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Cruchet René. Le prestige de la France en Amérique du Sud . In: Bulletin Hispanique, tome 47, n°2, 1945. pp. 219-224.
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LE PRESTIGE DE LA FRANCE EN AMÉRIQUE DU SUD
Par René Cruchet. Bulletin Hispanique Année 1945 Volume 47 Numéro 2 pp. 219-224

Ce qui frappe le plus l’observateur qui a vécu en Sud-Amérique dans cette triste période de la guerre mondiale de 1939-1945, c’est la persistance de l’attachement à la France.
Les citations que relevait la dernière chronique de cette Revue sont particulièrement démonstratives; cependant, elles sont peut-être moins touchantes et caractéristiques que les manifestations qui ont continué à se montrer après que la France fut envahie et occupée.
Arrivé à Buenos-Ayres en septembre 1942 et n’ayant pu en repartir qu’en février 1945, j’ai pu ainsi constater, pendant près de trois ans, la persistance d’un état d’esprit qui correspond, sans nul doute, à un fonds ancestral traditionnel.
L’Argentine, me disait un jour une des plus hautes personnalités de cette grande République latine, est un pays de langue espagnole, mais qui doit sa prospérité à trois facteurs essentiels : « l’argent anglais, le bras italien et l’esprit français ».
Les Anglais, en y comprenant ceux d’entre eux devenus citoyens argentins, atteignent à peine 50,000 ; les Italiens, dénombrés dans les mêmes conditions, dépassent 900,000, à côté des 800,000 Espagnols et descendants d’origine espagnole ; les Français, y compris ceux qui sont aujourd’hui argentins, sont estimés à 80,000. Ce sont là les grosses immigrations : car, si on relève en Argentine des représentants de toutes les races du monde, elles sont nettement inférieures aux précédentes, les Allemands ne comptant guère que 26,000 individus, les Austro-Hongrois un peu plus, et les Nord-Américains environ 4,000.
Cette statistique permet de constater cette chose extraordinaire que l’apport français, qui est à peine le neuvième ou le dixième des apports espagnol et italien, a réussi à maintenir son hégémonie culturelle. Pourtant cela est : « Même quand nous parlons et écrivons en espagnol, conviennent volontiers les Argentins, notre pensée reste française. » Et l’on pourrait en dire autant de tous les Latino-Américains.
Beaucoup d’Argentins, qui n’ont jamais mis les pieds en France, s’expriment aisément en un français facile, élégant et souvent sans accent ; il faut admettre que, si le plus grand nombre ne le parlent pas, la plupart le lisent et l’entendent fort bien.
Ceci s’applique à toutes les formes de la pensée française : jurisprudence, sciences, architecture, arts, médecine, littérature, industrie, agriculture, etc.
Quand on pénètre dans n’importe quel cabinet de travail d’un avocat, d’un médecin, d’un homme de lettres, d’un chimiste, d’un ingénieur, ou même dans la maison de campagne, ou estancia, d’un de ces nombreux éleveurs qui ont fait la fortune de l’Argentine et l’assurent encore aujourd’hui, on est sûr d’apercevoir sur les rayons de leurs bibliothèques, en majorité, des livres français : car ils constituent toujours le fond de leur instruction générale. Il est vrai que, de plus en plus les livres français sont traduits en espagnol ; mais c’est quand même, et forcément, leur substance qui forme la pensée de l’Hispano- Américain.
Il existe à Buenos-Ayres, ville de près de 3 millions d’âmes, de très nombreux cinémas ; or, il est curieux de noter que les films français, même aux pires moments de la détresse de la mère patrie, alors que certains prophètes mal inspirés osaient parler de sa disparition bientôt définitive du monde, eurent toujours une clientèle fidèle et confiante dans le retour de la France éternelle.
Le plus touchant est que c’étaient toujours les vieux films d’avant guerre qui repassaient sur l’écran : et, chose plus émouvante encore, chaque fois que, dans ces vieux films usés, surgissait le drapeau tricolore, des applaudissements éclataient soudain dans la salle électrisée ; et, si, comme dans la Grande Illusion, ce film de la guerre 1914-1918, retentissait la « Marseillaise », aussitôt, dans un élan spontané, les spectateurs entonnaient le chant sacré de Rouget de l’Isle.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que, le jour de la libération de Paris, le sentiment populaire d’attachement si profond à l’égard de la France ait revêtu instantanément les marques les plus démonstratives d’un indescriptible enthousiasme.
