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Vukadinovic Gordana. Influence de la doctrine française sur la théorie du droit serbe (à propos du livre de B. S. Markovic). In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 47 N°4, Octobre-décembre 1995. pp. 1007-1009.
TEXTE INTÉGRAL
La pensée juridique serbe moderne, surtout dans le domaine de la théorie du droit, s’est développée presque exclusivement dans le cadre et sous l’influence de la doctrine et des ouvrages français et ce, à partir du XIXe siècle et jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Durant cette période, la plus grande partie de notre élite juridique, politique et sociale s’est formée dans les universités françaises, surtout à la Faculté de droit de Paris où ont été soutenues des thèses de doctorat très remarquées et dont les auteurs ont joué un rôle important dans le domaine scientifique, au sein du gouvernement et en politique à leur retour dans leur pays.
Cette influence française a été radicalement interrompue par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’occupation de la Serbie par l’Allemagne et le régime communiste de 1945 à 1990, alors que la liberté de pensée était inexistante et qu’on ne pouvait écrire que selon les canons du marxisme et les diktats du régime. Ce n’est que depuis 1990, à la suite du déclin du communisme en Europe de l’Est que l’on commence à écrire de nouveau librement en Yougoslavie. C’est ainsi que put récemment paraître, entre autres, le livre Du Droit juste du professeur Dr Bojidar S. Markovic, aujourd’hui doyen de la Faculté de droit de Belgrade. Déjà, sa thèse de doctorat, Essai sur les rapports entre la notion de justice et l’élaboration du droit privé positif, soutenue à la Faculté de droit de Paris en 1930 devant une commission composée d’éminents professeurs, Etienne Bartin et Henri Capitant, sous la présidence d’Henry Lévy-Ullmann, était consacrée aux relations entre le concept de justice et sa « sœur cadette » l’équité d’une part, et le droit positif, de l’autre. Cette thèse avait été évaluée comme méritant la note la plus haute et retenue pour le concours des meilleures thèses de doctorat soutenues en 1930.
Depuis lors et jusqu’à nos jours, le professeur Markovic a surtout étudié la théorie et la philosophie du droit ainsi que la théorie de la démocratie et a publié, entre autres, deux essais remarqués sur la démocratie, Principes de démocratie et Cadres de la démocratie, et quelques articles au sujet de la pensée française sur le droit.
Lors de l’occupation allemande, le professeur Markovic a démissionné de ses fonctions de professeur et du service public et, pendant le régime communiste, comme démocrate, il a été éloigné de l’Université, la conséquence en étant une interruption d’un demi-siècle dans sa carrière scientifique. C’est ainsi que son activité scientifique a été réduite à quinze années de travail effectif. Malgré cela, ses travaux forment une entité, une conception cohérente de quelques-uns des problèmes fondamentaux de la théorie et de la philosophie du droit, et surtout du droit juste et de la démocratie.
Pour ce qui est du livre Du Droit juste, il consiste en une collection de plus de trente articles du professeur Markovic, parus pendant plus de six décennies, entre 1930 et 1993. Les articles sont répartis thématiquement en huit chapitres selon le sujet qu’ils traitent : la justice et le droit, le droit et la démocratie, le droit et la sociologie, la dualité du droit, la pensée française sur le droit, l’histoire de la pensée juridique serbe, Zivan Spasojevic et Djordje Tasic. Dans chaque chapitre, les articles sont distribués selon l’ordre chronologique, ce qui permet de suivre l’évolution de la pensée de l’auteur sur des thèmes particuliers. On y trouve une langue riche, des mots harmonieusement choisis et des idées très profondes.
On pourrait résumer ainsi les résultats fondamentaux auxquels le professeur Markovic est arrivé pendant sa longue recherche d’un droit juste.
Dans l’état primitif naturel, c’est la justice biologique, où régnent les règles cruelles de la lutte pour la survie, de la sélection naturelle et du droit du plus fort — le droit selon lequel, d’après les mots de Spinoza, les gros poissons mangent les petits — qui forme le droit. Cependant, dans les sociétés civilisées, cette cruelle justice biologique est remplacée, humanisée, ennoblie par des valeurs et des critères humains métaphysiques, éthiques, rationnels et autres.
