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Alimento Antonella, « Entre « les mœurs des Crétois et les loix de Minos » : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767-1786) », Histoire, économie & société 1/2010 (29e année) , p. 68-80. URL : http://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2010-1-page-68.htm. DOI : 10.3917/hes.101.0068

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Résumé

Cet article analyse le contexte politique et économique qui favorise la pénétration en Suède des idées physiocratiques. Grâce à la figure marquante du marquis de Mirabeau, qui collabore avec Quesnay à la rédaction de la Théorie de l’impôt (1760), l’école se transforme en puissant groupe de pression qui ambitionne d’orienter les choix de politique économique du gouvernement français tout comme ceux de plusieurs gouvernements européens. Le projet réformateur envisagé par l’école, notamment l’investissement en agriculture, l’impôt unique sur le « produit net », ainsi que le renforcement du pouvoir monarchique, offrent au prince Gustave de Suède des solutions à la crise économique et politique que connaît son pays à partir des années soixante du XVIIIe siècle. Une place importante dans mon article sera réservée à Charles F. Scheffer, précepteur du prince Gustave et son conseiller, qui se charge de traduire en suédois les textes les plus marquants de l’école

 


TEXTE INTEGRAL

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« Vous avés lû l’ouvrage immortel de Mr. de Fénelon, je ne doute pas que vous ne vous rappelliés le tableau interessant qu’on y trouve des mœurs des Crétois et des loix de Minos leur Roi et leur legislateur. Permettés moi de vous demander si vous croyés qu’avec de telles loix et de pareilles mœurs une Nation pourroit se soutenir dans la situation présente de notre Europe, et si elle y jouiroit de la même consideration que les Crétois avoient parmi les peuples de la Grèce ? » Cette citation, extraite d’une lettre d’août 1760 du sénateur Charles Frédéric Scheffer, précepteur du prince Gustave, qui a été publiée en 1771, après l’accession de son élève au trône, présente, selon nous, un intérêt particulier.

Les questions posées dans cette lettre permettent de pénétrer les problèmes qui agitent la vie politique suédoise, car il est évident que Scheffer utilise la figure de Minos, ainsi que celle des Crétois, pour pousser Gustave à se demander si la forme de gouvernement qui limite son pouvoir, est capable d’assurer l’intégrité territoriale de la Suède ainsi que la conservation de son statut de puissance moyenne dans un contexte économique de plus en plus compétitif. Ce n’est pas par hasard que Scheffer choisit d’utiliser ces deux figures pour porter ces interrogations : Minos, en effet, évoque un modèle de roi qui exerce son pouvoir en rejetant tout pouvoir absolu car, selon les paroles de Mentor, « il peut tout sur les peuples, mais les lois peuvent tout sur lui », alors que la Crète représente un modèle de société vertueuse et pacifique qui ignore le luxe et vit des produits d’une agriculture destinée à satisfaire seulement les besoins essentiels. Cette lettre, écrite pendant la guerre de Poméranie (1758-1762), versant suédois de la guerre de Sept Ans, conserve toute sa pertinence en 1771, après l’accession de Gustave au trône, car le problème de la stabilité intérieure reste lié à celui du maintien de l’intégrité territoriale de la Suède face aux appétits des États voisins, en particulier la Russie, l’Autriche et la Prusse.