Sur la place de France, à Buenos-Ayres, ou sur la place San Martin, devant la statue du glorieux libérateur du territoire argentin, plusieurs jours consécutifs, du matin jusqu’au soir, des centaines de couronnes et de gerbes de fleurs, depuis les plus immenses jusqu’aux plus simples, furent portées triomphalement en délégation ou individuellement : on vit en particulier des petits enfants et aussi des vieillards venir au pied du monument déposer pieusement l’hommage ému d’un modeste bouquet de fleurs et se retirer, les yeux pleins de larmes de joie de l’heureux événement survenu. On vit encore les deux premiers présidents du gouvernement argentin actuel, les généraux Rawson et Ramírez, ren – dus à la vie civile, s’associer à ce geste amical et, au milieu des ovations de la foule en délire, venir, à titre personnel, saluer la France ressuscitée.
Dans les nies, des cortèges entiers de passants se formaient comme par enchantement, de petits drapeaux tricolores sortaient de toutes les poches; et tous, au pas, chantant la a Marseillaise », marchaient, Pair heureux, vers la place de France, devenue le centre de rassemblement de tous les Argentins. Les gens se rangeaient sur les trottoirs pour les voir défiler et, à toutes les fenêtres, qui s’ouvraient au bruit de la rue, des visages souriaient, des mains applaudissaient, agitaient des drapeaux, tandis que montaient vers le ciel, dans l’allégresse générale, les strophes de notre chant national : « Allons, enfants de la Patrie. »
Moi-même, pris par hasard dans un monôme qui se forma subitement au coin de la Diagonale et Florida, une des rues les plus fréquentées de Buenos-Ayres, fus englobé dans les manifestants et parcourus avec eux toute la rue jusqu’à la place San Martin, au milieu des plus frénétiques ovations et des cris ininterrompus de Viva Francia ! Viva Francia Partout, dans les cafés, les restaurants, les salles de cinéma et de théâtre, des gens qui ne s’étaient jamais vus se groupaient pour entonner la « Marseillaise ». Tous les éditeurs de musique furent dévalisés de ce chant patriotique, dont 1,500, 2,000 ou plus, on ne sait, furent vendus. Mais ce chiffre n’est rien en comparaison de celui du texte seul des paroles qu’on distribua, paraît-il, à plus de 100,000 exemplaires !
Tous les Français reçurent ces jours-là des télégrammes de félicitations, des compliments par téléphone, des fleurs, des bonbons, des cadeaux ; des chauffeurs de taxi refusèrent de recevoir le prix de leurs courses quand ils surent que leurs clients étaient français ; une femme de chambre téléphona à son ancienne maîtresse, qu’elle avait quittée depuis plus de vingt ans : « Vous ne vous souvenez plus de moi sans doute, mais moi je ne veux pas laisser passer ce grand jour sans vous dire combien, pour vous, je suis heureuse. » A une dame, qui, chez un coiffeur, voulait rémunérer la « permanente » qui venait de lui être confectionnée dans toutes les règles de l’art, il fut répondu : « Non, Madame, vous êtes Française ; c’est pour nous une grande joie de vous l’offrir. »
Un autre exemple bien touchant et d’une délicatesse infinie mérite d’être rapporté. Comme le grand musicien et chef d’orchestre français Albert Wolff arrivait ce jour-là au célèbre théâtre Colon pour diriger une répétition et levait sa baguette pour attaquer la première mesure, l’orchestre, d’un accord unanime, répondit instantanément… en jouant la « Marseillaise ». Albert Wolff, que je rencontrai le soir même, me raconta, encore tout ému, la délicate attention dont il venait d’être l’objet.
Ces réactions ostensibles qui se sont étendues à tout le continent hispano-américain sont confirmées par bien d’autres faits.
La raréfaction du livre français a eu pour effet de provoquer la publication en français des œuvres de tous nos auteurs : et des maisons d’édition se sont créées à Buenos-Ayres, à Rio de Janeiro, à Santiago du Chili, Caracas, La Havane, Mexico. Le grand marché du livre (pas seulement français d’ailleurs) des pays de langue espagnole qui était jadis Barcelone a été déplacé au profit de Buenos-Ayres.
Jamais les institutions de langue française n’ont reçu plus d’élèves : les épreuves du baccalauréat français ont pu être passées régulièrement pendant toute la guerre, aussi bien à Buenos-Ayres qu’à Montevideo et Rio de Janeiro. L’Alliance française de Buenos-Ayres, que préside avec une autorité souriante M. Paissaud, a vu ses inscriptions dépasser 2,000 en 1944 — qui a été le maximum qui ait jamais été atteint.
Le Collège français de cette grande capitale a dû refuser des élèves, faute de place ; et je ne parle pas d’autres établissements nouveaux, tel l’Institut des Études supérieures qui, fondé en pleine guerre, a remarquablement réussi ; ni des institutions religieuses de jeunes gens et plus particulièrement de jeunes filles (telles les congrégations du Sacré-Cœur et de l’Assomption) dont le nombre d’élèves a notablement augmenté. Ces résultats sont d’autant plus extraordinaires qu’on a assisté partout à une lutte souvent excessive entre les éléments français de tendances différentes, tandis que le groupe anglo-saxon, surtout britannique, remarquablement discipliné, essayait par tous les moyens de propagande et dans tous les domaines (industrie, commerce, littérature, sciences, arts, même musique) d’agrandir sa clientèle d’amis et de partisans. Or, cet effort prodigieux peut se juger par le petit fait suivant :
Les radios de Montevideo de langue française et de langue anglaise ayant organisé un concours entre leurs auditeurs, en 1944, la langue française l’emporta par plus de 5,000 réponses contre moins de 1,500 en langue anglaise.
