via cairn.info

« La France et les Français vus de loin », Études, 9/2005 (Tome 403), p. 225-235. URL : http://www.cairn.info/revue-etudes-2005-9-page-225.htm


Plan de l’article

Qualité de vie
Révolutionnaires…
Comme les héros d’Astérix
Paris-Tachkent


Qualité de vie

Stephen Schloesser. Jésuite, Boston, USA


Il me semble que les Français se débattent avec le problème suivant : que céder en « qualité de vie » en échange d’une hausse, au moins apparente, du niveau de vie ? J’illustrerai cette impression par le récit d’une expérience personnelle.

A la fin d’un long séjour à Paris, j’empaquetais mes livres qui devaient voyager par transport maritime. Je me mis donc en quête, dans les supermarchés du coin, de quelque Saran Wrap, ce film plastique transparent avec lequel on emballe les restes pour les conserver dans le réfrigérateur. Je savais d’expérience que, pour des raisons de sécurité antiterroriste, si les livres sont enveloppés dans de grands sacs, les équipes de contrôle les ouvrent au cutter et en vident le contenu, si bien que les livres se trouvent gravement endommagés. Par contre, s’ils sont enveloppés d’un film transparent, ils sont facilement identifiés et on n’y touche pas. J’ai donc cherché ce fameux plastique dans plusieurs magasins, et n’en ai trouvé que deux ou trois petits rouleaux. En revanche, des rayons entiers offraient plus de choix de vins que je ne pouvais en imaginer. Frustré, je me disais : qu’est-ce que c’est que cette culture où les magasins présentent toutes sortes de vins, mais pas une seule boîte de film plastique transparent ?

Peu de temps après, de retour aux Etats-Unis, dans un accès de nostalgie, je me souvenais de nos rencontres d’étudiants expatriés à Paris au cours de dîners simples mais inoubliables. Chacun devait apporter une bonne bouteille et l’aventure consistait à choisir le cru du jour. Je me rendis chez l’épicier du coin en espérant trouver une bouteille qui se rapproche du Saint-Emilion, que j’avais découvert. Non seulement il n’y avait pas de Saint-Emilion, mais il n’y avait pas de vin du tout. Rien qu’un blanc, un Chardonnay de Californie, et un rouge, un Cabernet de Californie ! Par contre, une quinzaine de Saran Wrap, pour toutes utilisations imaginables. Je me dis alors, en mon for intérieur : qu’est-ce que c’est que cette culture qui propose quinze sortes de papier d’emballage transparent, mais pas une seule bouteille de Saint-Emilion ? !

Au fond, je faisais l’expérience du choc des cultures des deux côtés.

Pour moi, ces deux images « en miroir » illustrent les deux concepts de « niveau de vie » et de « qualité de vie ». Ils sont si proches qu’on risquerait de les confondre, et pourtant…

Je reconnais avoir souvent regretté, à l’étranger, le « niveau de vie » américain : nos énormes machines à laver le linge qui abattent un travail considérable en un temps record, à la différence des machines françaises qui consomment beaucoup moins, mais prennent beaucoup plus de temps ; les appareils vite remis en état en cas de panne… A ce propos, je me rappelle un vieil escalator du Métro de Paris, sur lequel l’écriteau « en panne » était affiché depuis plusieurs semaines, voire des mois. J’étais stupéfait de voir les usagers gravir l’équivalent de quatre ou cinq étages chaque jour, apparemment sans protester. Je n’imaginais pas qu’on puisse tolérer ce genre de chose plus de trois jours. Ou encore, en voyant les prix de la FNAC, je regrettais les appareils audio et vidéo bon marché. Je me découvrais profondément américain dans mon goût de l’efficacité et du sens pratique qui sont au cœur de notre système de valeurs. Voilà ce que j’appelle notre standard of living, notre niveau de vie.

