans son hatti-humaïum, le Sultan promet à tous l’égalité, sans distinction de race, ni de culte. Mais comment l’appliquer ? S’il n’est plus fait dans l’État aucune distinction entre le raïa et le musulman, les raïas, plus nombreux, finiront par dominer l’État. Et quelle loi commune pourrait exister pour le raïa et le musulman : les croyances sont trop différentes. La loi de l’un découle de l’Évangile ; la loi de l’autre, c’est le Coran. C’est pourquoi il est impossible de rêver un État turc à la manière des États occidentaux, avec centralisation, unité administrative, législative, judiciaire. On ne pourrait y parvenir que par l’excès de l’indifférence religieuse. Mais elle n’a pas encore commencé en Orient. Ce qu’il faudrait, c’est que la Sublime-Porte facilitât le développement de chaque race d’hommes, en substituant peu à peu à l’autorité des pachas l’autorité des communes. Le Sultan serait ainsi le lien respecté, aimé et béni de tous. Constantinople resterait la ville universelle, le grand bazar des mondes entre les deux terres et les deux mers, capitale du Padischa des nations d’Orient. Mais cela, la Turquie le pourra-t-elle ? Voilà la question, et cette épreuve est décisive, car de là dépend son existence.

Cette politique nationale si simple, qu’il suffit qu’un ministre éclairé du Sultan s’en fasse franchement l’organe pour qu’elle soit réalisée, et qu’ainsi commence, par l’initiative même des Turcs, la régénération de l’Orient, c’est là la vraie politique française, celle que la France se doit à elle-même de recommander, d’encourager sans cesse dans l’intérêt de la Turquie comme de l’Europe et pour la gloire de la civilisation.

L’autre politique d’écrasement et d’amalgame est celle que préconise l’Autriche. Et il semble à la Porte, en dépit des cultes opposés, que l’Autriche soit son alliée sincère , et que leur intérêt soit le même, parce que l’Autriche est, elle aussi, formée de peuples divers.

D’abord, il est utile de noter que cette agglomération de peuples sur le Danube, dont l’Autriche s’est faite la tête, a été précisément créée pour lutter contre les Turcs, de telle sorte que l’Autriche est le plus ancien ennemi de la Turquie.

En second lieu, le conseil que l’Autriche donne aujourd’hui à la Turquie, elle n’essaie de le suivre pour elle-même que depuis hier. Durant des siècles, elle a eu l’air de respecter les priviléges et immunités de ses diverses provinces, les franchises de leur langue nationale et leur autonomie. Ce n’est que depuis peu qu’elle prétend hautement tout germaniser. L’essai est-il si heureux que l’imitation doive tenter? Et encore l’Autriche ne comprend que des peuples chrétiens et l’appât des intérêts matériels fera, pense-t-elle, taire des dissidences. Mais, dans l’Empire Ottoman, il y a diversité de religion et mépris des intérêts matériels. Ce que l’Autriche ne peut pas réaliser, ce qu’elle ne fait qu’en recueillant l’exécration des peuples et ce qu’elle ne pourra poursuivre sans se briser en dix, elle l’offre en exemple aux Turcs pour régénérer leur empire !

Quant à l’Angleterre, sa politique permanente a été d’affaiblir l’Empire Ottoman. Chaque fois que le Sultan résiste à ses désirs, elle lui suscite des embarras, et les populations peuvent compter sur les sympathies britanniques jusqu’à ce que le Sultan ait cédé aux désirs personnels de l’ambassadeur anglais. Elle veut que les Turcs soient chaque jour plus faibles, mais elle ne veut point que les nations se développent. Elle suit en Turquie le système qu’elle a suivi dans l’Inde. Elle ne cherche pas encore à détrôner le Sultan, mais à gouverner sous son nom. Ce qu’elle désire, c’est que le Sultan règne et que l’ambassadeur d’Angleterre gouverne. Loin de craindre l’anarchie dans l’Empire, elle pense qu’elle aurait peut-être quelque profit à pêcher, elle aussi, en eau trouble. Si l’Angleterre a un but en Turquie, c’est de faire de la Turquie une Inde européenne.

