source : http://etudesromanes.revues.org/
Valerie Rusu, « Paris, village roumain ? », Cahiers d’études romanes [En ligne], 6 | 2001, mis en ligne le 12 juin 2012, consulté le 08 mai 2015. URL : http://etudesromanes.revues.org/283
Résumé
L’auteur se propose de mettre en lumière la « double » présence de Paris dans l’âme et dans la spiritualité roumaines. On a transféré Paris sur la terre roumaine, Bucarest étant, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, « le petit Paris », non seulement pour les Roumains, mais aussi pour toute la Péninsule Balkanique. Et on a associé à la ville de Paris – notamment les Roumains qui viennent y vivre, étudier, créer etc. – l’image d’un village roumain (habituellement, celle du village natal, mais aussi du village en général, village symbole, en tant que matrice stylistique de toute la culture roumaine, populaire et savante). Cioran, Brâncusi, Eugène Ionesco en témoignent d’une manière significative.
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Je ne sais pas si Jean d’Ormesson avait raison d’affirmer « nous devons beaucoup aux Roumains […] », en mentionnant une série illustre de Roumains – écrivains, poètes, philosophes, artistes… comme Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Émile Cioran, Constantin Brâncusi etc. Mais, il pouvait compléter aussi bien ce panorama avec des hommes de sciences, par exemple. Ce sont des hommes qui ont contribué, avec leurs visions, leurs expériences et leurs innovations, à l’essor exceptionnel de la culture française, de l’art et de la littérature, dans le dernier demi-siècle de ce deuxième millénaire… Y compris au nouvel éclat de cette cathédrale unique au monde, créée par l’esprit français : la langue française.
Car la décision prise par Émile Cioran – il s’agit bien de lui ! – en 1947, dans un village près de Dieppe, au bord de la mer (la Manche) lorsqu’il essayait de traduire Mallarmé en roumain, fut définitive :
d’un coup, j’ai pris conscience que cette affaire-là [de traduire Mallarmé en roumain] n’avait aucun sens, que, plus jamais, je ne retournerais en Roumanie, que le roumain ne me servirait plus à rien… En une heure, ça a été fini. Ce fut une réaction violente. J’ai rompu d’un coup avec tout : avec ma langue, avec mon passé, avec tout.
Et Cioran a commencé à écrire en français Précis de Composition…. Il l’a réécrit trois fois :
Ce fut pour moi une expérience terrible… Dans des moments de désespoir, alors que j’écrivais et récrivait en français, je me disais : « Ce n’est décidément pas une langue faite pour moi. »
La langue française est devenue pour Cioran une “camisole de force”, une “langue thérapeutique”
Mais les efforts et leurs résultats, depuis Coasta Boacii de son village natal, Rãsinari, au sud-ouest de la Transylvanie où des garçons « allaient frotter l’école avec du lard pour que les chiens la mangent » jusqu’au Jardin du Luxembourg, à Paris, sont révélateurs et même étonnants.
Écoutons Saint-John Perse :
[Vous êtes] un auteur de grande race […], l’un des plus grands écrivains français dont puisse s’honorer notre langue depuis la mort de Valéry.
Un “Balkanique”, un “métèque” comme il se caractérise, venu à Paris, chez les Français, pour se livrer à des exercices de style qui l’ont amené, grâce à je ne sais combien de bouteilles de whisky, de tasses de café et de paquets de cigarettes, à obtenir le statut d’un des plus grands stylistes contemporains de la langue française !
Donc, je ne sais pas si Jean d’Ormesson a tout à fait raison… mais nous pouvons peut-être faire appel à la poésie pour vérifier ses appréciations car c’est le message le plus fidèle d’une âme, de la conscience d’un peuple.
Un des plus grands poètes roumains de cette fin de siècle – Marin Sorescu, décédé à Paris, en 1996, à l’hôpital Cochin – a synthétisé, grâce à sa vision poétique, la contribution des Roumains à l’essor de l’humanité du XXe siècle, en deux adverbes : la négation nu (“non”) et l’affirmation da (“oui”).
Il s’agit d’une synthèse logique… voire cartésienne car, selon Émile Cioran, « Il n’est pas négateur qui ne soit assoiffé de quelque catastrophique oui ».
