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La gauche, jadis une référence en Europe, a capitulé, estime le politologue russe Boris Kagarlitski. Restent les syndicats et les associations de citoyens.
06.01.2011 | Boris Kagarlitski | Courrier international

Il fut une époque où Marx considérait la France comme le modèle d’évolution politique de la société bourgeoise. Les concepts issus de la Révolution française ont inspiré les radicaux du monde entier deux siècles durant et les termes désignant les conflits politiques et sociaux qui se déroulaient en France ont constitué la base du vocabulaire grâce auquel militants, analystes et journalistes des pays les plus divers ont pu décrire les processus et événements à l’œuvre chez eux. La Résistance française est devenue une légende dans l’Europe entière et, chaque fois que des étudiants, dans n’importe quel coin d’Europe, quittent leurs amphis pour se livrer à la moindre activité militante, on nous reparle de Mai 68 dans les rues de Paris. Il n’est donc pas étonnant que ce qui se produit au sein de la gauche française ait une énorme importance pour tous ceux qui rêvent de changement sur le plan social. La France fournit au monde plus que de simples nouvelles. Elle exporte des modèles de comportement politique.
Pourtant, le tableau que l’on observe depuis vingt ans est de nature à plonger dans la dépression le plus irréductible partisan des idées socialistes. Les résultats électoraux de la gauche française ont oscillé entre le bon et le moins bon, elle a conquis et perdu le pouvoir, sa cote de popularité est montée et descendue, mais, durant tout ce temps, l’ensemble de la gauche, quel que soit le parti considéré, n’a généré aucune idée neuve. Elle n’a pas exprimé d’intérêt notable pour la société, ne s’est pas fixé d’objectifs importants, n’a pas été porteuse d’initiatives révolutionnaires, ni même réformatrices. La grogne provoquée par la politique néolibérale menée par l’élite française et l’Union européenne a parfois été récupérée par la gauche lors de ses campagnes électorales, mais, dans la pratique, non seulement elle ne s’est pas dressée contre cette politique, mais elle l’a elle-même appliquée.
Mensonges et démagogie
La démoralisation qui s’est emparée de la social-démocratie dans les années 1990 a pris en France la forme d’une capitulation idéologique et d’un collaborationnisme social. Au cours du XXe siècle, les partisans des mouvements radicalement anticapitalistes reprochaient à la social-démocratie son “réformisme” et son “opportunisme”. Aujourd’hui, cette critique n’a plus aucun fondement. Cela fait longtemps que les politiciens de gauche ne songent plus aux réformes sociales. Pour employer les termes du marxisme traditionnel, ils sont passés à l’ennemi de classe et, non contents de se montrer favorables aux contre-réformes néolibérales, ils ont souvent été à l’avant-garde de ces mesures. Les différences entre la droite et la gauche se sont réduites à d’insignifiants particularismes culturels. Droite et gauche tentent de vendre à l’opinion la même politique. Mais la droite le fait plus franchement, alors que la gauche est plus menteuse et démagogue.
Les différences entre les partis ont perdu leur caractère de fond et se limitent aujourd’hui à une division du travail. Depuis vingt ans, le Parti socialiste ne se pose plus comme alternative à la droite, mais comme doublure. Le Parti communiste, lui, malgré tous ses discours, est devenu un obéissant vassal des socialistes. Avant tout préoccupés par leur survie, les petits partis élaborent leurs ministratégies en louvoyant entre les gros. Le mouvement altermondialiste du début des années 2000 a montré que, dans un contexte de capitalisme néolibéral, une autre opposition – radicale et différente par nature – était possible. Pourtant, cette opposition n’est pas devenue une force politique. Au début, ces nouveaux radicaux ont refusé de jouer le jeu des élections et du parlementarisme, puis, quand ils se sont enfin décidés à s’aventurer sur ce terrain, ils ont fait montre de leur incompétence absolue et de leur total manque de préparation à ce genre de démarche. A croire qu’ils avaient vraiment pensé qu’il leur suffirait de parcourir le pays en prononçant de beaux discours pour renverser le rapport de forces dans les urnes. Ils n’avaient pas songé à bâtir des organisations, à élaborer des stratégies, une tactique, à rédiger un programme, ni imaginé des manières de mobiliser. Les succès spontanés du début des années 2000 leur avaient laissé croire qu’ils pourraient se passer de ces ennuyeuses contraintes. La sanction ne s’est pas fait attendre.
Le mouvement altermondialiste a donné naissance à deux expériences concurrentes : la campagne présidentielle de José Bové [en 2007] et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). L’échec de la première a été évident tout de suite, lorsque Bové, malgré sa célébrité et sa popularité, a réalisé l’un des plus mauvais scores de tous les candidats à la présidence [10e sur 12, avec 1,32 % des voix]. Le NPA, lui, a semblé séduisant et brillant à ses tout débuts, mais n’a pas tardé à pâlir. Les sondages lui promettaient des résultats mirobolants qui ne sont jamais venus. Ce parti continue à végéter à la marge. Le manque de clarté de sa stratégie entraîne des débats sans fin sur chaque question tactique, paralysant toute possibilité d’un travail efficace, et même d’une propagande attractive.
Les électeurs ont certes encore la possibilité d’exprimer leur mécontentement en votant pour le PC et les socialistes de gauche réunis sous la bannière du Front de gauche, mais ce n’est qu’une tactique sans stratégie. Où est le grand projet de changement de société ? Le Front populaire en avait un, l’aile gauche de la Résistance aussi, même s’il n’était pas formalisé dans des documents précis, l’Union de la gauche en avait un également dans les années 1970. Bons ou mauvais, ces projets étaient vraiment susceptibles de mobiliser les masses et de transformer la société française et européenne. Aujourd’hui, la gauche ne formule rien de tel.
Pendant ce temps, l’opinion française paraît en avoir plus qu’assez du libéralisme. Les manifestations contre la réforme des retraites ont montré qu’il existait une nouvelle majorité sociale réclamant une autre politique. Malheureusement, la gauche n’est pas en état de la proposer. Tôt ou tard, cette nouvelle majorité sociale deviendra elle-même une force politique. Au travers des manifestations, des grèves et des occupations d’entreprises, les gens découvrent qu’il existe d’autres moyens de faire pression sur le pouvoir et les politiques, en dehors des élections, sans la presse, loin des interminables débats intellectuels. Là où les partis ont montré leur incapacité à agir, là où ils se sont discrédités, ce sont les syndicats qui deviennent un instrument de lutte, avec les associations, les coalitions citoyennes. Et lorsque la nouvelle majorité sociale prendra pleinement conscience de sa force, elle pourra imposer ses revendications à n’importe quel gouvernement, quelle que soit son idéologie déclarée.
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