L’intérêt de cette référence est accru par le fait qu’en 1772 paraît un ouvrage au titre suggestif Hertigens af Bourgogne och Fenelons qui, dans sa version française, s’intitule Les Adieux du duc de Bourgogne et de l’abbé Fénelon, son précepteur, ou dialogue sur les différentes sortes de gouvernement. Il comporte deux thèmes principaux d’un dialogue imaginaire entre Fénelon et le duc : le premier concerne une question politique, le second un problème économique. À un duc qui, pour l’amour de son peuple, est résolu à lui confier son pouvoir, Fénelon objecte que la seule forme de gouvernement capable d’assurer le bien du peuple est la monarchie héréditaire. Si celle-ci est préférable à la démocratie, un roi qui accepte de recevoir son revenu comme une partie fixe du « produit net » est un roi qui, comme Henri IV, peut devenir le garant d’un système de paix universelle : un système capable de garantir les droits des « puissances moyennes » et « moindres », tout autant que ceux des « majeures ». Bien que ce pamphlet soit attribué à Thiébault, il est possible d’y déceler la présence de Scheffer car, dans les nombreuses notes qui enrichissent le texte on trouve des extraits des Éphémérides du citoyen. Ce périodique, ainsi que le Journal économique et la Gazette du commerce, est la lecture préférée de Scheffer qui a pris sur lui la tâche d’introduire en Suède le projet réformateur de « nation agricole », élaboré en France par Quesnay et Mirabeau à partir de la publication en 1758 du Tableau économique, centré justement sur la notion de « produit net ».

L’objet de cet article est d’expliquer pourquoi, entre 1771 et 1772, la légitimation du coup d’État de Gustave III s’associe à la réception du modèle de « nation agricole » présenté selon une « version suédoise ».

La citation de l’introduction montre que, dès 1760, les convictions politiques de Scheffer sont en train de se transformer profondément, et qu’il souhaite résoudre la question politique de la nature des mœurs et des lois que la Suède doit adopter si elle veut survivre comme nation indépendante. Les questions soulevées par Scheffer en utilisant la figure de Minos, prennent un relief particulier si l’on considère que l’ancien précepteur du prince (1756-1762) a longuement partagé la conviction que la constitution de 1720 représentait une forme du gouvernement équilibré et par conséquent non modifiable. Après avoir complété sa formation à l’université d’Uppsala et avoir été nommé en 1741 kammarherre (chambellan), il séjourne en France de 1743 à 1752 en qualité de ministre plénipotentiaire. Il participe aux pourparlers qui conduisent au renversement des alliances et au déclenchement de la guerre de Sept Ans. Rentré en Suède, il est élu membre du Riksråd (sénat) où il joue un rôle important comme leader du parti des Chapeaux, fidèles partisans de l’alliance avec la France. Fondateur avec le comte Posse de la loge de Saint Jean l’Auxiliaire de Stockholm, dont il fut le grand maître, Scheffer contribue à élaborer l’orthodoxie politique du parti des Chapeaux qui voit dans la diète une institution dotée « d’imperium ». Il publie lors de son séjour à Paris une Réfutation du livre de l’Esprit de lois en ce qui concerne le commerce et les finances (1749), dans laquelle il défend la constitution suédoise contre les accusations que Montesquieu lui a adressées. Son co-auteur, le fermier Dupin, a, lui, la tâche de démontrer l’utilité du papier-monnaie, instrument financier fortement discrédité en France après la banqueroute de Law. C’est précisément à cause de son credo politique, en particulier sa fidélité au principe que le pouvoir des états est complet (fullkomlig), illimité (oinskränkt) et absolu (absolute), qu’en 1756 il est nommé précepteur du prince Gustave à la place de Tessin, car il donne à la Diète la garantie d’éduquer le prince conformément aux principes énoncés dans la constitution de 1720. Il n’est pas rare de trouver dans les lettres qu’il fait écrire à Gustave, un commentaire des lectures de Locke, Wolff et Burlamaqui à des fins didactiques. Après la victoire du parti des Bonnets au cours de la diète extraordinaire de 1765-1766 et la radicalisation du climat politique, Scheffer mène une bataille pour réformer le parlementarisme de l’intérieur. Afin de rééquilibrer le système politique, il propose de confier le pouvoir législatif à la diète et l’exécutif au roi, laissant au sénat un rôle purement consultatif. L’ordonnance prise par les Bonnets en 1766 pour « une meilleure application des lois » qui, sans changer la constitution de 1720, contient, d’une part, une clause privant le roi du droit de nommer le chancelier, la seule nomination dont il dispose alors, et d’autre part, lui refuse la possibilité de s’opposer à l’entrée au Conseil d’un candidat qu’il ne souhaite pas, lui fait comprendre que le système parlementaire n’est plus réformable. En conséquence, il décide de soutenir les efforts accomplis par Gustave pour renforcer le pouvoir royal. L’entente entre l’ancien précepteur et l’ancien élève se renforce pendant le voyage qu’ils font en France entre 1770 et 1771 à la recherche du soutien politique du traditionnel allié français au coup de force qu’ils projettent.

