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Par Paul Bernard
Ancien directeur de la délégation archéologique française en Afghanistan Membre de l’Institut


Chapiteau Corinthien provenant du site Ai-Khanoum
Chapiteau Corinthien provenant du site Ai-Khanoum

Fondée en 1922, la Délégation archéologique française en Afghanistan avait été contrainte en 1982 de suspendre ses activités à la suite du coup d’État communiste. Après une interruption de vingt ans elle vient de reprendre ses quartiers à Kaboul.


Exclusivité des fouilles, partage des trouvailles

Jusqu’au début du XXe siècle l’Afghanistan était resté replié sur lui-même, hostile à toute présence étrangère. Le peu que l’on savait de ce pays avait été rapporté par quelques voyageurs intrépides ainsi que par des officiers britanniques de l’armée des Indes que les événements politiques y avaient momentanément conduits. Quand l’émir Amanullah qui monte sur le trône en 1919 décide de lancer son pays dans un programme de modernisation à marches forcées, c’est à la France qu’il fait appel pour la mise en valeur des richesses archéologiques de son pays. Pourquoi la France ? À cause de la méfiance historique des Afghans à l’égard des visées coloniales de l’Angleterre de l’empire des Indes, de la réputation acquise par les archéologues français au Proche-Orient et du précédent que constituait dans la Perse voisine la création en 1897 de la Délégation scientifique française en Perse.

La convention d’établissement de la Délégation archéologique française en Afghanistan, qu’on abrège en DAFA, fut signée en septembre 1922. Le gouvernement afghan déléguait pour trente ans à la France le droit exclusif de prospecter et de fouiller sur l’ensemble du territoire afghan. Les trouvailles résultant des fouilles seraient divisées équitablement entre les deux parties. La part attribuée à la France est à l’origine des collections afghanes du musée Guimet. Privilèges exorbitants, a-t-on dit. Le partage des trouvailles était alors d’usage courant : une partie des trouvailles d’Ur se trouve au British Museum, une partie de celles de Babylone au Musée de Berlin, une partie de celles de Doura-Europos à l’université Yale aux USA. Quant au monopole, il avait été déconseillé au nom de la collaboration scientifique internationale par le savant français Alfred Foucher qui menait la négociation au nom de la France, mais il fut voulu à la fois par le gouvernement afghan soucieux de limiter sur son sol la présence étrangère et par le gouvernement français qui n’entendait pas partager la position dominante qui venait de lui échoir.


Alfred Foucher à Bactres

Le choix d’Alfred Foucher (1865-1952) comme négociateur puis comme premier directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan s’était imposé de lui-même. Indianiste de renom, il s’était forgé une réputation internationale par des travaux sur l’histoire du bouddhisme et les monuments de l’art dit gréco-bouddhique qui avait fleuri pendant les premiers siècles de notre ère de part et d’autre de la frontière moderne entre le Pakistan et l’Afghanistan. Foucher n’était pas un archéologue, mais un homme de terrain, excellent connaisseur des monuments autant que des textes. Il avait une expérience de gestionnaire acquise lors de différentes missions officielles dont un passage à la direction de l’École française d’Extrême-Orient récemment créée à Hanoi.

Foucher arrivait en Afghanistan avec des instructions précises de Paris : fouiller les monuments grecs de Bactres. Cet objectif qu’on lui fixait s’appuyait sur le témoignage des historiens classiques rapportant l’existence en Bactriane dans la vallée de l’Oxus et au sud dans celle de l’Indus, au cours des trois derniers siècles avant notre ère, d’un puissant État colonial grec « aux mille villes », né de la conquête d’Alexandre, qu’avait précédé un passé légendaire auquel étaient mêlés les noms de Sémiramis et de Zoroastre. Mais Foucher avait d’autres idées. Convaincu par le récit des voyageurs que Bactres, détruite au XIIIe siècle par les Mongols, n’avait rien d’une nouvelle Palmyre, il voulait s’en tenir à ce qu’il connaissait le mieux et élargir à l’Afghanistan du Sud ses recherches personnelles sur l’art gréco-bouddhique par la fouille, dans la région de Kaboul et de Djellalabad, de quelques-uns de ces monuments auxquels il avait consacré une brillante thèse. Paris trancha contre son avis et il partit à contre-cœur pour Bactres. L’expédition de Foucher à Bactres se solda par un fiasco. Pendant de longs mois en 1924 et 1925 Foucher enfonça ses tranchées dans les profondeurs de la citadelle de Bactres, sans rien trouver de l’établissement grec qu’il imaginait bâti en pierre, alors que la construction en Asie centrale est de briques crues, la pierre étant réservée au décor de colonnes. Imputant à l’histoire elle-même un échec essentiellement dû à son manque d’expérience archéologique, il en vint à conclure que ce qu’il n’avait pas trouvé n’avait jamais existé, parce que, selon lui, ni la nature ni les hommes, ni l’histoire n’avaient réuni en cet endroit les conditions favorables pour « façonner une nation et enfanter un art original ». L’avenir a démenti ces considérations hasardeuses dans lesquelles se fourvoyait un grand savant égaré par une expérience personnelle malheureuse. Exception faite des conclusions négatives qu’il tira à tort de sa fouille de Bactres, le livre dans lequel Foucher exposa son expérience afghane, La vieille route de l’Inde de Bactres à Taxila (1942-1947), reste une œuvre magistrale par la description et l’étude historique de ce qui fut et demeure la principale voie de communication entre le monde indien et l’Asie centrale.