En revanche, l’abondance des crus accessibles dans les supermarchés parisiens représente la quality of life, cette qualité de vie dont j’ai la nostalgie quand je rentre chez moi. Bien sûr que je regrette la nourriture et le vin français ! Mais ils ne sont qu’une part d’un vaste système culturel qui recèle des trésors. A commencer par l’esthétique. La beauté des plats tient à la fois au goût et à la présentation. Autre exemple : j’ai toujours été admiratif devant les vitrines de Paris, leur utilisation de l’espace et de la couleur, sans pouvoir retenir un sourire devant la pudeur du décorateur qui voile la vitrine jusqu’à ce qu’elle soit complètement installée, en affichant le panneau : « vitrine en cours ! » Ou encore les étalages rutilants des fleuristes sur le trottoir dans la grisaille de mars, la taille méticuleuse des jardins publics, la façon de célébrer les saisons selon un rituel quasi liturgique, de sortir palmiers et orangers le 1er mai. Je restais sans voix devant les tulipes bourgogne foncé, presque noires, plantées dans les jardins du Luxembourg. Combien d’années de patience pour parvenir à une couleur aussi subtile !

Mais, au delà de l’esthétique, ce qui fait le prix de ce mode de vie, c’est qu’il est « convivial ». Il n’y a qu’à voir le temps passé en conversation pendant ou après un dîner ! Les dîners en France m’ont aidé à comprendre mon enfance : dans la branche allemande de ma famille, on mange vite et on quitte la table pour jouer au Schopskopf. Du côté français, on traîne pendant des heures, enchaînant les controverses sur la politique, la religion, l’éducation ou n’importe quoi d’autre. Je n’en revenais pas non plus de voir le temps que les Français consacrent à des activités artistiques ou intellectuelles : au lieu de loisirs tout faits comme la vidéo, je les voyais sortir des guitares, organiser des chants ou des jeux, monter des pièces. Je m’amusais, au début, de la promenade rituelle après le repas, souvent avec toute la famille, dans un jardin ou le long d’une rivière, ou en roulant en voiture sous des rafales de pluie à Belle-Ile-en-Mer. J’étais le seul, apparemment, à me rendre compte de cette pluie torrentielle. Cela ajoutait à l’initiation.

Je reconnais qu’à mon premier voyage, j’y voyais une perte de temps, ce qui pour un Américain est le péché inexpiable par excellence. Mais, au bout d’un moment, je finis par m’imprégner de ces valeurs impalpables, comme la beauté et la convivialité. Il me tarde d’y revenir. J’aime notre mode de vie américain, son efficacité et son individualisme. Mais j’en vois maintenant le prix à payer en qualité de vie.

Quand les Français parlent de leur désir d’une Union européenne forte, c’est le plus souvent en termes de compétition économique. « Il nous faut l’Union, pour avoir une zone de marché comparable à celle des Etats-Unis et pouvoir rivaliser avec eux. » C’est sans doute l’espoir de voir monter leur niveau de vie. Ce que je voudrais leur dire, sans intention blessante, c’est que sous de tels propos, je devine un autre péché inexpiable : l’envie. Et là, je crois que mes amis Français font fausse route pour au moins deux raisons.

D’abord, parce qu’ils confondent niveau de vie et qualité de vie. Est-il possible de gagner indéfiniment en efficacité sans renoncer aux valeurs esthétiques ou conviviales ? C’est la tentative de la « troisième voie » à la française. Mais je me demande parfois si les Français sont conscients de ce qu’ils possèdent et risquent de perdre. L’un de mes professeurs de littérature définit la tragédie comme le fait de réaliser, juste quelques secondes trop tard, que l’on a détruit ce que l’on ne savait pas être le sens et la valeur suprêmes.

Ils font fausse route, aussi, parce que ce point vue laisse de côté ce qui peut distinguer l’Union européenne des autres géants du marché comme les Etats-Unis, la Chine ou l’Inde. Si l’expression n’était pas si connotée historiquement, je parlerais volontiers de la « mission civilisatrice » des Français. Pour éviter ce mot, parlons simplement d’une alternative pour le xxie siècle : un monde où l’efficacité ne soit pas recherchée aux dépens de toutes les autres valeurs. Chez les Français, le niveau de vie rivalise avec la qualité de vie. C’est cette dernière qui doit gagner, au moins à long terme.

 

Traduit de l’anglais


Révolutionnaires…

Michael Amaladoss. Jésuite. Madras, Inde


Lorsque je pense à la France et aux Français, la première image qui me vient à l’esprit, c’est Paris. On dit souvent que Paris c’est la France, que toutes les routes de France mènent à Paris – au moins est-ce vrai pour le TGV. Même aux yeux de celui qui a la plus grande considération pour la diversité régionale, Paris représente la France. Cette ville occupe dans le monde la place de capitale des arts, de la peinture et de la mode, en particulier.