Comme on le sait, Gustave et Scheffer rentrent à la hâte en Suède à la suite de la mort inattendue du roi Adolphe Frédéric. Ils apportent une réponse précise au problème de la stabilité intérieure ainsi qu’à la préservation de la Suède, qui sont autant de questions qui se posent véritablement en 1772, après la destitution de Struensee à Copenhague et la perspective d’un rapprochement entre le Danemark et la Russie. Quelques jours avant la première partition de la Pologne, tous les deux abandonnent le modèle de Minos, bien que dans le nouveau « Acte d’assurance » souscrit le 19 août 1772, Gustave III ait adopté l’adage « Frihet och Lydnod » (« Liberté et obéissance ») créé par Scheffer, et promis, selon ses propres paroles, « de limiter moi-même mon autorité, en laissant à la nation les droits essentiels de la liberté et en ne gardant pour moi que ce qui est nécessaire pour empêcher la licence ». Mais la réalité est très différente. En effet, la nouvelle constitution du 21 août restreint de manière significative le pouvoir de la diète. Gustave se réserve l’essentiel de la désignation des officiers et limite étroitement la liberté de la presse que le parti des Bonnets avait au contraire fortement élargie, transformant la Suède en un pays où le secret d’État n’existait pratiquement plus.

Plusieurs moyens sont employés pour accréditer, dans le public suédois et à l’étranger, l’image de Gustave, élevé par Scheffer dans le respect de la constitution de 1720, qui se veut être, une fois devenu roi, un simple serviteur mettant sa personne à la disposition de sa patrie. Comme l’abbé Michelessi l’écrit dans sa Lettre à Mgr. Visconti, archevêque d’Éphèse sur la révolution arrivée en Suède le 19 out 1772, Gustave décide de renforcer son pouvoir personnel pour préserver la liberté de son peuple bien-aimé ; il est déterminé à mettre un terme au pouvoir despotique de la diète uniquement pour assurer le « bien public » (allmänheten) et sauver la patrie. Pour appuyer ses conclusions, Michelessi enrichit son ouvrage, qui connaît grâce à sa version française un énorme succès, en témoigne les nombreux comptes rendus qui lui sont consacrés dans les principales gazettes européennes. Michelessi ajoute en appendice plusieurs discours de Gustave III, l’éloge qu’il prononce en l’honneur de son père, ainsi que les adresses des quatre états lors de la conclusion de la diète. Cet ouvrage, dont la lettre dédicatoire date du 3 novembre 1772, paraît à Stockholm en janvier 1773, alors qu’en même temps la traduction suédoise est imprimée à Uppsala. Selon Michelessi, c’est Gustave III lui-même qui a choisi le français. En effet, dans cette édition la Lettre devient un livre de référence car, comme l’écrit le comte de Vergennes, « le politique peut y apercevoir des vues fines et lumineuses ; le philosophe, un profond discernement de l’enchaînement des causes et des effets ; l’homme érudit y trouvera le dédommagement de son travail et de sa peine dans l’heureuse application des anciens exemples aux temps modernes ».

