via franceculture.fr
10/12/2019 (mis à jour à 05:35)
Par Pierre Ropert
EXTRAITS
En 1914, les premières émanations de gaz lacrymogène s’élèvent dans les tranchées. Plus d’un siècle après, ce gaz n’a eu de cesse d’être perfectionné et est devenu l’instrument de contrôle des foules privilégié des forces de l’ordre.
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La France, mère patrie du gaz lacrymogène
S’il faut attendre la Première Guerre mondiale pour voir apparaître des armes chimiques produites à une échelle industrielle, ces dernières n’ont pas attendu des conflits de cet ordre pour exister. Dans Petite Histoire du gaz lacrymogène, Anna Feigenbaum raconte ainsi qu’on retrouve les premières formes de vaporisateurs de gaz poivre dès le Japon féodal, « lorsque les samouraïs l’utilisaient, sous le nom de metsubushi, pour lutter contre les brigands. Des extraits de piment étaient versés dans des sacs en papier de riz et projetés vers les yeux de l’adversaire, provoquant une cécité temporaire ».
On retrouve des techniques de guerre équivalentes chez les guerriers chinois, qui faisaient frire des piments en grande quantité sur les champs de bataille pour dégager une fumée irritante, ou encore, au XVe siècle, chez la tribu amérindienne des Tainos qui lançait sur les envahisseurs espagnols des calebasses emplies de cendres et de piments forts écrasés en guise de grenades…
C’est cependant en France, peu avant la Première Guerre mondiale qu’apparaissent les premières velléités de création de gaz ayant un effet lacrymogène. Il s’agit alors d’affronter les criminels barricadés : après les pillages de banques et meurtres orchestrés par la « bande à Bonnot », leur meneur, Jules Bonnot, doit être délogé de la maison où il s’était réfugié à la mitrailleuse et aux explosifs. Le préfet de police Lépine décide alors de créer, en 1912, une commission spéciale chargée d’inventer des moyens permettant de débusquer les malfaiteurs tout en limitant les dégâts. « C’était bien à la maîtrise des foules et de la rue que songeait le novateur Lépine, qui avait été confronté à nombre de manifestations ouvrières et d’émeutes sur les boulevards parisiens – comme celle du 1er juillet 1910, à l’occasion de l’exécution du cordonnier tueur de flics Liabeuf », avance l’historien français de l’anarchisme Julius Van Daal en préface de l’ouvrage d’Anna Feigenbaum.
Le premier gaz lacrymogène, l’étherbromacétique, connu pour ses propriétés irritantes, est testé par la préfecture de police de Paris avec succès dès 1913, puis récupéré par l’armée française aux débuts de la Première Guerre mondiale. Les soldats français s’arment de cartouches suffocantes et de grenades à main pour arroser l’armée allemande de gaz lacrymogène… et débutent par là même la première guerre chimique moderne. Un an plus tard, les soldats allemands répliqueront à Ypres en libérant 180 tonnes de chlore sur les lignes alliées, dans une attaque qui fait plus de 1 000 morts et que raconte le lieutenant Jules-Henri Guntzeberg, commandant de la 2e compagnie du 73e régiment d’infanterie territoriale devant une commission d’enquête :
Le nuage s’avançait vers nous, poussé par le vent. Presque aussitôt, nous avons été littéralement suffoqués […] et nous avons ressenti les malaises suivants : picotements très violents à la gorge et aux yeux, battements aux tempes, gêne respiratoire et toux irrésistible. […] J’ai vu, à ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns se relever, reprendre la marche, retomber, et, de chute en chute, arriver enfin à la seconde ligne, en arrière du canal, où nous nous sommes arrêtés. Là, les soldats se sont affalés et n’ont cessé de tousser et de vomir.
L’attaque d’Ypres entre dans l’histoire comme le premier gazage de masse et marque dans un même temps le début d’une surenchère qui va mener à l’industrialisation des armes chimiques. En Allemagne, le chimiste Fritz Haber (prix Nobel de chimie de 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac !) aura ainsi jusqu’à 2 000 employés sous ses ordres dans l’unique but de créer des armements chimiques, tandis que la France militarise les services de chimie, de pathologie et de physiologie de ses seize plus prestigieuses facultés de médecine. Les champs de bataille de la Première Guerre mondiale se transforment en terrains d’essai d’armes chimiques créées à la volée… tout ceci en réponse aux premiers tirs de gaz lacrymogènes.
Le gaz lacrymogène aux Etats-Unis : un « gaz de guerre pour temps de paix »
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Les exactions commises à l’encontre des « poilus » ont rendu les armes chimiques intolérables à la population française comme à l’armée. La production de gaz lacrymogène s’exporte donc de l’autre côté de l’Atlantique pour se poursuivre aux Etats-Unis, dès 1917, dans le but d’une application « civile », raconte Anna Feigenbaum :
On différencia davantage les gaz toxiques et les nouveaux gaz inventés pendant le conflit mondial. Ce distinguo sémantique continua d’être opératoire dans les conventions du droit de la guerre relatives aux gaz de combats. Il pouvait servir à légitimer la prohibition de certaines armes ou l’autorisation de certaines autres. Ce mode de raisonnement permit au gaz lacrymogène de suivre une trajectoire juridique différente (non sans de nombreuses contestations) que d’autres agents toxiques.