Mais la France ne le souffrira jamais. Déjà les Turcs eux-mêmes commencent à entrevoir les projets de l’Angleterre, et c’est ce qui explique la retraite de celui qui fut le tenace représentant de la politique anglaise à Constantinople, durant un quart de siècle.

Quand les Turcs hésitent entre les conseils de la France et de l’Angleterre, qu’ils examinent soigneusement la conduite que les deux puissances ont constamment tenue
vis-à-vis d’eux.

Est-ce que ce n’est pas l’un des premiers lords d’Angleterre et des plus influents aujourd’hui, qui écrivait, en 1828, dans son livre : De l’Établissement des Turcs en
Europe : « Tant que le fanatisme féroce subsistera en Turquie, c’est-à-dire tant qu’il y aura des Turcs en Europe, les chrétiens ne doivent attendre de ces barbares qu’injures, outrages et violences. Race, religion, moeurs, usages, tout conspire pour empêcher que les Turcs gouvernent jamais avec équité la population chrétienne de leur territoire. »

A-t-on perdu à la Sublime-Porte le souvenir de ce violent article du Times, où le Sultan était traité d’idiot et menacé des rigueurs de la Grande-Bretagne , s’il mettait plus longtemps en oubli les devoirs qui venaient de lui être imposés quand il fut créé chevalier de la Jarretière.

L’Angleterre et l’Autriche s’accordent à accuser la France de ne point respecter, dans la question roumaine, les droits de la Turquie, et se posent en champions de l’intégrité de l’Empire Ottoman.

Or, l’Angleterre vient de lui enlever, en pleine paix, l’île de Perim, qui commande la mer Rouge, et dont elle veut faire un Gibraltar oriental, si l’on perce l’isthme de Suez. Elle s’oppose à ce qu’on joigne les deux mers; mais, si le passage est ouvert, elle veut en être la gardienne : les flottes de toutes les nations devront passer sous le feu de ses canons. Et c’est pour cela qu’elle a commis, sans hésitation ni scrupule, ce véritable acte de piraterie, qui est un outrage envers toutes les nations d’Europe, en même temps qu’un vol flagrant sur une puissance dont elle se dit la plus fidèle amie.

Les projets de l’Autriche sur l’Empire Ottoman ne datent point d’hier. Ses envahissements successifs des pays roumains y sont un acheminement. L’Autriche est la puissance qui a le plus démembré la nation roumaine. Le traité de Carlowitz, 26 janvier 1699, assura à l’Empereur la Transylvanie jusqu’à la Maros; celui de Passarowitz, 21 juillet 1718, lui assura le Banat de Temeswar et la petite Valachie eu deçà de l’Olto; celui de Belgrade, 18
septembre 1739, restitua la petite Valachie, mais retint le territoire frontière, y compris le vieil Orszowa et Mehadia. Au moment du partage de la Pologne, l’Impératrice-Reine, en dissentiment avec la Russie, formait une convention secrète avec la Porte qui, en retour de son appui, devait lui céder la partie de la Valachie située à la droite de l’Olto. En 1777, l’Autriche se fit céder la Bukovine, et le traité de Sistow, 4 août 1791, sanctionna cette cession.

Ainsi, si la Russie a enlevé aux Roumains la Bessarabie, qui est une partie de la Moldavie, l’Autriche leur en a pris bien davantage. Si un favori écrivait en Crimée sur le passage de Catherine II : « Ceci est le chemin de Byzance », le généralissime des armées autrichiennes, le prince Eugène, avait dit à Belgrade : « Il faut à l’Empire les Balkans pour frontière. » L’Autriche n’est pas moins à craindre que la Russie pour l’Empire Ottoman.


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