À ce propos, il est important de souligner qu’en 1773 Scheffer décide de faire paraître la seconde partie de sa correspondance avec son ancien élève, les Pièces concernant l’éducation du Prince Royal, à présent Roi de Suède par son Excellence M. le Comte Charles de Scheffer, imprimées en français et en suédois, qui jouent elles aussi un rôle important dans la stratégie rhétorique de légitimation utilisée par Gustave III pour se présenter comme un « roi patriote ». Publiant dans ce même ouvrage l’Interprétation des lois fondamentales (1756) et l’Instruction pour Klingenstierna (1757), Michelessi ambitionne de présenter au public européen « la méthode qu’on a suivie, pour donner à cette Nation brave et honnête un Prince qui fit revivre le courage et la bonté de ses anciens Rois ». Si Gustave III peut rompre les chaînes « qui accabloient sa patrie, à laquelle il ne restait d’autre liberté, que celle de souhaiter un libérateur », c’est précisément grâce à Scheffer. Cet homme, « qui a été à la Cour de Suède, ce qu’Aristote fut à celle de Macédonie », a en effet éduqué l’actuel roi Gustave III dans le respect de la vraie liberté.

Parmi les moyens mobilisés, il faut évoquer la production de médailles, ainsi que la création de l’ordre de Wasa. Cette distinction est destinée à récompenser les services rendus au bien public, en particulier par tous ceux qui se sont distingués par les progrès apportés à l’agriculture, sans tenir compte de leur appartenance à la noblesse. La fondation de cet ordre est saluée par la presse périodique européenne comme la preuve la plus évidente que les Lumières ont conquis le Nord. Par le biais des Éphémérides du Citoyen, organe de l’« école physiocratique » de Mirabeau auquel Scheffer permet d’être le premier étranger à recevoir l’ordre de Wasa, et des dédicaces que plusieurs autres membres de l’École lui adressent, Gustave, qui se perçoit volontiers comme le « Paoli suédois », se présente comme un « roi éclairé », « le Salomon du Nord », à l’image du grand duc de Toscane, respectant les lois de l’ordre naturel, et faisant prospérer son État. Ce n’est pas sans fondements que dans le discours du 28 octobre 1772 prononcé devant l’Académie suédoise des Sciences, Scheffer emploie un vocabulaire d’inspiration clairement physiocratique. L’ancien précepteur présente le coup d’État comme la restauration de « l’ordre légal », la prise de pouvoir de la part de Gustave III ayant préservé la vraie « liberté », contre les dépravations introduites par la « licence ».

Derrière la prise de position de l’ancien membre du parti des Chapeaux en faveur du coup d’autorité de Gustave III, se trouve une conviction personnelle longuement mûrie et soutenue par la réception active des principes politiques et économiques de l’école physiocratique. Au cours des années 1760 Scheffer rejette non seulement l’orthodoxie politique de « l’Ère de la Liberté », mais aussi le modèle économique adopté par le parti des Chapeaux, tout comme celui que les Bonnets lui ont opposé.

Les Chapeaux se sont imposés lors de la diète de 1738-1739 en obtenant la destitution du chancelier Arvid Horn, coupable d’avoir renouvelé le traité d’alliance avec la Russie au lieu d’en signer un avec la France. Leur politique ambitionne que « les Suédois [soient] vêtus en habits suédois », et ils préconisent d’utiliser l’émission de papier-monnaie pour stimuler la production et soutenir par ce biais le développement économique de la Suède, en particulier dans le secteur textile. Cette tentative pour se passer des tissus anglais, s’accompagne d’une volonté de développer les manufactures de tabac, de porcelaine, de soie et surtout de fer. À cette fin, le parti des Chapeaux soutient directement et indirectement les entrepreneurs en leur assurant des prêts à des taux d’intérêt très réduits, et en les protégeant au moyen de droits d’entrée très élevés sur les marchandises étrangères. Le parti des Chapeaux confirme son soutien à la Compagnie privilégiée des Indes Orientales, reste fidèle au produktplakat de 1724 pour soutenir le développement de la marine suédoise, et utilise le contrôle qu’il a sur la Banque d’État, sur l’Office du Fer et sur celui du Change, pour concéder des prêts sans réelles garanties aux négociants et aux fabricants, ainsi qu’aux exportateurs. Le coût de cette émission massive de papier-monnaie, de cette « révolution financière » que connaît la Suède pendant l’« Ère de la liberté », est une inflation importante qui rend la vie très chère.

