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Obolensky Dimitri. L’émigration russe en France. In: Hommes et Migrations, n°1124, septembre 1989. La France et la pluralité des cultures. Journée d’étude organisée par la Fondation Danielle Mitterrand France-Libertés le lundi 18 mai 1987, en Sorbonne, sous la direction de Hélène Ahrweiler et Danielle Mitterrand. pp. 27-30. www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1989_num_1124_1_1347

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Texte intégral

par M. Dimitri Obolensky

professeur à l’Université d’Oxford (Grande-Bretagne)

 

Dans la nécessité où je me trouve, de réduire les dimensions d’un sujet trop vaste, je ne parlerai que d’une branche de la grande famille des Slaves, celle des Russes, une des ethnies des Slaves orientaux. Je tâcherai d’identifier quelques points de rencontre entre la vie française, d’une part, et les groupements russes établis sur son territoire, d’autre part.

L’histoire de l’émigration russe en France est assez longue. On peut peut-être y distinguer quatre phases principales. Premièrement, l’émigration d’avant 1914, époque où il y avait déjà environ 50 000 Russes sur le territoire français ; deuxièmement, l’émigration des années 1920, la plus nombreuse, qui amena en France des réfugiés fuyant la Révolution. Troisièmement, l’arrivée, surtout entre 1945 et 1948, de citoyens soviétiques venant, la plupart, des camps de prisonniers ou d’internement en Allemagne. Beaucoup de ces « personnes déplacées », comme on les appelait, sont parties plus tard pour l’Amérique. Enfin, quatrièmement, les émigrés récents, partis de plein gré ou non, de l’Union Soviétique. C’est de la seconde de ces émigrations, celle des années 1920 -la seule dont j’ai quelque expérience personnelle -, dont je parlerai ici.

Je ne peux m’étendre sur les raisons, sans doute multiples et complexes, qui amenèrent sur les rives françaises des dizaines de milliers de réfugiés russes. Certains appartenaient aux anciennes classes dirigeantes ou cultivées ; beaucoup avaient combattu le bolchévisme dans les armées blanches. L’attrait de la culture française s’exerçant sur une élite russe francophone en est une certainement. La générosité de la France, traditionnel pays d’accueil pour les émigrés et les sans-patrie, en est sans doute une autre. Cette rencontre des Russes avec la France, je voudrais l’esquisser sous trois aspects différents. On pourrait les appeler sociologique, culturel et imaginaire.

Commençons, si vous le voulez bien, par l’imaginaire. On a dit avec justesse que l’imaginaire et le merveilleux sont les premiers dans la rencontre des hommes. Pour combien de Russes, depuis plus de trois siècles, la France a-t-elle constitué la figure centrale dans l’image, souvent troublante et fascinante toujours, qu’ils se faisaient de l’Occident ? Cet Occident imaginé, c’était l’idéal des « gallomanes » russes au tournant du XVIIIe siècle, le cimetière européen sur lequel, un siècle plus tard, s’apitoyait Ivan Karamazov, la société condamnée sombrant sous le poids de ses propres contradictions intérieures, telle que la concevait et la conçoit encore l’idéologie marxiste, le paradis lointain auquel, dans les camps soviétiques, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Soljénitsyne et ses compagnons de misère vouaient un culte fervent, mais passager, attendant de là le lever dans leur patrie du soleil de la liberté.

Et du côté français, la contrepartie de ces fantaisies, n’est-ce pas un peu l’image tenace qu’on s’est faite, et qu’on se fait peut-être toujours, de ces Russes bizarres, habitant le pays, avec leurs « petit père », troïka, éternel samovar, concombre salé, passeport Nansen, et leur charme prétendu irrésistible. Ces images, divertissantes sans doute pour ceux qui en font l’objet, justifient parfois le dicton que « l’âme slave est une chose inventée par les Français et exploitée par les Russes ».