Avoir un sens esthétique, c’est être sensible à la beauté, à la forme, à la proportion, à la « façon » des choses : rien de naturel ou de mécanique, mais une créativité qui cherche constamment à humaniser la nature et la vie, une créativité « cultivée et culturelle ». Ce sens de l’équilibre et de la proportion s’observe jusque dans la cuisine française : un mélange de condiments, de vins et de toutes sortes de fromages. En France, le mot « goût » est réellement analogique. Il oriente la qualité de vie, comment manger, s’habiller ; où et comment vivre ; ce que l’on lit, ce que l’on regarde, ce que l’on apprécie, etc. Quand il s’agit des Français, même le sens de leur identité est doté d’une qualité particulière : celle-ci peut être vécue et goûtée, mais non décrite. C’est quelque chose de spécifique qui souffre difficilement la comparaison.

On évoque volontiers différentes formes d’intelligence : rationnelle, pratique, émotionnelle. Les émotions priment chez les Français. Elles déterminent l’approche de la vie et de la réflexion. Derrière l’apparence froidement rationnelle, derrière les idées claires et distinctes, le pouvoir de l’émotion humanise la raison. En philosophie, l’existentialisme caractérise cette approche de la vie. Les Français ne se limitent pas à la réalité. Ils s’intéressent peu à la pure métaphysique. Leur inquiétude porte sur la manière de vivre dans le monde, sur les relations des uns avec les autres. Les sentiments et les attitudes comptent. Ils s’intéressent aux symboles et aux structures symboliques. En théologie, ils privilégient la réflexion sur la tradition, plutôt que la pure spéculation. Quant à la langue française, elle se prête à la subtilité autant qu’à la clarté.

Les Français sont révolutionnaires. La Révolution française aura marqué une rupture dans l’histoire mondiale. A l’époque contemporaine, Mai 1968 a ouvert la révolte de la jeunesse contre les structures sociales traditionnelles. La Révolution se réclame de la liberté et des droits, elle se dresse contre les structures sociales, politiques et religieuses oppressives. C’est le commencement de l’esprit démocratique, qui insiste sur l’humain et le profane contre les institutions politiques et religieuses. Une certaine vision de la société fait partie de cet héritage. En contrepoint, les attaques de l’humanisme séculier ont provoqué un renouveau religieux qui, à son tour, a insisté sur le personnel et l’émotionnel : la maternité de Marie à Lourdes et le Sacré-Cœur. Les Français ont construit leur identité autour de leur culture et de leur langue, pas autour de la religion ou de la nation.

Les Français sont si fiers de leur identité, qu’ils ne peuvent pas concevoir que les autres soient différents. Ils supportent mal la différence. Ils ne se mélangent pas facilement aux autres : ils sont chauvins, ce qui ne va pas sans un complexe de supériorité. Dans leurs colonies, ils ont agi très différemment des autres. Tous les colonialistes ont exploité leurs colonies, mais les Britanniques ont toléré les cultures de leurs colonies pour mieux les exploiter. Les Espagnols et les Portugais ont choisi de détruire tout ce qui ne leur appartenait pas en Amérique latine. Les Français, en revanche, ont essayé d’assimiler leurs colonies et de les rendre françaises. Ils étaient tellement sûrs que leur culture et leur langue seraient bien accueillies, qu’ils ont été surpris des résistances. Ils ont fait très peu pour développer les cultures locales. C’est une tendance durable : les Français préfèrent assimiler les immigrés à la culture française, plutôt que d’accepter leurs différences culturelles. Leur idée d’unité culturelle tolère un pluralisme des pratiques religieuses dans le privé, mais quelques anticléricaux agressifs s’opposent à toute manifestation publique du religieux avec une ferveur quasi « religieuse ».

Dans les missions, alors que les Italiens comme Mateo Ricci et Robert de Nobili s’étaient investis dans le dialogue interculturel, les Français comme Jules Monchanin, Henri Le Saux et Yves Raguin se sont engagés dans le dialogue religieux et spirituel.

Chez les Français, la politique elle-même est au service de la culture. La volonté des Français d’affirmer leur identité culturelle et de défendre leur indépendance par rapport aux Etats-Unis est tout à fait compréhensible. Il est aussi très compréhensible qu’ils ne veuillent pas soumettre leur liberté, leur identité culturelle et leur mode de vie à l’Union européenne, fondée sur des considérations économiques et politiques, et dominées par une bureaucratie sans visage dans laquelle les peuples n’ont pas la possibilité d’intervenir. Leurs sentiments s’insurgent contre une rationalité purement économique et politique, mais gardent une bonne dose d’intérêt national. Les Français rêvent d’être un partenaire dominant en Europe ou même d’exercer un pouvoir à l’échelle mondiale.