Le déficit causé par la guerre de Sept Ans, dans laquelle les Chapeaux entrent sans avoir obtenu le consentement du Riksdag, et la spirale d’inflation qui suit la signature de la paix en 1762, leur aliènent la faveur des petits commerçants, des manufacturiers et des petits importateurs, autant de groupes sociaux qui déterminent la victoire des Bonnets à la diète extraordinaire de 1765-1766. Une fois arrivés au pouvoir, ces derniers remettent en cause la politique économique poursuivie par les gouvernements précédents des Chapeaux, et adoptent une politique sévère de déflation, nourrissant de ce fait des revendications sociales et politiques très radicales allant bien au-delà de ce qu’avaient imaginé les représentants anglais et russes, qui ont offert leur soutien financier aux Bonnets.

Scheffer a été formé à la lecture du « reform mercantilism », notamment par les ouvrages de Child et de Davenant. Il a également connu la « nouvelle science du commerce » française, à travers les livres de Melon, de Plumard de Dangeul et de Forbonnais, dont il traduit et publie en 1757, sous couvert de l’anonymat, les Réflexions sur la nécessité de comprendre l’étude du commerce et des finances dans celle de la politique. Scheffer participe au débat sur la « prééminence de l’agriculture » qui agite les dernières années de « l’Ère de la liberté ». L’une des manifestations de son intérêt pour l’investissement et le développement agricoles qu’il considère essentiels pour l’accroissement de la population suédoise, peut être trouvée dans la traduction partielle qu’il fait paraître en 1759 de L’Ami des Hommes, ouvrage composé par le marquis de Mirabeau avant sa conversion à la doctrine physiocratique. Voulant assurer une stabilité intérieure ainsi qu’un rôle économique autonome à une Suède réduite au rang de puissance moyenne après la guerre du Nord (1700-1721), Scheffer lit avec un intérêt croissant les ouvrages provenant de l’école qui s’est formée en France à partir de la publication en 1763 de la Philosophie rurale, fruit de la collaboration entre Quesnay et le « converti » Mirabeau.

Le texte qui fascine le plus Scheffer, est sans doute L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767), dans lequel Le Mercier de La Rivière expose les principes politiques qui soutiennent le projet de « nation agricole » élaboré par Quesnay dans son Tableau économique. Scheffer, qui a éduqué Gustave dans le respect de la constitution de 1720 à travers l’étude de Locke et Pufendorf, trouve la théorie du « despotisme légal » si convaincante qu’il propose à Gustave la lecture de ce livre capital de Le Mercier. En effet, ce projet politique, fondé sur la reconnaissance de l’existence de lois économiques soustraites à la volonté du roi, semble pouvoir concilier son aspiration à un gouvernement constitutionnel tempéré par un pouvoir royal fort. Gustave, qui a d’abord étudié l’Esprit de lois, puisqu’il cherche à le discuter dans d’incomplètes Réflexions sur l’Esprit de loix, trouve le traité de Le Mercier si important qu’il décide, en 1767, de s’adonner à des études assez peu conformes à son caractère en se penchant sur les finances et l’économie. Utilisant la grande liberté de la presse assurée par les Bonnets, Gustave et Scheffer décident de traduire en suédois L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Bien qu’annoncée dans le Stockholms Post Tidningar du 3 décembre 1767, cette traduction ne voit jamais le jour. Le journal sollicite également une souscription, et ouvre un débat sur la pertinence de cette publication qui se déplace l’année suivante dans un autre périodique, Nytt och Gammalt. Les discussions aboutissent à déclarer que la traduction n’est pas souhaitable, car les principes contenus dans l’ouvrage français s’opposent directement aux lois du pays et portent surtout atteinte aux principes de la constitution de 1720.

