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Xavier Molénat
Hors-série N° 6 – octobre – novembre 2007
Cinq siècles de pensée française

Quels que soient leurs sujets d’études – le fonctionnement des entreprises, les valeurs individuelles ou encore les nouveaux mouvements sociaux –, l’objectif de ces trois sociologues reste le même : saisir comment la société se construit grâce à ses acteurs.
Raymond Boudon, les bonnes raisons de l’action
Sociologue et libéral : le cas de figure est suffisamment rare pour que l’on s’y penche. Inlassablement, Raymond Boudon (né en 1934) défend en sociologie ce que l’on appelle l’individualisme méthodologique. Le postulat de base en est simple : il faut considérer tout fait social comme l’agrégation d’actions individuelles (personnes ou unités collectives dotées d’un pouvoir d’action). Autrement dit, « l’atome logique de l’analyse sociologique est (…) l’acteur individuel ». La tâche du sociologue est donc de mettre au jour les « bonnes raisons » que peut avoir l’acteur d’agir comme il le fait. Le phénomène social, que Boudon appelle effet émergent (ou parfois effet pervers) résulte de l’addition de ces actions individuelles. Chacun a envie, et c’est rationnel, de partir vite le vendredi soir pour profiter au maximum de son week-end, mais la somme de ces actions individuelles produit des bouchons que personne ne souhaite, mais auquel chaque automobiliste a contribué.
Boudon appliquera notamment cette méthode à l’éducation (L’Inégalité des chances, 1973), puis se tournera vers l’analyse de l’idéologie (L’Idéologie ou l’Origine des idées reçues, 1986), des croyances (L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, 1990), des valeurs (Le Juste et le Vrai. Études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995). Il a l’occasion de critiquer l’utilitarisme et de substituer à l’Homo œconomicus sa figure emblématique, l’Homo sociologicus. Contrairement au premier, le second peut parfois agir non selon son intérêt (qui n’est pas toujours clairement perceptible), mais selon des habitudes ou des valeurs dont il est porteur, ou encore en cherchant une solution satisfaisante sans être optimale.
Boudon n’a jamais cessé de guerroyer contre le « sociologisme », c’est-à-dire le fait de considérer l’acteur social comme une « pâte molle », simple pantin qui serait totalement manipulé par le « système social ». Ses cibles privilégiées sont le structuralisme de Claude Lévi-Strauss (voir l’article p. 78) et la sociologie de Pierre Bourdieu (voir l’article p. 80). S’il n’a pas vraiment fait école, Boudon continue de jouer efficacement son rôle de caillou dans la chaussure des sociologues. Il leur rappelle sans cesse que derrière les collectifs (l’État, les classes sociales…), il y a toujours des individus sinon rationnels, du moins raisonnables. Et rien d’autre.
Alain Touraine et l’action historique
Comment la société agit-elle sur elle-même ? Telle est la question qui hante les premiers travaux d’Alain Touraine (né en 1925). Parti, après une agrégation d’histoire, étudier L’Évolution du travail salarié aux usines Renault (1955), le sociologue va théoriser les transformations qu’il devine en France et ailleurs. Selon lui, on assiste dans les années 1960 à un basculement. La lutte des classes, qui était le lieu où se jouait « l’historicité » (c’est-à-dire la capacité d’action de la société sur elle-même, sur les pratiques sociales et culturelles) des sociétés industrielles, perd de son importance. Touraine diagnostique l’émergence de la société postindustrielle (1969), où l’historicité est portée par divers mouvements sociaux (féminisme, régionalisme, mouvements de consommateurs) qui déplacent le conflit central de la scène économique (opposition entre le capital et le travail) vers la sphère privée. D’où l’émergence de revendications portant sur l’autonomie, le quotidien, la capacité à gérer son existence…
Dans les années 1970, il accompagnera ces analyses d’une démarche d’« intervention sociologique » (Pour la sociologie, 1974), consistant à former des petits groupes rassemblant, autour du sociologue, les différents acteurs d’un conflit. La méthode est censée permettre au chercheur de vivre le conflit en direct (à travers les échanges qui se déroulent sous ses yeux), et d’aider les gens à analyser le sens de leur action. Dans les années 1990 puis 2000, Touraine a délaissé quelque peu ces perspectives pour se recentrer sur l’analyse du sujet, acteur individuel défini par sa capacité à se construire lui-même (À la recherche de soi, 2000). Il a annoncé récemment (Un nouveau paradigme, 2005) la fin de l’idée de société, le nouveau conflit portant entre ledit sujet et des « forces impersonnelles » (violence, guerre, marché) mondialisées, sans la médiation de sociétés nationales en déclin.
Michel Crozier et l’action stratégique
Réformer ! Tel semble être le leitmotiv du sociologue Michel Crozier (né en 1922), qui a consacré sa carrière de chercheur à traquer, élucider et tenter de comprendre les travers que ne manquent pas de présenter aussi bien les entreprises que les diverses bureaucraties « à la française ». Cela commence par Le Phénomène bureaucratique (1963). S’appuyant sur deux enquêtes de terrain, il souligne l’existence de « cercles vicieux » bureaucratiques, caractérisés par le développement de règles impersonnelles (qui interdisent toute initiative individuelle et incitent à éviter le face-à-face), la centralisation des décisions (prises par des gens qui ne connaissent pas directement le problème à trancher), l’isolement des catégories hiérarchiques (qui renforce la pression du groupe sur l’individu) et le développement de relations de pouvoir parallèles. En effet, le règlement ne pouvant pas tout prévoir, se maintiennent des « zones d’incertitude » (des machines qui tombent souvent en panne, par exemple) qui permettent à certains individus ou groupes (les ouvriers d’entretien) d’avoir du pouvoir sur ceux que la situation affecte.
Crozier fera la théorie de ce type d’action dans son maître livre, L’Acteur et le Système (écrit avec Erhard Friedberg, 1977). Il postule que l’acteur est doté d’une rationalité limitée. Il développe des stratégies en fonction des opportunités qui se présentent à lui dans un environnement jamais entièrement prévisible. Ce sont les fameuses zones d’incertitude. D’autre part, il affirme que le pouvoir n’est pas une chose que certains ont et d’autres pas. Le pouvoir est le produit des relations, négociations et confrontations, en un mot des « jeux » que produisent les organisations, et dont l’issue n’est jamais certaine.
Crozier et Friedberg définissent l’organisation comme un « système d’action concret », c’est-à-dire « un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure (…) par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux ». Cette vision des organisations, Crozier se souciera de la traduire dans la pratique, d’abord en formant des sociologues d’entreprise, ensuite en fustigeant sans relâche, sur la base de diagnostics ravageurs, les pesanteurs des élites administratives françaises (La Société bloquée, 1970 ; On ne change pas la société par décret, 1979 ; État modeste, État moderne, 1986 ; Quand la France s’ouvrira, 2000).
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