Nombre de commentateurs s’étendent sur la menace de la mondialisation, sous ses aspects économique, politique, culturel et même religieux, à en croire quelques fondamentalistes. Sous l’angle de la réciprocité et de la coopération, la mondialisation est certainement bienvenue ; si elle tourne à la domination économique, politique ou bureaucratique, elle est destructrice des identités fondées sur la culture. Je suis heureux que les Français s’y opposent. Tandis que certains ne voient dans l’Union européenne qu’un système bureaucratique et fonctionnel, les Français y voient une menace pour leur identité et leur liberté culturelle, avec la posture politique qui suit. J’espère que la défense de leur culture et de leur identité les conduira à apprécier les cultures et les identités des autres peuples.

Traduit de l’anglais


Comme les héros d’Astérix

Geraldo Luiz De Mori. Jésuite. Belo Horizonte, Brésil


J’ai vécu sept ans et demi en France, durant mes études de second et troisième cycles en théologie. Avant cette expérience, j’avais sur les Français la même opinion que la plupart de mes concitoyens, qui s’explique d’abord par l’histoire. Comme de nombreux pays au xixe siècle, le Brésil a été très marqué par la culture française. A la Cour, à Rio de Janeiro, on parlait couramment le français, d’où son omniprésence dans les classes aisées et intellectuelles jusqu’aux années 1950. Outre cette influence culturelle, la France est connue de ce côté de l’Atlantique-sud par ses tentatives de colonisation de Rio de Janeiro et de São Luis de Maranhão, aux xvie et xviie siècles, par la révolution de 1789 et son importance dans le processus d’indépendance du Brésil, et par l’accueil de réfugiés politiques lors de la dictature des militaires (1964-1986).

Les sentiments et les idées concernant les Français sont en rapport avec ces épisodes historiques, au moins pour ceux qui les connaissent bien, car, dans l’opinion commune, les stéréotypes sont surtout liés aux produits qui évoquent l’identité française : le parfum, le fromage et le vin. Par association d’idées, on imagine que les Français n’aiment pas se laver, d’où le besoin de se parfumer. Le fromage et le vin renvoient à ce que l’on connaît le mieux de la cuisine française au Brésil. Le langage commun rajoute à ces stéréotypes l’idée de raffinement, véhiculée par la politesse et l’élégance françaises, telle qu’elle se donne à voir chez les grands couturiers.

Ce qui frappe d’emblée le Brésilien qui entre en relation avec un Français, c’est l’idée que la plupart des Français ont d’eux-mêmes et du monde. Tout passe, pour ainsi dire, par leur « nombril ». Ce regard de l’autre à partir de soi existe chez tous les peuples, mais chez les Gaulois il est peut-être plus prononcé. La responsabilité en revient sans doute, encore une fois, à l’histoire, car la France est l’une des nations qui ont le plus marqué le monde moderne. Au début de mon séjour en France, ce type de regard m’a semblé familier. Je le rapprochais de la fatuité et de la fierté de mes compatriotes. Mais, au fil des années, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’autre chose. Comme les héros d’Astérix, les Français se croient porteurs d’une manière d’être unique, d’où leur tendance à tout ramener à eux. Cette tendance n’est pas un enfermement sur soi : l’ouverture qu’ils ont vis-à-vis des autres le prouve, mais elle reste imprégnée de la conscience de leur singularité.

L’affirmation de la singularité dérange si elle équivaut à un ethnocentrisme. Pour qui connaît en profondeur la culture française, cette affirmation a une tout autre portée. Dans un monde tenté par la dissolution des identités nationales dans la mondialisation, la manière d’être des Français rappelle que le véritable échange des cultures passe par l’affirmation de la spécificité de chacune d’entre elles. C’est une autre lecture de l’autocentrisme français, si peu apprécié de ceux et celles qui ont vécu en France.