Scheffer poursuit sa tentative d’influencer le débat politique suédois en publiant, de manière anonyme, une brochure, Någre ut ländske philisophers tankar om yppighet och sumptuariska lagar, traduction abrégée du Du luxe et des lois somptuaires (1768), un article à l’origine publié en 1767 par Baudeau dans le premier tome des Éphémérides du citoyen, l’organe de l’école physiocratique. Cet article, qui conteste l’utilité des mesures contre « le luxe superflu » adoptées en 1768 par les Bonnets, est utilisé par Scheffer, qui devient de plus en plus sensible au projet libre-échangiste élaboré par l’école physiocratique ainsi qu’à son rejet de toutes impositions indirectes et personnelles. Il s’en sert pour attaquer dans son ensemble la politique anglophile des Bonnets, non seulement leurs mesures déflationnistes mais aussi leur protectionnisme tarifaire, qui comprend la loi contre le luxe superflu, et l’objectif d’une balance commerciale favorable.

Il faut souligner à ce propos que les Éphémérides deviennent pour Scheffer un instrument de travail, une source dans laquelle il puise des idées pour orienter la politique économique et surtout résoudre les problèmes dont souffre l’économie suédoise. Il faut également remarquer que Scheffer s’oppose ouvertement à Mirabeau, malgré le respect qu’il a pour son interlocuteur. Par le biais du comte Creutz, ambassadeur suédois en France à partir de 1766, Scheffer fait parvenir à Mirabeau à la fin de 1768 des Doutes dans lesquels il examine les conditions de réalisation du « revenu net », concept clé de la doctrine. Il remet ainsi en question la préférence accordée par les physiocrates à la « grande culture » soutenant au contraire l’utilité de la petite culture. Dans un Mémoire daté 17 novembre 1769, il sollicite Dupont pour s’exprimer sur le rôle assigné aux « billets du négociant ou autres », faisant ainsi ressortir l’approche insuffisamment approfondie que les physiocrates ont de la question de la circulation de l’argent et du papier-monnaie.

L’invitation de Scheffer faite à Mirabeau et à ses élèves pour les inciter à réfléchir plus attentivement à certains points de leur doctrine montre qu’il contribue à son élaboration, ce qui invite à examiner le problème de la réception de la physiocratie en Suède par le biais de ses traductions. Entre 1769 et 1770, Scheffer publie dans le périodique Almänna Tidningar, très proche du parti de la cour, une série de lettres portant le titre Bref, til deras excellencer Herrar Riksens Råd, i et angeläget ämne, dans lesquelles, toujours sous le couvert de l’anonymat, il traduit, en les abrégeant, trois textes fondamentaux de l’école : la Lettre de M. B. à M. sur la nécessité de l’instruction politique de Mirabeau, parue originairement dans les Éphémérides de 1767 ; De l’origine et du progrès d’une science nouvelle, ouvrage publié par Dupont de Nemours en 1767 ; les Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et notes sur ces maximes de Quesnay dans la version parue dans l’ouvrage Physiocratie publié en 1767 par Dupont de Nemours. Dans l’étude qu’il fait de ces traductions, en particulier celle des Maximes, le regretté Lars Herlitz parvient à la conclusion que Scheffer a présenté au public une version suédoise de la physiocratie, contrairement à ce qu’affirme Eli Heckscher. Une physiocratie « mise en bouteille en Suède », car elle combine certains des éléments de cette école de pensée avec d’autres considérations liées à la formation mercantiliste que l’ancien précepteur partage avec la plupart des économistes suédois de son temps. Herlitz montre en particulier que Scheffer ignore la notion d’« avances », et considère que l’argent (förlag) doit assurer des prêts à l’agriculture, alors qu’ils sont traditionnellement réservés aux manufactures. Scheffer aurait en outre mal compris le concept de « dépenses stériles » que Quesnay, au contraire, réserve à tout emploi non directement appliqué au secteur agricole. Dans les traductions suédoises, le gouvernement peut recourir au crédit, possibilité que Quesnay tout au contraire conteste car il pense que les prêts comportent une soustraction de richesse à l’agriculture et créent des fortunes stériles. Surtout, ce qui est plus important, la doctrine physiocratique de l’impôt unique sur le « produit net », aurait perdu sa spécificité. En effet, l’objectif de rendre disponible le capital agricole accumulé pour le processus productif ne figure pas dans les traductions suédoises, ce que Bo Gustafsson constate dans un essai paru en 1976. S’il est difficile de trancher entre ces interprétations si opposées, il est possible de se ranger à l’avis de Lars Magnusson qui, en 1995, a repris le débat sur les caractéristiques des traductions de Scheffer. Il écrit que l’ancien précepteur « certainly was influenced by Physiocracy ». Il faut par ailleurs souligner que partout où les textes physiocratiques sont traduits, ils se plient aux opinions des milieux réformateurs qui sont à l’origine des traductions.