Et cette synthèse, comme tout geste créateur, fatigue son auteur, épuise pour quelques temps ses forces, ses ressources, ce qui explique, justifie, même, le vers final de Marin Sorescu « Mais nous ne pouvons pas faire plus ! »
Si Jean d’Ormesson a raison, quand même, c’est sans doute aussi parce qu’un trio célèbre de Roumains qui s’est affirmé à Paris a transposé dans la Cité des Lumières l’esprit, l’âme de leur village natal, en refermant une “boucle” existentielle collective fondamentale : village – ville – village, par ce “mariage” plus ou moins fidèle entre le Paris français – ô combien universel, cosmopolite – et le village roumain. Encore un bel exemple du fait que la « nostalgie des origines » nous poursuit partout et toute notre vie.
Nous devons rappeler tout de suite que le village est la forme de base, originaire, de toute vie communautaire, collective – au moins dans notre vieille Europe – malgré l’hérésie (un vrai contresens, un mépris à l’égard de l’esprit cartésien !) étymologique que l’on constate dans la langue française. Village n’est – ainsi que nous le disent les dictionnaires – qu’un dérivé (encore une humiliation : un collectif à connotation péjorative, par conséquent) de ville…bien que ville vienne du latin villa “ferme”, “maison de campagne” ; donc, d’une manière “normale”, c’est la ville qui dérive d’une réalité campagnarde !
L’histoire de la langue roumaine est convaincante pour le caractère “primordial” du “village”. Pour le “village” on a conservé le mot latin fossatum > fsat, sat, tandis que, pour la ville, on utilise des mots assez récents – en concordance avec le caractère relativement récent de la réalité correspondante : “la ville”15 – tîrg (< vsl. t rg ], oras, (magh. város).
Mais même pour la grande métropole qu’est Paris, Cité des Lumières, les nostalgies paysannes, pastorales en général, ne manquent pas (cf. le “Lapin agile” et la “Vigne de Montmartre” !).
C’est ainsi que se justifie cette prière de Charles Péguy (1873-1914), adressée à Sainte Geneviève, la Patronne de Paris :
Comme elle avait gardé des moutons à Nanterre,
On la mit à garder un bien autre troupeau,
La plus énorme horde où le loup et l’agneau
Aient jamais confondu leur commune misère
[…]
Sainte qui rameniez tous les soirs au bercail
Le troupeau tout entier, diligente bergère,
Quand le monde et Paris viendront à fin de bail
Puissiez-vous d’un pas ferme et d’une main légère
Dans la dernière cour, par le dernier portail
Ramener par la voûte et le double vantail
Le troupeau tout entier à la droite du père.
Et il est bon et beau de nous rappeler à la fin de cette promenade dans le Paris de nos ancêtres, paysans et bergers, le Paris campagnard, ces mots de Jean d’Ormesson, en marge du message de l’œuvre et de la vie de Charles Péguy :
Très loin de la mode, à une hauteur inhabituelle, socialiste et catholique, dreyfusard et nationaliste, monotone et puissant, avec les mots les plus simples et les plus forts, Péguy, debout sur une terre de paysans et de soldats qui est en train de disparaître sous nos yeux, a quelque chose d’éternel.
Et, ce n’est pas seulement une ville – fut-elle la métropole cosmopolite Paris – mais un pays tout entier qui est marqué profondément, symboliquement par le village. Rappelons-nous que Canada signifiait à l’origine “village”.
Paris a, notamment à partir du XIXe siècle – quand commence à s’exercer cette influence variée et profonde sur la culture et la spiritualité roumaines qui a contribué à une vraie résurrection de la latinité de la langue roumaine – une double présence dans l’âme et la spiritualité roumaines :
a) On a transféré, transplanté Paris, sur la terre roumaine – Bucarest étant le “Petit Paris”, pas seulement au bénéfice des Roumains mais aussi de toute la Péninsule Balkanique. On a délocalisé chez nous, à notre portée et à la portée de tous les peuples balkaniques, l’ambiance, la mode, les goûts parisiens.
b) D’un autre côté et de manière complémentaire, on a associé à la ville de Paris l’image d’un village roumain (habituellement, celle du village natal mais aussi celle du village, en général, village symbole, en tant que matrice stylistique de toute la culture roumaine, populaire et savante).
Lisons, tout doucement, les deux poésies, messagères de cette philosophie, D’un village, d’Ana Blandiana, née à Timisoara (1942) et Paris, d’Octavian Goga (1881, Rãsinãri, village natal de Cioran – 1938, Ciucea)
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