source : https://www.cairn.info


Rosental, Paul-André. « La nouveauté d’un genre ancien : Louis Henry et la fondation de la démographie historique », Population, vol. vol. 58, no. 1, 2003, pp. 103-136.


RÉSUMÉ

Pourquoi Louis Henry a-t-il créé une discipline scientifique, la démographie historique, qui domine l’histoire des populations des années 1950 aux années 1980, en remontrant même à l’école des Annales? Au-delà de l’historiographie et de l’histoire des théories démographiques, la réponse suppose une histoire de l’État, des politiques publiques, des institutions démographiques et des politiques de population. Après 1945, les organisations internationales, notamment la Division de la population à l’Onu, donnent à la démographie analytique à la Lotka une assise planétaire. Elles s’intéressent particulièrement à la fécondité. Le baby-boom des pays riches remet en cause l’idée de prévisions démographiques, la notion de transition démographique, et menace les systèmes d’allocations familiales. L’expansion de la population mondiale soulève la question du contrôle des naissances dans les pays en développement. Les démographes souhaitent déterminer la « fécondité naturelle », qui serait celle de populations ne pratiquant pas la contraception, mais butent sur les problèmes d’enregistrement statistique dans le Tiers-Monde. Pour Henry, les registres paroissiaux de l’Ancien Régime permettent de les surmonter. L’actualité du problème est telle qu’Alfred Sauvy à l’Ined accepte de financer ses études, et que les grands démographes de son époque comme Notestein, Glass ou Hajnal sont d’emblée convaincus que la démographie historique apporte une contribution majeure à la démographie théorique.


Plan de l’article

I – Le baby-boom, une énigme coûteuse
1 – Une problématique scientifique et politique
2 – De la prévision à l’histoire
3 – L’introduction de la nuptialité
4 – Micro-histoire des familles et macro-évolutions démographiques
II – La statistique des familles et ses limites
III – Un nécessaire étalonnage
1 – L’impossible mesure de la fécondité naturelle
2 – Un passage du Nord-Ouest archivistique
IV – L’usage de la démographie historique
1 – Fécondité naturelle et biologie de la procréation
2 – Le temps et l’autre
V – Les conditions de réception de la démographie historique
Conclusion


Paul-André Rosental, École des hautes études en sciences sociales et Institut national d’études démographiques

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À la mémoire de Tamara Hareven.

« Il peut sans doute vous paraître bizarre que pour répondre aux deux questions qui sont l’essentiel de notre sujet : “où sommes-nous”, “où allons-nous”? nous répondions d’abord à une troisième : “où étions-nous hier et avant-hier”? Cette référence au passé est cependant indispensable car elle seule renseigne sur le lendemain. »

Louis Henry, conférence, 20 mars 1950.

INTRODUCTION

Il y a un demi-siècle naissait en France la démographie historique, qui allait en peu de temps apporter une moisson formidable de connaissances sur les populations du XVIIe et du XVIIIe siècles et renouveler des pans entiers de l’histoire sociale. Parti du souci de comprendre les mécanismes de la reprise de la fécondité après la guerre, Louis Henry sut, en effet, créer en quelques années un instrument d’une grande valeur scientifique dont les éléments constitutifs (problématique, sources, méthodes) n’étaient pourtant pas entièrement nouveaux.

En s’appuyant sur de nombreuses publications mais également sur le riche matériau des fonds Louis Henry et Pierre Depoid, Paul-André Rosental retrace ici le cheminement intellectuel du démographe et montre comment, aux qualités intrinsèques du modèle, s’ajoutèrent les conditions spécifiques de l’époque pour aboutir au formidable succès qu’il obtint auprès des historiens mais aussi des spécialistes de la population du monde entier. Pour les premiers, cette nouvelle discipline se présentait comme un modèle d’histoire scientifique et quantitative, dans le droit fil des conceptions de l’école des Annales. Pour les seconds, elle apportait des concepts fondamentaux sur le plan théorique, notamment en matière de fécondité, en même temps qu’elle alimentait les débats en cours sur les politiques de population à l’adresse des pays peu développés, où les comportements féconds et leur évolution prenaient une place décisive.

En montrant les liens entre la logique interne du travail de Louis Henry et les contextes scientifique, institutionnel et politique, P.-A. Rosental éclaire d’un regard nouveau l’essor d’une discipline, dont il restera peut-être à expliquer le déclin relatif aujourd’hui.

Dans les décennies d’après-guerre, la démographie historique est une discipline-phare des sciences sociales. Elle constitue l’une des spécialités les plus « cumulatives » qu’ait connues la science historique. Ses résultats parfois révolutionnaires, sa capacité à incarner une histoire « scientifique » et son aptitude à atteindre les masses anonymes chères aux pionniers de l’école des Annales en font un emblème de la Nouvelle Histoire. Au début des années 1970, elle s’étend à l’histoire culturelle et à l’anthropologie historique et se répand dans le monde entier.