Des monuments bouddhiques au trésor de Bégram

Ayant quitté l’Afghanistan en 1925, Foucher, marqué par son ratage de Bactres, ne devait plus y retourner. Sur le terrain les travaux furent poursuivis par divers collaborateurs : A. Godard, Jules Barthoux, J. Meunié et surtout Joseph Hackin, conservateur du musée Guimet, que son inépuisable énergie et son autorité naturelle destinaient à ce rôle de chef. Bien secondé par son épouse Ria et son architecte Jean Carl, il fut l’homme d’action qu’appelaient des conditions de travail difficiles, parfois même dangereuses. Sous Hackin la DAFA réalisa ce que Foucher avait rêvé pour elle, la fouille des monuments bouddhiques de l’Afghanistan. À Bamyan, Hackin, Godard et Carl, que de vieilles photos montrent accrochés à la falaise sur de frêles échelles de corde, firent le premier relevé digne de ce nom des principales antiquités bouddhiques de la vallée, tandis que Hackin, s’efforçait de démêler dans l’art de Bamyan les diverses influences venues de l’Iran sassanide, de l’Inde et de l’Asie centrale hellénisée. Dans une autre vallée de l’Hindu-Kush, Carl fouilla le monastère de Fondukistan, dont les graciles statues d’argile crue qu’on peut encore admirer au musée Guimet font revivre le raffinement d’un art indianisé post-gupta. Il faut encore citer dans la plaine de Bégram les monastères de Shotorak et de Païtava et surtout la fouille extraordinairement prolifique que, de 1925 à 1928, Jules Barthoux conduisit à Hadda, près de Djellalabd, sur un ensemble de sanctuaires boudhiques qui livrèrent tout un peuple de statues modelées dans la terre crue et le stuc, qui représentent l’art gréco-bouddhique dans le glorieux automne de sa maturité.

C’est dans les dernières années de la carrière de Hackin que survint la découverte sensationnelle qui devait éclipser toutes les autres. À Bégram, au nord-est de Kaboul, dans les années 1937-1940, l’équipe française tomba, en dégageant une grande résidence, sur une cache, véritable caverne d’Ali-Baba, où avait été empilée une fabuleuse quantité d’objets précieux datant des deux premiers siècles de notre ère, apportés du Proche-Orient gréco-romain – des moulages en stuc, des verres, des objets métalliques – de l’Inde – des meubles en ivoire – et de la Chine – des laques. Ce dépôt de marchandises de luxe témoigne de la prospérité économique du pays sous l’empire kushan et du rôle que jouait alors dans le commerce international, à un carrefour de routes, la ville de Kapisi-Bégram où Alexandre avait auparavant fondé sa colonie d’Alexandrie du Caucase.

Avec la seconde guerre mondiale se clôt le premier volet de l’histoire de la DAFA, Joseph Hackin et son épouse Ria, qui avaient rejoint, avec Jean Carl, la France libre à Londres, trouvèrent la mort en septembre 1941 dans le torpillage de leur bateau. À peine R. Ghirshman, nommé pour remplacer Hackin, eut-il le temps en 1941-1942 de réamorcer le chantier Bégram qu’il fut révoqué par Vichy et dut se réfugier au Caire.