Comme idée, cette justice humaine a son origine dans la loi logique de l’identité, selon laquelle chaque chose est égale à elle-même. Le critère éthique du droit est tiré de cette loi fondamentale de la pensée humaine juste. Ainsi, il faut traiter les choses égales d’une façon identique et les choses inégales inégalement, et ceci, proportionnellement à leur inégalité.
Cependant, c’est la société qui détermine, selon ses connaissances, son ignorance, ses buts, sa volonté et ses erreurs quelles sont les choses qui sont égales ou dans quelle mesure elles sont inégales. Lors de l’évaluation sociale de la valeur, le critère suprême et le but du juste est le maintien et le perfectionnement de la vie de l’individu en accord avec la survie et le développement de la collectivité humaine. Ainsi, tout ce qui contribue au maintien et au progrès de la vie sur la terre est juste et est injuste ce qui va à son encontre.
Ce critère suprême de la justice est essentiellement relatif et changeant à cause 1) de l’inexistence d’une vérité sociale et 2) de l’évolution de la vie sociale. Car, de même que la société évolue sans cesse sous l’influence de nouvelles connaissances humaines, de nouvelles découvertes et inventions techniques, de nouvelles idées et de nouvelles idéologies, le critère du juste change sans cesse. Il n’est pas donné aux hommes de savoir l’essence des choses, « les choses en elles-mêmes », la vérité finale, les raisons ultimes et le but du monde, si celui- ci en a vraiment un.
Cependant, par l’établissement d’une loi, le cours de cette évolution est interrompu, car un processus dynamique vital se transforme en une formule juridique statique, une loi d’un monde mort s’impose à un monde vivant. Apparaît alors une discordance entre la compréhension sociale de la justice et le droit existant, discordance qui, avec le temps, devient de plus en plus profonde. C’est le « grand défaut du droit » dont parle aussi Goethe dans son Faust.
Cette antinomie entre la justice et le droit en premier lieu s’élimine et s’atténue par l’application de l’idée d’équité dont le but est d’amener le droit positif existant à une entente, dans des cas concrets, avec la conception sociale de la justice dans un moment donné. Alors, l’interprétation, l’analogie et les standards juridiques (standard du « normal », du « rationnel » et autres) servent d’instruments à l’équité.
L’idée de justice est en relation étroite avec l’idée de démocratie car l’une et l’autre sont des catégories sociales par lesquelles s’expriment librement et directement l’humeur et la volonté de l’individu et celles de la société entière,
c’est-à-dire toutes les valeurs et les vérités sociales relatives et changeantes. L’État démocratique est donc à la fois l’État le plus juste et le plus rationnel.
Comme on peut le conclure de ce qui a été dit, il ressort de la conception d’un droit juste du professeur Markovic un scepticisme rationnel qui vient autant des limites des possibilités des connaissances humaines que de la nature même du phénomène juridique et de ses techniques.
Ainsi, avec le livre Du droit juste du professeur Markovic, non seulement les juristes de la génération actuelle mais aussi tous ceux qui s’occupent des problèmes du domaine des sciences sociales ont indubitablement reçu une œuvre précieuse et importante, d’une valeur exceptionnelle et qui ouvre de grandes perspectives sur le phénomène du droit et ses problèmes, une œuvre que, notre théorie de la philosophie du droit étant insuffisamment développée, nous avons dû malheureusement attendre trop longtemps.
Enfin, qu’on nous permette d’ajouter ceci. A la suite de cette interruption d’un demi-siècle, il est resté un grand vide dans les relations et envers la théorie française du droit. Notre grand désir est que ce manque soit comblé et que les relations interrompues soient rétablies. On sent particulièrement le besoin d’une initiation au développement ultérieur de la doctrine française entre 1942 et 1995 afin qu’une continuité puisse être établie. Nous espérons que ces lignes aideront à faire connaître aux juristes français les courants et les résultats de la pensée juridique serbe moderne.
Professeur Dr Gordana VUKADINOVÎC
www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1995_num_47_4_5177