L’aspect sociologique de cette rencontre franco-russe n’a pas encore été suffisamment étudié ; pourtant, il ne manque pas d’intérêt. Il s’insère assez bien dans le cadre de grands thèmes discutés récemment dans deux congrès internationaux des sciences historiques, celui de Vienne en 1965 et celui de Stuttgart en 1985. A Vienne, on a évoqué le problème de l’acculturation, terme que les historiens, non sans quelques réserves, ont emprunté au vocabulaire de l’anthropologie culturelle américaine. Dans son rapport inaugural sur ce sujet, Alphonse Dupron a proposé la définition suivante, et je cite : « L’acculturation sera le mouvement d’un individu, d’un groupe, d’une société, même d’une culture, vers une autre culture, donc un dialogue, un enseignement, une confrontation, un mélange et, le plus souvent, une épreuve de force ». Il serait sans doute instructif d’étudier les modalités de la rencontre franco-russe à la lumière de cette riche définition. Au congrès de Stuttgart, par ailleurs, un thème majeur avait un titre fort suggestif : « L’image de l’autre ». Il y fut question, entre autres, du problème social des marginaux, des communautés marginales à l’intérieur des sociétés. Et il est difficile, en tout cas pour moi, d’oublier la saisissante conclusion de Michel Mollat du Jourdain qui, en déplorant la motivation égocentriste qui fait « qu’on rapporte tout à soi en projetant sur l’autre une contre-image de soi », a montré que « partout, lorsqu’on consent à considérer l’autre pour lui-même et en soi, à le comprendre et à s’oublier en quelque sorte, reconnaître que soi-même n’est pas tout et ne sait pas tout, que l’autre peut savoir autre chose, à ce moment, le dialogue devient possible et les images authentiques ».

Un tel dialogue a-t-il vraiment eu lieu entre les immigrés russes et les Français ? Personnellement, je pense qu’il a tardé à venir et que, jusqu’aux années 1940, il s’est limité pour une grande part, dans le domaine culturel, à de petites minorités. Dans les années 1920-1930, ce qui a peut-être à la fois exprimé et symbolisé la rencontre culturelle entre Français et Russes, ce furent les fameux entretiens Berdiaeff-Maritain. Il me semble possible de soutenir que, jusqu’à la dernière guerre, ni la société française, ni l’émigration russe n’étaient prêtes pour le dialogue et que les communautés russes en France, vivant dans une sorte de ghetto, se distinguaient par leur marginalité. Quiconque, dans l’entre-deux-guerres, a connu les colonies russes de Meudon, Clamart, Vanves, ou du XVe arrondissement, saura de quoi je parle. Cette situation tenait en partie à une barrière linguistique, les Russes étant, contrairement à la légende, d’assez piètres linguistes, et en partie sans doute à un espoir, tenace chez certains, de pouvoir un jour rentrer dans leur pays d’origine -ce qui semblait les dispenser d’un véritable effort d’adaptation au milieu nouveau.

Tout cela changea grandement après la dernière guerre. A l’heure actuelle, la génération des immigrés de 1920 est éteinte, ou en maisons de retraite. Leurs enfants et petits enfants, nés et élevés en France, sont citoyens français et, pour une large part, assimilés. Ce qui n’empêche pas une bonne partie d’entre eux de pratiquer la langue russe et de tenir à la religion orthodoxe. Mais pouvoir à la fois se sentir ethniquement russe et intégré à la société française, cette situation me semble dater, dans une large mesure, de l’après-guerre. Dans ces deuxième et troisième générations, l’intégration à la société française peut très bien s’accorder avec le sentiment d’appartenir, par droit de naissance, à la culture ancestrale. Et nous voilà finalement venus au troisième aspect de mon sujet, l’aspect culturel.