Après 1945, de nouvelles orientations

C’est à Daniel Schlumberger qu’il appartint de rouvrir en 1945 la DAFA. Le nouveau directeur avait une longue familiarité avec l’Orient puisqu’il avait commencé sa carrière d’archéologue en Syrie et au Liban comme adjoint au directeur du Service des antiquités du mandat français. Les recherches qu’il avait alors entreprises sur la Syrie romanisée et la Palmyrène ainsi que sur le premier art islamique l’avaient préparé à la tâche qui l’attendait en Afghanistan. Homme de grande culture, il abordait en même temps l’archéologie en véritable historien. La convention de 1922 restait en vigueur, mais le gouvernement afghan imposa deux modifications. La DAFA accepterait la venue d’équipes étrangères – c’était la fin du monopole que les archéologues français n’avaient pas souhaité – et elle transférerait à Kaboul son siège jusque-là hébergé au musée Guimet. La transformation de la DAFA en mission permanente se révéla bénéfique pour elle-même autant que pour l’Afghanistan. Elle put, tout en jouant le rôle de conseiller archéologique auprès des autorités afghanes, exploiter au mieux les trouvailles fortuites que multipliaient les travaux de modernisation du pays et elle accueillit pour des séjours de formation de jeunes chercheurs qui devaient par la suite se distinguer dans les études orientales. Quant à la clause du partage des trouvailles qui n’avait pas été supprimée, son application donnait lieu à de telles difficultés qu’en 1965, en arrivant à la tête de la DAFA, Paul Bernard prit l’initiative d’y renoncer.

Depuis sa création la DAFA avait eu pour domaine d’élection l’archéologie gréco-bouddhique. Sans abandonner complètement celle-ci, elle aborda d’autres domaines de recherches. En 1948 Daniel Schlumberger avait découvert au sud-ouest de Kandahar, les vestiges encore bien conservés d’une ville royale des dynasties ghaznévide et ghoride (XI-XIIe siècles). De 1949 à 1952, la DAFA, qui s’était attaché le concours talentueux de l’architecte M. Le Berre, travailla sur ce site appelé Lashkari Bazar dont la salle du trône livra des fresques représentant la garde turque du sultan. En 1957 André Maricq, membre de la DAFA, découvrit à Djam, dans une vallée reculée de l’Hindu-Kush, la capitale des sultans ghorides et son célèbre minaret, chef-d’œuvre d’architecture et d’art décoratif islamiques.

L’exploration de la protohistoire afghane prit forme avec la fouille de Mundigak menée de 1951 à 1958 par la mission archéologique de l’Indus dirigée par J.-M. Casal, à laquelle la DAFA servit de base d’accueil. Sur ce site proche de Kandahar furent exhumés les restes d’une ville à son apogée entre 3000 et 2500 av. J.-C., qui fut en rapport avec les civilisations de la Turkménie et de la vallée de l’Indus.

Dès son arrivée à la direction de la DAFA, Daniel Schlumberger, qui restait persuadé que le problème gréco-bactrien « primait tous les autres en intérêt général » et jugeait infondée la position négative de Foucher, se lança dans une campagne de sondages à Bactres sans rien trouver, lui non plus, de concluant. Mais ce n’était que partie remise et nous savons aujourd’hui, par les fouilles clandestines de ces dernières années, que ses sondages s’arrêtèrent tout près des colonnes et des pilastres de pierre des monuments grecs et kushans cherchés en vain par Foucher au mauvais endroit.

En 1951 la découverte fortuite de quelques blocs inscrits de lettres grecques amène Daniel Schlumberger sur la colline de Surkh Kotal en Bactriane. C’est le début d’une fouille aux conséquences de vaste portée qui, de 1952 à 1963, dégage au sommet d’une acropole naturelle un imposant sanctuaire construit vers 125 ap. J.-C. par un souverain de la dynastie des Kushans qui succéda aux Grecs en Bactriane et dans l’Inde du Nord. Les inscriptions retrouvées révèlent une langue nouvelle de la famille des langues iraniennes, le bactrien, écrite à l’aide de l’alphabet grec. Bien que ni le culte ni le plan du temple ne soient grecs, le décor architectural en pierre de colonnes et de pilastres révèle les survivances d’un foyer d’art grec local. Reste à remonter sur le terrain jusqu’à la source originelle de celui-ci. Après le prologue balbutiant de Bactres, le dénouement de cette longue quête de la civilisation des colons grecs de Bactriane, prédit par la fouille de Surkh Kotal, va se jouer à Aï Khanoum, à quelque deux cents kilomètres de là. Daniel Schlumberger aura aussi un rôle décisif dans le dernier acte de cette découverte.