Depuis les années 50, le Brésil est de plus en plus sous l’influence des Etats-Unis d’Amérique ; ce qui ne signifie pas que l’apport de la pensée française, comme celui des autres cultures qui ont façonné l’identité nationale, ait complètement disparu. Pour beaucoup de Brésiliens, la France reste une des sources d’idées qui comptent dans le monde d’aujourd’hui : non pas les idées de l’économie néo-libérale et globale, mais celles qui ont donné naissance à l’un des grands idéaux du monde moderne, celui des Droits de l’Homme. C’est pourquoi les idées produites dans l’Hexagone continuent de nourrir au Brésil des militants de gauche, des intellectuels humanistes et des chercheurs en sciences humaines. Dans un monde en mal d’utopie et d’idéologie, et dans un pays qui n’a pas assuré le nécessaire bien-être de ses citoyens, il est important de revisiter les lieux qui ont donné naissance aux pensées et aux mouvements qui ont le plus marqué le monde moderne.

Pour qui a fait une thèse de théologie en France et qui appartient à une autre Eglise que celle de France, il est bon de réfléchir sur ces aspects de la vie et de la pensée hexagonales. Au début de mon séjour, mon regard était issu du parcours théologique fait au Brésil. Je savais l’importance des Français au concile Vatican II et chez certains théologiens de la libération. J’avais également des renseignements sur la crise de la pratique religieuse en Europe en général et en France en particulier. J’ai tout de même été surpris par quelques signes de la vitalité des chrétiens et des théologiens français. J’ai constaté qu’ils n’avaient pas renoncé à poursuivre leur quête de sens et leur effort pour rendre raison de leur foi. L’accent n’était certainement pas celui auquel j’étais habitué, mais, au fond, nous poursuivions le même but : vivre la différence chrétienne dans la diversité des contextes qui étaient les nôtres. J’avais des choses à apprendre et des choses à apporter, de même que ceux et celles avec qui j’ai établi des liens pendant ces années en France. Je ne peux plus dire les mêmes choses sur la France et les Français après tout ce que j’ai reçu et donné. Derrière l’histoire et les opinions, il y a maintenant des visages et des histoires pour les nier, les confirmer et les nuancer. Là se trouve la beauté des rencontres avec « l’étranger », avec celui qui est différent.


Paris-Tachkent

Valeri Volkov est né en Ouzbékistan en 1928. Il a fait une carrière de peintre et de professeur à Moscou, où il vit actuellement. Certains de ses tableaux font partie de la collection permanente de la Galerie Tretiakov.


Je suis venu pour la première fois à Paris en 1966, en compagnie de ma femme et de mon fils. A l’époque, la sortie d’URSS nous avait été facilitée par une invitation de membres de la famille de ma femme qui vivaient en France. Ce premier séjour, qui a duré trois mois, a été suivi de beaucoup d’autres, mais il reste le moment fondateur de ma relation à la France et surtout à Paris.

Après notre arrivée en train de Moscou à la gare du Nord, notre première rencontre fut, ironie du sort, un vieux chauffeur de taxi russe : émigré à Paris depuis longtemps, il avait, avant la révolution bolchevique, servi dans un bataillon non loin de Boukhara, en Asie Centrale. Près de la gare, mon regard tomba par hasard sur un magasin de tapis et d’objets orientaux appelé « Boukhara ». Au delà de l’anecdote qui m’a fait sourire, car je suis moi-même né en Ouzbékistan soviétique, cette première impression a donné le ton de toute ma vision à venir de Paris. Au risque d’étonner, je dirais que ma première sensation parisienne a été asiatique.

J’avais déjà une image de la France avant de venir, grâce surtout aux peintres français que je connaissais par des reproductions : les impressionnistes, les peintres de Barbizon, m’avaient légué leur Normandie, leur Bretagne, leur vision du Sud. Et, tout d’un coup, à mon arrivée en France, j’ai vu comme un tableau vivant. J’ai vu le Paris de Pissarro, de Claude Monet, de Marquet et, bien sûr, d’Utrillo. Ma difficulté était de savoir si l’on pouvait dire quelque chose sur Paris après de tels tableaux. En me promenant au début de mon séjour à Montmartre, j’avais le sentiment de voir des paysages peints et des morceaux de murs qui ressemblaient à des tableaux. Cependant, je n’étais pas dupe : on sent dans les tableaux d’Utrillo représentant Montmartre la nostalgie pour un monde qui s’en va – et, effectivement, dès la fin des années 1960, quelque chose était en train de disparaître. Cela a été un choc : je pensais que je trouverais à Montmartre de véritables peintres, et je n’en ai pas vu un seul.