Nous touchons maintenant, non plus à l’acculturation, ni au simple problème du dialogue, mais à l’apport que les immigrés russes et leurs descendants ont réalisé et réalisent vis-à-vis de la vie française. Il ne faut surtout pas oublier que la culture apportée par les immigrés russes en France est essentiellement européenne. Ses racines remontent au premier Etat russe, formé aux Xe et XI e autour de sa capitale Kiev, dans une osmose entre les Slaves, peuple de culture indo-européenne, les Vikings Scandinaves et l’héritage de Byzance. La tradition byzantine, avec ses trois éléments de base -romain, grec et chrétien -, resta la composante essentielle de la culture russe jusqu’au milieu du XVI le siècle. C’est un patrimoine, je le répète, essentiellement européen ; et c’est en recevant le baptême de Byzance que la Russie s’est intégrée dans la chrétienté européenne. Le millénaire de ce baptême, notons-le en passant, sera marqué l’année prochaine dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique par des colloques et autres manifestations culturelles.

Dans l’Europe du haut Moyen Age, la présence russe se faisait déjà sentir. Un fait parmi beaucoup d’autres : au XIe siècle, la Russie donna à la France une reine, femme du roi Henri 1er et fille du prince de Kiev Iaroslav. Le caractère essentiellement européen de sa culture, la Russie le garda à travers deux siècles et demi de joug mongol et, après un certain recul aux XVIe et XVIIe siècles, sa réintégration dans l’ensemble européen s’effectua avec Pierre le Grand au XVIIIe siècle. A partir du milieu de ce siècle et pendant le premier quart du XIXe, l’influence française domina la vie intellectuelle et artistique de la Russie, et cette domination se prolongea, à bien des égards, durant le Grand siècle russe, qui va de la naissance de Pouchkine, en 1799, à la mort de Tolstoï, en 1910. Sa littérature, à partir de Lermontov et de Gogol, a ses racines dans le renouveau culturel déclenché en Europe par le romantisme, et la philosophie russe a son point de départ dans la philosophie idéaliste allemande de Schelling et de Hegel. Jamais peut-être, depuis le Moyen Age, le Russe cultivé ne s’était senti si intimement, si naturellement appartenir à l’Europe, que dans l’étonnante floraison des forces culturelles du pays dans les vingt ans qui précédèrent la Révolution. La fondation, à Saint-Pétersbourg, de la revue Le Monde de l’Art, en 1897, et celle, une année plus tard, à Moscou, du Théâtre de l’Art, intimement lié avec Tchékhov, marquèrent le début de cette nouvelle ère qui, comparée à l’âge d’or de la Russie des années où vécut Pouchkine, a été appelée l’âge d’argent. Cette floraison est d’autant plus remarquable, qu’elle eut lieu sur le fond de crise sociale et politique, aggravée par la guerre russo-japonaise et la Révolution de 1905. Les premières années du siècle virent l’essor de la poésie symboliste, du décor théâtral et des ballets russes, avec lesquels Paris fit connaissance lors de la première saison de Diaghilev au Châteiet en 1909. L’ancien art russe sortait en même temps de l’indifférence, de l’incompréhension dont il avait souffert depuis deux siècles, et l’exposition d’icônes à Moscou en 1913 fut, pour une partie de la société russe, une véritable révélation.

Tout ceci marqua profondément l’émigration russe en France des années 1920. Dans la littérature, la musique, la peinture et la danse, cette émigration a compté parmi elle des représentants éminents de l’âge d’argent. Sauf en littérature, où l’ignorance de la langue russe et où le manque de traduction faisaient obstacle, ces artistes de l’émigration ont eu un impact certain sur la société française. Mais ils étaient peu nombreux, et surtout mortels. Leur apparition dans le firmament occidental fut une sorte de feu d’artifice. A présent, ces dernières lueurs sont éteintes.