Les traductions de Scheffer, comme celles qui paraissent dans les anciens États italiens et dans les pays germaniques, doivent être lues à la lumière des problèmes spécifiques que les auteurs espèrent résoudre en diffusant un ouvrage en particulier. La traduction, activité de médiation entre des zones linguistiques diverses, se présente comme une acclimatation de textes aux conditions du pays récepteur. L’action de traduire implique le franchissement des barrières linguistiques, culturelles, politiques et idéologiques. Elle implique surtout la prise en charge de diverses histoires et traditions culturelles. C’est pour cette raison que les traducteurs, une fois qu’ils ont identifié les ouvrages réputés importants pour l’analyse économique et pour l’action politique, essaient de les adapter au contexte politique dans lequel ils se trouvent ainsi qu’à de nouveaux publics auxquels ces livres n’étaient pas destinés à l’origine. À la suite de ce processus, les idées et les textes originaux se transforment et sont réinterprétés par de nouveaux lecteurs qui soulèvent à leur tour des questions qui n’étaient pas prévues dans la rédaction initiale. Parallèlement, les textes traduits, marqués par l’ouvrage d’origine, introduisent dans le pays récepteur des idées nouvelles qui peuvent transformer la pensée et la culture de la société dans laquelle elles pénètrent. Les chercheurs qui ont le plus étudié ces phénomènes d’adaptation, de transformation, de distorsion et d’interprétation des idées économiques, soulignent aussi le fait que la diffusion se fait de manière non homogène et sélective, dans une relation étroite avec les problèmes perçus comme les plus importants au sein des divers contextes nationaux.

Les traductions de Scheffer, ainsi que les Doutes envoyés à Mirabeau, doivent être compris dans cette perspective. Scheffer, en décidant de poser le problème de la préservation de la Suède comme nation indépendante, et en prenant ses distances avec le projet de « société agricole » envisagé par Fénelon, effectue un choix important. Dans le modèle de « nation agricole » élaboré par la physiocratie, la prédominance de l’agriculture soutient un projet de développement de la nation dans son ensemble, alors que le projet de « Christian agrarism » de Fénelon est, au contraire, entièrement centré sur une certaine stabilité. En effet, la « nation agricole » physiocratique, en choisissant de taxer directement et uniquement le « produit net », l’unique ressource capable de renaître annuellement, pousse les propriétaires fonciers à réaliser des investissements pour rendre leurs terres productives. Grâce à cette incitation, la « nation agricole » est capable de réduire le déséquilibre entre le secteur « stérile » (le secteur manufacturier) et le secteur « productif » (le secteur agricole), tout en parvenant à assurer la justice à l’intérieur du pays et le maintien de la puissance de la nation à l’étranger. Mélangeant, d’une part, une politique fiscale qui frappe uniquement les propriétaires fonciers et, de l’autre, le maintien de la liberté naturelle pour tous les autres producteurs, la « nation agricole » est capable d’atteindre l’autosuffisance pour ses besoins primaires ainsi qu’une position hautement compétitive à l’étranger grâce aux bas prix de ses manufactures. Contrairement à ceux qui croyaient en l’effet civilisateur et pacifique de la compétition économique et du « doux commerce », à l’exemple des représentants de la « nouvelle science du commerce » français, en particulier Gournay et Forbonnais, la grande nouveauté introduite par l’école physiocratique réside dans sa capacité à démontrer que la paix avec les puissances rivales ne dépend pas de leur bienveillance, mais du respect de l’« ordre naturel » qui vise la maximisation du « produit net » assurée par le choix libre-échangiste. L’organisation sociale liée au projet de « nation agricole » est la garante de la survie du pays dans les périodes de paix et en temps de guerre, car elle est capable de le soustraire aux effets néfastes que connaissent les sociétés qui sont animées par les rivalités économiques, telles l’Angleterre et la France qui s’affrontent lors de la guerre de Sept Ans.