Peu à peu, lors de ce premier séjour, j’ai senti que je portais sur Paris un regard qui n’était plus celui des peintres que je connaissais, mais qui était le mien. Mon Paris avait, je ne sais pourquoi, une saveur orientale. A l’époque, pourtant, il n’y avait pas encore beaucoup de gens venus d’Asie ni d’Afrique. Paris, à mes yeux, c’était le prolongement de mon Asie Centrale. Un poète turc que j’avais rencontré à Tachkent m’avait dit : « Tachkent me rappelle Paris. » Je n’avais pas compris cette phrase. Je ne l’ai comprise qu’au moment où j’ai éprouvé moi-même ce sentiment. D’abord, les platanes sont les mêmes (même si, à Tachkent, on ne les élague pas). Par ailleurs, la partie russe de Tachkent, construite sur un plan militaire, rappelle, avec sa place centrale et ses avenues en étoile, l’Arc de Triomphe et les avenues qui en rayonnent.

Paris m’a tout de suite semblé une ville où j’avais déjà vécu. Les tableaux que je connaissais contribuaient à cette impression, mais il y avait aussi autre chose : la manière de vivre dans la rue, les cafés ouverts, les gens qui y discutent comme dans les tchaïkhanas d’Asie Centrale.

Et, jusqu’à présent, je peux dire que Paris reste ma ville préférée, malgré mes voyages à Rome, à Athènes, à New York, à Istanbul, au Caire. Même Le Caire m’a rappelé Paris : les bazars, la foule, la diversité des couleurs étaient associés dans mon esprit au Paris d’aujourd’hui.

Lors de ce premier séjour, je n’ai pas fait de tableaux sur Paris et j’ai continué mes compositions abstraites. Mon Paris, je ne l’ai peint que de retour à Moscou, l’année suivant mon voyage. Il s’agissait d’une composition abstraite, avec au centre quelques éléments figuratifs reconnaissables : une charrette « Tout débarras » et un autobus, jaune dans sa partie supérieure, vert dans sa partie inférieure, avec sa plate-forme à l’arrière et la foule compacte de ses voyageurs.

Je suis régulièrement revenu à Paris et en France depuis 1966. Durant toutes ces années, Paris a changé extérieurement, mais intérieurement, ce qui m’a toujours attiré est resté le même. J’ai toujours envie, à Paris, de m’asseoir quelque part à une table et de regarder autour de moi sans penser à rien. Paris invite à cela, et je n’ai jamais vu d’autre ville qui m’attirait autant. Pourtant, la culture américaine s’insinue partout, et de nombreux aspects du Paris d’aujourd’hui me dérangent. Je crois parfois voir Las Vegas – et je suis très content que Paris n’ait pas obtenu l’organisation des Jeux Olympiques, qui auraient transformé la ville en un décor de Hollywood.

La France, c’est également pour moi le Sud, et notamment les environs de Cannes, où j’ai passé du temps lors de mon premier séjour. C’est ma rencontre avec de nombreux artistes, souvent non français d’origine, tels Marc Chagall, Andreï Lanskoï – et beaucoup d’autres, comme le sculpteur français Chavignier.

C’est la découverte émerveillée de la politique culturelle d’André Malraux : le changement de la relation à l’art contemporain, avec les résultats que l’on sait – les plafonds de l’opéra Garnier peints par Chagall, ceux de l’Odéon peints par Masson. C’est aussi la décentralisation de l’art vers la province, l’ouverture de musées.

La France est aussi le seul endroit où je sens l’existence de la démocratie. Je ne la sens de cette manière dans aucun autre pays, et certainement pas en Russie. Contrairement à ce qui se passe dans mon pays, la démocratie n’est pas, en France, la simple possibilité qu’offre le libéralisme de s’enrichir, elle est aussi la liberté pour chacun de faire son choix. Ces tendances démocratiques me semblent profondément ancrées chez les Français, et ne me paraissent pas pouvoir disparaître.

On me dit que, dans le monde actuel, la ville de Paris est provinciale, mais je ne suis pas d’accord : à mes yeux, c’est l’art contemporain dans son ensemble qui le devient, en se soumettant aux règles de la société de consommation. Comment Paris peut-il supporter une telle tragédie ? Je l’ignore, mais je sais, en revanche, que chaque pierre de Paris porte des centaines d’années de culture qui ne peuvent être effacées.

Entretien avec Maia Werth
Traduit du russe

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