Ces faits sont extrêmement intéressants : mais il faut essayer d’en déterminer les raisons.
La première idée qui vient à l’esprit d’un Français, c’est que les Sud-Américains nous aiment pour nous-mêmes. En réalité, il serait exagéré de prendre cette opinion au pied de la lettre. Les peuples sont d’abord fonction d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs affinités propres : ils obéissent à un ensemble d’habitudes et de traditions qui leur sont particulières : leurs désirs et leurs intérêts commandent leurs actes.
Or, il n’est pas douteux que la latinité n’est pas un vain mot chez les Sud -Américains : ils ont une formule de vie qui les éloigne par instinct des Anglo-Saxons et les rapproche, au contraire, de la façon d’imaginer et de concevoir des Espagnols, des Italiens, des Portugais et des Français.
Comme on peut le remarquer d’ailleurs, les mêmes idées d’indépendance et de liberté qui ont fait secouer aux Américains du Nord le joug de leurs frères anglais et ont poussé les Américains du Sud à rompre avec leurs frères ibériques n’ont cependant rapproché que très superficiellement deux races que leurs atavismes séparent. Les intérêts du continent américain ont indiscutablement des liens communs; cependant, les Nord et les Sud-Américains ne les comprennent pas de la même manière ; et, malgré les apparences, la guerre qui vient de se terminer a plutôt souligné les divergences de ces populations si différentes.
Plus que jamais, les Sud-Américains sentent que leurs aspirations les font européens et ils ne sont pas disposés à se laisser nord-américaniser. C’est pourquoi ils se réclament de l’Angleterre et surtout de la France, estimant que ce sont eux qui sont les véritables mandataires de ces pays et représentent la civilisation humaine par excellence.
La puissance indiscutable de l’Amérique du Nord, en s’affirmant avec un tel éclat pendant ces années d’hostilités, effraie ces populations au tempérament plus souple, plus subtil, plus susceptible, plus inquiet et qui sont d’une indépendance jalouse.
A ce point de vue, il est curieux d’observer que la même crainte parcourt le Canada dont le rapprochement avec tous les éléments latins de l’Amérique a pris, durant cette guerre elle-même, un développement considérable et vraiment inattendu.
Le Canada, en tant que dominión, a envoyé dans les grandes capitales du centre et du sud de l’Amérique (Buenos-Ayres, Santiago du Chili, Rio de Janeiro, Lima, Mexico, etc.) des ministres chargés de le représenter personnellement. J’ai été surpris de constater, durant mon séjour de deux mois à Montréal et à Québec, en mars et avril derniers, l’importance que les Canadiens de langue française et même de langue anglaise attachaient à ces relations. Et je n’en donnerai pour preuve que les « Journées d’Amérique latine » qui ont été organisées par le Cercle Cervantes et la Chambre de Commerce des Jeunes, en avril 1945, tant à Montréal qu’à Québec. Revenant d’Argentine, j’ai été invité à ces fêtes et réunions ; j’ai dû y prendre plusieurs fois la parole et je suis obligé de signaler que les idées que j’exposais et qui sont celles qui précèdent furent toujours accueillies avec une faveur marquée.
Il convient d’ajouter que certaines hautes personnalités nord-américaines elles-mêmes se rendent parfaitement compte de cet état d’esprit. Sumner Welles, en particulier, au cours de son récent livre, The time for décision, a pris soin d’en informer loyalement ses compatriotes dans un chapitre où il traite de « la politique de bon voisin ».
Je ne crois pas, d’ailleurs, qu’il faille interpréter ces sentiments dans un sens aussi pessimiste que quelques-uns le font, quand ils prévoient une guerre possible entre Nord et Sud-Américains. Ces populations sont trop résolument pacifiques et trop éprises d’indépendance et de liberté pour en arriver à un pareil conflit : elles sauront l’éviter en utilisant l’arme de la diplomatie. Même en cet art, tout de finesse, il ne faut pas oublier que les Latins ont la réputation d’être des maîtres. Puisque les Sud-Américains sont nos admirateurs, nos disciples et surtout nos amis, et que nous sommes nous-mêmes amis des Britanniques et des Nord-Américains, nous pourrons les aider dans cette tâche ardue, mais qui n’est pas au-dessus de nos moyens.
II ne faut donc pas désespérer de l’avenir, car l’esprit latin, où qu’il soit, est loin d’avoir dit son dernier mot.
René CRUCHET.