Compte tenu des caractéristiques du projet de « nation agricole » d’inspiration physiocratique, il n’est pas surprenant qu’il se présente aux yeux de Scheffer comme un modèle fortement attractif. Il partage avec Johan Liljencrantz, qui dirige le ministère des Finances et du Commerce, la nécessité de repenser le système qui accorde la possibilité d’exporter seulement à un très petit nombre de villes. Il veut surtout développer le projet de « bruk », une unité rurale où la production métallurgique se combine avec le travail agricole, à la différence du « Bergslag », district spécialisé dans l’exploitation des richesses minières. Scheffer tente d’associer les membres de l’école à la réalisation pratique de ce projet, comme il ressort de la correspondance qu’il échange à partir de 1772 avec Mirabeau et d’autres physiocrates importants. Dans ses lettres, il sollicite Dupont pour terminer son travail « sur la République de Genève, qui doit contenir un plan de Finance approprié à sa situation », et il invite Mirabeau à clarifier le jugement que l’école porte sur les ports d’exportation, comme Dantzig qui, après la première partition de la Pologne, est étranglé par la politique prussienne de tarifs très élevés et isolé de son arrière-pays. Scheffer examine le défi posé par la Hollande au modèle de « nation agricole », cette nation ayant été capable de soutenir la compétition internationale en développant sa production, sa pêche et ses possessions en Asie. Il s’attaque surtout aux problèmes que la libéralisation du commerce soulève en Ostrobothnie, région littorale de la Finlande, en Poméranie, province suédoise d’Allemagne. Enfin, Scheffer examine la politique de neutralité et de paix avec les États barbaresques que le nouveau régime de Gustave III décide de poursuivre, car elle assure à la marine suédoise une activité croissante en Europe du Sud.

Dans ce contexte, la parution en 1772 du dialogue imaginaire entre Fénelon et le duc de Bourgogne se révèle d’une extrême importance. Cette publication de Scheffer suggère à Gustave III une possible stratégie pour assurer le développement de la Suède, ainsi que sa conservation territoriale sans empiéter sur les prérogatives politiques de la diète, notamment en ce qui concerne le consentement à l’impôt. Selon lui, seule une monarchie se concevant comme partie prenante du « produit net » national, au même titre que les propriétaires et les cultivateurs, peut assurer la prospérité du pays et son rôle de puissance moyenne. Ce n’est pas un hasard si, dans Les Adieux, Scheffer propose à Gustave III de jouer le rôle d’Henri IV en liant sa destinée à un projet de paix universelle. Essayant de conjuguer le mythe du roi patriote avec celui du roi pacifique, Scheffer utilise sciemment la théorie physiocratique de l’impôt unique, même s’il la diffuse de manière inexacte, en considérant le cultivateur sujet à imposition. Par ce biais, il subordonne les aspirations absolutistes de Gustave au développement de son pays, en envisageant pour la Suède une longue période de paix permettant l’épanouissement du secteur manufacturier dans le cadre libre-échangiste selon le modèle de « nation agricole » proposé par l’école physiocratique.

UNIVERSITÉ DE PISE


Document téléchargé depuis http://www.cairn.info – – 93.21.51.66 – 11/11/2016 18h26. © Armand Colin

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