L’histoire de la discipline est indissociable de celle de son fondateur, Louis Henry. Dans un précédent article, nous avons étudié les conditions de son succès auprès de la communauté des historiens (Rosental, 1996). La question que nous posons aujourd’hui se situe en amont : elle est de comprendre pourquoi Henry a inventé la démographie historique. Elle s’entend de deux manières. Par quels biais un démographe en est-il venu à s’intéresser à l’histoire des populations de l’Europe moderne, et à attirer l’attention de ses pairs sur ses résultats? Pourquoi a-t-il réussi, alors que les innombrables projets précédents d’histoire des populations n’étaient jamais parvenus à rallier simultanément l’intérêt des historiens et celui des statisticiens des populations?

En proposant tout à la fois des problématiques, une source (les registres paroissiaux), des instruments de travail (les fiches de dépouillement), une méthode, une période de prédilection (les XVIIe et XVIIIe siècles) et une échelle d’analyse (la paroisse), Louis Henry est indéniablement un inventeur et un fondateur. Pourtant, aucun des éléments qui composent son modèle n’est à proprement parler inédit. L’histoire des populations est un genre très ancien. Riche et diverse (Dupâquier, 1984; Mols, 1954), elle a connu un début d’institution dans l’entre-deux-guerres avec la création en 1928, dans le cadre des congrès internationaux des sciences historiques, d’une Commission de démographie historique (Bulletin du Comité international des sciences historiques, 1929, n° 6; Daszynska Golinska, 1930). Elle est pratiquée dans toute l’Europe, depuis le XIXe siècle au moins, par des érudits locaux qui rédigent des monographies familiales ou villageoises aux nombreuses implications démographiques (Goubert, 1956). Pas plus que l’unité d’observation administrative (la paroisse) ou temporelle (la durée longue), pas plus que la source (les registres paroissiaux), Louis Henry n’a « inventé » l’instrument qui signera sa méthode : la fiche de famille. Ici ou là, des amateurs entreprennent d’aller au-delà du simple comptage des actes pour centraliser les informations recueillies sur les événements démographiques de la vie des ménages, voire des lignées (Levron, 1959).

Certes, la rigueur démographique est l’une des caractéristiques de la méthode Henry et l’une des conditions de son succès, mais elle-même n’est pas sans précédent. En 1942, le démographe suédois Hannes Hyrenius, qui s’intéresse comme Henry à l’analyse microscopique de la fécondité légitime, parcourt le chemin qu’empruntera le Français dix ans plus tard vers les registres nominatifs du passé. Mais son travail ne connaît pas véritablement de suite. Paru pendant la guerre, il porte sur des paroisses baltes et est rédigé en suédois. Mais surtout, à son époque, ni les institutions, ni ses problématiques démographiques ne lui confèrent de réelle pertinence aux yeux des spécialistes.

Au milieu des années 1950 au contraire, ces derniers considèrent les résultats obtenus par Louis Henry sur les populations de l’Europe moderne comme fondamentaux pour leurs débats théoriques et leur expertise en matière de politiques de population. Si la force intrinsèque du modèle de Louis Henry (c’est-à-dire sa cohérence et sa capacité à produire des applications diversifiées) a été une condition nécessaire à son succès, elle n’a pas suffi à elle seule. Comprendre la diffusion du modèle Henry nécessite de reconstituer le cadre qui l’a rendu pertinent aux yeux des démographes mais aussi à ceux des administrateurs du monde entier.

L’histoire de la démographie historique forme de ce point de vue un cas d’école. Depuis deux décennies, les études consacrées à l’histoire des idées démographiques, aux politiques de population et aux institutions chargées de les mettre en œuvre se sont multipliées. Il importe désormais d’analyser les relations qu’entretiennent ces trois domaines et la façon dont ils se construisent simultanément (Szreter, 1993; Szreter, 1996). Le cas Henry s’y prête particulièrement car il constitue a priori un terrain défavorable à la démonstration : comment concevoir que l’histoire des populations anciennes ait pu revêtir une telle pertinence à la fois pour la démographie théorique et pour les applications pratiques de la discipline? Il permet aussi de comprendre pourquoi, au cours des années 1950, les sciences de la population se sont de plus en plus identifiées à la démographie, alors qu’elles donnaient la part belle, dans l’entre-deux-guerres, à l’économie, à la biologie et à la statistique.


I – Le baby-boom, une énigme coûteuse

Lire la suite : https://www.cairn.info/revue-population-2003-1-page-103.htm?1=1&DocId=338581&hits=5989+5988+5987+5986+#s1n2

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