Aï Khanoum, colonie grecque, capitale royale

En 1961, dans le hameau d’Aï Khanoum, à la frontière entre l’Afghanistan et ce qui était alors l’Union soviétique, aujourd’hui le Tadjikistan, une pierre sculptée est montrée au roi d’Afghanistan, Mohamed Zaher Shah qui chasse dans les parages. Quand Daniel Schlumberger, alerté par lui, put la voir, il reconnut tout de suite en elle un chapiteau corinthien de type grec. Le site d’où il provenait ne pouvait être que celui d’une colonie grecque. Une prospection menée en novembre 1964 confirma immédiatement son intuition.

Daniel Schlumberger quittant au même moment la direction de la DAFA pour celle de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth, Paul Bernard fut nommé pour lui succéder à Kaboul et il lui revint de diriger la fouille d’Aï Khanoum qui se poursuivit jusqu’en 1978, lorsque le coup d’État communiste, appuyé par l’armée soviétique, mit fin aux activités des archéologues français.

Au cours de ces quinze années de travail, on a vu se recomposer peu à peu l’image d’une grande métropole coloniale qui fut aussi une capitale royale, où se déploie, à grande échelle, une architecture monumentale tantôt fidèle à la tradition grecque tantôt d’une puissante originalité nourrie d’influences orientales, construite, selon la technique orientale, en briques crues mais avec un décor de colonnes et de pilastres en pierre inspirés des ordres grecs. On y parle et on y écrit le grec, on y lit des manuscrits littéraires d’auteurs classiques, il y a un théâtre où on joue le répertoire classique, des artistes qui travaillent dans une veine conservatrice classicisante. Aï Khanoum appartient à l’histoire de l’hellénisme dont elle représente le rameau le plus oriental, mais elle est aussi inséparable de l’histoire des civilisations de l’Asie centrale et de l’Inde du Nord-Ouest dont cet hellénisme a influencé le devenir.

À partir de 1974, parallèlement aux activités propres de la DAFA, une équipe autonome dirigée par Jean-Claude Gardin, procède à une prospection archéologique des plaines de la Bactriane orientale, pour étudier, dans sa continuité historique, le peuplement de cette région en rapport avec le développement, attesté dès le IIIe millénaire avant J.-C., des systèmes d’irrigation. La découverte et la fouille par H.-P. Francfort sur le site de Shortugaï dans la plaine d’Aï Khanoum (1976-1978) d’une colonie indienne de la civilisation de l’Indus apporte une importante contribution à la connaissance des civilisations du bronze de l’Asie Centrale.

L’avènement du régime communiste en 1978 mit fin pour longtemps aux activités de terrain de la DAFA. En 1980 Jean-Claude Gardin, qui succède à Paul Bernard à la tête de la DAFA, prépare le repli prévisible de la mission vers la France. À la fin de 1982, la DAFA, qui avait pu rapatrier ses archives scientifiques en France, en est réduite à fermer son siège à Kaboul.


Retour à Kaboul

Depuis 2002 la DAFA est de nouveau à pied d’œuvre à Kaboul, avec un nouveau directeur, Roland Besenval, spécialiste de la protohistoire centre-asiatique, une maison d’accueil où a été redéployée sa riche bibliothèque archéologique, instrument de travail incomparable, sans équivalent en Orient au-delà de Beyrouth et de Moscou. Par son histoire, l’Afghanistan est au point de convergence entre le monde iranien et le Proche Orient gréco-romain d’une part, et la Chine d’autre part, entre l’Eurasie des nomades et l’Inde. La réinstallation de la DAFA à Kaboul par décision du ministère des Affaires étrangères reconnaît la position privilégiée de l’Afghanistan dans la perspective des recherches historiques et archéologiques de l’Asie centrale en même temps qu’elle témoigne de la gratitude et de la fidélité de la France envers un pays qui avait fait confiance à nos savants pour être les premiers à ouvrir les portes de son passé.

Les programmes de recherches qui sont à l’étude devront tenir compte des besoins et des souhaits légitimes des Afghans et être définis, pour ne pas faire double emploi, en concertation avec les autres missions étrangères. Ils viseront certainement à élargir le champ des études d’une part vers les hautes époques de la protohistoire, qui ne sont guère connues jusqu’à présent en Afghanistan que par le contenu des nécropoles pillées de l’âge du bronze, d’autre part vers les monuments islamiques. Il ne serait guère justifié pour autant de sacrifier entièrement, même si elles ont déjà fait l’objet de recherches, les périodes historiques antérieures à l’islam pour lesquelles l’Afghanistan reste un poste d’observation unique en son genre.


Paul Bernard
Septembre 2003
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