via scienceshumaines.
Solenn Carof
Hors-série N° 6 – octobre – novembre 2007
Cinq siècles de pensée française
Libéral et démocrate avant l’heure, Tocqueville s’intéresse à l’évolution de la société française. La démocratie étant inexorable, celui qui est à la fois sociologue, philosophe et penseur politique met en garde contre le despotisme égalitaire.
Dans les années 1830, un jeune aristocrate normand, Alexis de Tocqueville, fait parler de lui. Après un séjour aux États-Unis où il est parti étudier le système pénitentiaire avec son ami Gustave de Beaumont, il rédige un ouvrage au succès immédiat : De la démocratie en Amérique . Alors que la France n’est toujours pas parvenue à se doter d’un régime stable et que la monarchie anglaise perd de son attrait, son livre, dans la lignée de la pensée classique, relance les recherches en théorie politique. Tocqueville est parti d’un constat : l’inexorable égalisation des conditions qu’il a vu se développer en Europe appelle selon lui une plus grande liberté politique. La démocratie doit donc remplacer la monarchie. Mais un problème demeure : l’égalité des conditions est-elle compatible avec l’exercice de la liberté ?
L’exemple de la démocratie américaine
C’est en Amérique que Tocqueville cherche la réponse à cette question. Dans son premier volume, il s’inspire de l’œuvre de Montesquieu et répertorie les lois, les mœurs et la géographie qui font la particularité des États-Unis. Puis dans le second, il détache une sorte « d’idéal-type » qui lui permet de comparer le fonctionnement américain avec ce qui se passe dans la société et la vie politique françaises. Contrairement aux thèses admises en France, l’égalité ne doit pas se restreindre à la politique mais devenir le principe réglant tous les rapports sociaux. Cette égalité sociale ne correspond pas à l’égalité des conditions mais à la manière dont les individus se représentent. La démocratie américaine est donc pour Tocqueville un exemple particulièrement instructif. Les institutions américaines semblent cependant difficilement transposables en France. Le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, après lequel Tocqueville quitte la vie politique, confirme la difficulté à y concilier égalité et liberté. Pourquoi ? Car l’histoire française n’est pas la même que celle des États-Unis. Dans son dernier ouvrage, L’Ancien Régime et la Révolution , qui connut un accueil mitigé en 1856, Tocqueville tente de comprendre le phénomène révolutionnaire et la situation politique française. Alors qu’aux États-Unis, l’État est né à partir de communautés libres et indépendantes, en France, il s’est établi par le haut, par une volonté monarchique absolue. Cette dernière a laissé en héritage à la Révolution un État centralisé et despotique, contrairement au fédéralisme américain qui s’est constitué sur une table rase. Néanmoins cette comparaison avec la société américaine permet à Tocqueville de révéler la tension qui se joue entre l’égalité et la liberté et d’avertir ses contemporains des dangers qui guettent la démocratie. Le succès de ses ouvrages fait de Tocqueville l’un des grands penseurs politiques de son temps. Élu à l’Académie française, député, connu pour ses positions libre-échangistes et abolitionnistes, il avait tous les atouts en main pour rester dans l’histoire de la pensée. Mais à la fin du xixe siècle, face aux évolutions techniques et scientifiques, ainsi qu’à la perte de crédit du modèle américain depuis la guerre de Sécession, il sombre dans l’oubli. Il est redécouvert dans les années 1960 par Raymond Aron qui le considère, dans Les Étapes de la pensée sociologique , comme l’un des précurseurs de la sociologie. Dans ses recherches historiographiques sur la Révolution française, François Furet s’en inspirera aussi. Mais d’autres auteurs, comme Marc Vieillard, refusent de le considérer comme un penseur majeur, et critiquent l’ambiguïté de certaines de ses positions. Sa défense de la colonisation algérienne et sa justification des exactions commises ne vont pas sans provoquer une certaine méfiance à l’égard de celui que l’on présente souvent comme l’un des penseurs classiques les plus libéraux.
Un outil contre le marxisme ?
C’est d’ailleurs pour son libéralisme que Tocqueville est critiqué depuis un demi-siècle. Aron l’aurait tiré de l’oubli uniquement pour lutter contre le marxisme à une époque où il était en concurrence avec Jean-Paul Sartre. Tocqueville serait ainsi devenu le porte-drapeau des libéraux et des démocrates contre le totalitarisme et le marxisme. Mais cette critique violente est-elle justifiée ? Dans son Mémoire sur le paupérisme , Tocqueville critique la charité légale et l’État providence. Mais dans le même ouvrage, il cherche des moyens pour lutter contre la pauvreté et affirme l’utilité de l’État pour réglementer la classe industrielle. Bien qu’il ait violemment critiqué le socialisme dans son « Discours sur le droit au travail » (1848), son étatisme et son attention envers la paupérisation ouvrière, qu’il considère comme un danger pour la démocratie, empêchent de le classer parmi les chantres du libéralisme économique. Et s’il a défendu la colonisation, en phase avec à la mentalité de son époque, il a prôné l’abolition de l’esclavage et dénoncé les mauvais traitements exercés contre les populations colonisées. Il s’est aussi opposé au racialisme d’Arthur de Gobineau, à la mode à son époque. En outre, sa réflexion sur la démocratie est encore d’actualité. Visionnaire, il a su voir la baisse des pratiques religieuses, la massification de l’art et la montée de l’individualisme. La plupart de ses thèses se sont vérifiées dans les années 1960 avec la naissance de la classe moyenne et le nivellement des conditions, relevés par Henri Mendras. L’apport de Tocqueville aux sciences humaines et sociales est donc essentiel. À la différence de Montesquieu, il a su comprendre que la démocratie n’était pas seulement un système politique, mais aussi un « état social » particulier et qu’il fallait des conditions spécifiques pour que l’égalité sociale aille de pair avec la démocratie libérale.
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