Il y a un domaine, cependant, dans lequel l’émigration russe a donné l’impulsion à un mouvement dont l’envergure ne fait que croître et qui, actuellement, semble apporter une contribution permanente à la vie française. Je voudrais, dans les quelques instants qui me restent, en dire deux mots. L’Eglise orthodoxe a joué, dans l’histoire du peuple russe, un rôle central que je ne veux pas essayer de décrire. A la veille de la Révolution, elle prit part au renouveau culturel de son pays et son activité spirituelle et pastorale trouva à cette époque une vigueur nouvelle. Ce regain de force permit à l’Eglise russe de se préparer pour la terrible épreuve des persécutions qu’elle allait subir de la part du régime soviétique. Cependant, une partie de son clergé et de ses fidèles, coupés de leur pays par la Révolution et la guerre civile, se trouvèrent dans l’émigration. Beaucoup d’entre eux vinrent habiter en France. Il y avait parmi eux des théologiens, des savants éminents, comme le Père Boulgakov, le Père Florovsky et Vladimir Lossky, pour ne citer que trois noms de réputation mondiale. En 1925, près des Buttes-Chaumont à Paris, fut créé l’Institut Saint-Serge, qui, dans les années à venir, allait donner une formation pastorale et académique à un grand nombre de prêtres et à plusieurs évêques. Il contribua puissamment au renouvellement des études patristiques et de la vie liturgique en Occident. Dans bien des cas, aussi, l’intérêt pour l’Eglise orthodoxe fut stimulé par l’icône, dont la compréhension se répandit peu à peu dans le monde occidental. Paris devint le centre d’une véritable renaissance de l’icône, en partie grâce à l’oeuvre et à l’enseignement de Léonide Ouspensky, qui faisait oeuvre commune avec son collègue lointain, le grand peintre d’icônes grec Photios Kontoglou. Il vaut la peine de noter qu’en octobre de l’année dernière, dans les locaux du Collège de France, se tint un colloque pour marquer le 1 200e anniversaire du deuxième Concile de Nicée, au cours duquel, en l’année 787, l’Eglise orthodoxe justifia et définit sa théologie de l’icône. Le nombre d’orthodoxes vivant actuellement en France n’est pas connu d’une façon précise. Les chiffres actuels varient entre 100 000 et 200 000. A l’intérieur de leur communauté, deux mouvements complémentaires se sont amorcés, il y a une vingtaine d’années, et sont actuellement en pleine croissance. D’une part, une tentative de surmonter les divisions du passé et de rassembler dans une oeuvre commune les orthodoxes de différentes ethnies en France (grecs, russes, ukrainiens, serbes, bulgares, roumains, syriens, libanais) ; d’autre part, un effort pour s’intégrer de manière définitive dans la vie française, ce qui amène les orthodoxes à poursuivre un dialogue avec les catholiques et les protestants de France et à créer progressivement une Eglise orthodoxe francophone. C’est au sein des églises russes que se sont formées les premières communautés de langue française. Elles sont composées d’orthodoxes de naissance et d’un nombre croissant de Français de souche, venus à l’orthodoxie, soit par le chemin de mariages mixtes, soit par conviction personnelle. Ce mouvement est jugé d’autant plus nécessaire, que le français est devenu la langue maternelle de la majorité des jeunes orthodoxes en France. A Paris, il existe à l’heure actuelle deux paroisses orthodoxes, entièrement francophones, faisant usage de la liturgie byzantine. L’une a pour foyer la crypte de la cathédrale russe de la rue Daru. Ainsi, peu à peu, sans rompre ses racines orientales, la communauté orthodoxe devient un lieu de rencontre entre l’Occident et l’Orient chrétiens, s’intègre dans la culture du pays et devient capable d’apporter sa contribution propre à la vie religieuse et culturelle de la France.

Au terme de cette esquisse trop rapide, je voudrais citer un passage d’un livre remarquable, paru en 1949 chez Gallimard, sous le titre : La Russie absente et présente. Son auteur, Wladimir Weidle, Russe émigré à Paris après la Révolution, exprime l’idée très juste, que c’est en gardant son caractère individuel que la Russie, dans le domaine culturel, s’intègre le mieux dans la communauté européenne. Et si l’Europe elle-même apprend à connaître et à aimer les grandes créations de la culture russe, ce n’est pas qu’elle s’y évade d’elle-même ; c’est qu’elle s’y retrouve. Et, « quoi qu’il advienne dans l’avenir », concluait Weidle, « lorsque nous nous penchons sur le passé de la Russie, nous ne pouvons plus éliminer sa voix de la complexe polyphonie qui constitue la culture européenne ».

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