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LE MONDE | 15.01.2001 à 16h20
Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP-EAP

Ironie de l’histoire, Léon Walras, le fondateur de l’économie néoclassique, dénoncée aujourd’hui par certains comme une théorie réactionnaire, était un socialiste convaincu. Walras a, jusqu’à ses derniers jours, fait montre d’activisme de gauche, tout en marquant sa défiance vis-à-vis des chefs socialistes, en qui il voyait des hypocrites et des démagogues irresponsables.
Léon Walras naît à Evreux en 1834. Son père, Auguste Walras, normalien, mène une carrière universitaire brillante qui se termine par un poste d’inspecteur d’académie à Lyon. Féru d’économie, Auguste Walras anime les réunions de la société d’économie politique locale, avec son ami Augustin Cournot. Ce dernier, polytechnicien, est passionné d’économie. Le jeune Léon assiste, admiratif, aux débats entre son père et lui, au point d’en faire son maître et son modèle. Hélas, il échoue au concours de Polytechnique. Devenu en 1854 élève à l’Ecole des mines de Paris, il sombre dans la dépression. Il rate sa scolarité et se retrouve exclu des Mines sans en avoir obtenu le diplôme.
Vivant d’expédients, critique d’art ou journaliste d’un jour, il s’engage dans l’action militante. Il publie en 1860 une réfutation des doctrines économiques de Pierre Joseph Proudhon dont le but est d’inciter les socialistes, ignares selon lui en économie, à quitter leur approche utopiste des problèmes. En 1864, il devient directeur de la Banque du travail, une banque coopérative qui aide les audacieux, riches en idées et pauvres en capitaux.
Déçu par le sectarisme et les luttes de clan au sein des mouvements socialistes, il postule en 1870 au poste de professeur d’économie récemment créé à l’université de Lausanne, qu’il obtient grâce au prestige de son père. Il s’installe définitivement en Suisse, où il enseigne pendant vingt-deux ans. Son cours comme ses écrits trouvent leur inspiration chez son père, chez Cournot, mais aussi chez l’économiste anglais Jevons, avec qui il entretient une abondante correspondance.
Pour Léon Walras, l’économie se scinde en trois blocs : l’économie pure où l’économiste, à partir des concepts essentiels qu’il tire de la réalité, établit des lois mathématiquement formalisées ; l’économie appliquée, qui tire de la précédente des préceptes à mettre en œuvre pour la gestion de la politique économique, ce que Walras appelle la gestion des choses ; l’économie sociale, qui rassemble les mesures permettant d’éviter la pauvreté et l’injustice, comme par exemple la création d’un salaire minimum. L’histoire a surtout retenu de lui la première partie de sa démarche, la formulation de sa pensée théorique qu’il publie en 1874 sous le titre Eléments de politique économique pure. Il ne cessera de préciser et de clarifier sa doctrine au travers des quatre éditions de cet ouvrage qui vont se succéder jusqu’en 1900. Ses idées tournent autour de quatre principes majeurs.
– Pour comprendre l’origine des prix, il identifie trois théories. La première, celle des classiques anglais comme Ricardo, fait du travail le fondement de la valeur. La deuxième, celle de Condillac et de Turgot, reprise en partie par Jevons, la fait dépendre de l’utilité. La troisième, la sienne, repose sur la rareté. Prenant l’exemple de l’air, il constate que ce bien très utile est gratuit de par son abondance. Reprenant les idées de Jevons, il affirme que le plaisir que procure la consommation d’une unité de bien dépend de la quantité que l’on en a consommé précédemment, mais complète cette considération par l’idée que ce plaisir dépend également de la difficulté que l’on a à l’obtenir. C’est la combinaison de ces deux éléments qui définit la rareté.
– Pour Walras comme pour Jevons, un individu consomme un bien tant que l’acquisition d’une unité supplémentaire lui donne une satisfaction supérieure au désagrément que représente le débours nécessaire à cette acquisition, débours égal au prix unitaire du bien. Le consommateur arrête donc ses achats quand satisfaction et désagrément sont équivalents, c’est-à-dire quand l’utilité du dernier bien acquis, qu’il appelle l’utilité marginale, est égale au prix. Cette loi fondamentale de la théorie walrasienne selon laquelle le consommateur égalise l’utilité marginale d’un bien à son prix lui a donné le nom de marginalisme.
– Walras cherche ensuite à décrire le fonctionnement général de l’économie dès lors que chaque individu égalise ses utilités marginales aux prix. En faisant l’hypothèse de la libre concurrence entre les entreprises et de la parfaite autonomie des consommateurs, il établit par un calcul mathématique très serré qu’il existe un système de prix qui réalise l’équilibre entre l’offre et la demande : c’est l’équilibre général walrasien, qu’il présente comme l’aboutissement de la loi de Say.
– Enfin, Walras, conscient de l’absence du temps dans sa théorie, essaie de définir comment la société parvient à cet équilibre. Ne trouvant rien de concluant, il imagine l’existence d’un » commissaire priseur » qui permet aux consommateurs et aux vendeurs de faire des propositions de prix et d’enclencher un processus itératif convergeant vers les prix d’équilibre.
Ne donnant pas une description convaincante du processus qui conduit à l’équilibre, la théorie walrasienne, souffrant, en outre, de la complexité mathématique de sa formulation, reste d’abord confidentielle. A Cambridge, Alfred Marshall en enseigne à partir de 1890 une version personnelle avec des mathématiques plus simples, mais c’est John Hicks qui, en traduisant Walras en anglais en 1950, le propulse au panthéon des économistes. Walras pour sa part ignorera le succès grandissant de ses idées, succès tel que l’on parle désormais de lui comme du fondateur de l’école de Lausanne.
Vivant en Suisse, il participe de loin à la vie politique française, devenant conseiller et ami de Jules Ferry. Il publie des articles demandant la nationalisation des monopoles comme les chemins de fer. Mais, ébranlé par le boulangisme, effaré par l’affaire Dreyfus, il se détache peu à peu de la France et meurt à Clarens, près de Lausanne, en 1910.
Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP-EAP
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