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BROC NUMA. Les grandes missions scientifiques françaises au XIXe siècle (Morée, Algérie, Mexique) et leurs travaux géographiques.. In: Revue d’histoire des sciences. 1981, Tome 34 n°3-4. pp. 319-358.
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RÉSUMÉ
PREMIÈRES PAGES
En organisant la fameuse Commission d’Egypte qui devait accompagner les troupes françaises sur les bords du Nil, Bonaparte n’avait pas, sans doute, l’impression d’innover. Il se flattait, au contraire, de renouer avec une très vieille tradition, celle des conquérants-amis des sciences qui remontait à Alexandre de Macédoine. Sous la direction de Monge et de Berthollet, les membres de la Commission des Sciences et des Arts devaient rassembler en plus de trois ans (1798- 1801) une moisson scientifique et archéologique considérable. La géographie, avec treize ingénieurs-géographes dirigés par Testevuide puis Jacotin, se taillait la part du lion. La publication des résultats, commencée sous l’Empire, se poursuivit sous la Restauration, Louis XVIII n’ayant pas voulu que, pour des raisons politiques, ce trésor de connaissances nouvelles demeurât inaccessible au plus grand nombre. Il était admis, implicitement, que la science était neutre et que ses acquisitions constituaient le bien commun de l’humanité.
Des motivations du même ordre devaient animer les divers gouvernements qui se succédèrent en France de 1815 à 1870, et l’exemple de la Commission d’Egypte sera invoqué au moins à trois reprises à l’occasion de trois expéditions militaires : la Morée (1829-1831), l’Algérie (1839-1842) et le Mexique (1865-1867). Moins amples dans leur organisation, moins brillantes dans leur composition, moins fructueuses souvent dans leurs résultats, ces missions scientifiques méritent néanmoins d’être tirées de l’oubli. Outre leur intérêt propre, leur étude nous permettra de poser quelques problèmes plus généraux : rapports entre la guerre et la science, opposition entre expéditions « continentales » et voyages maritimes… notamment.
I. — l’organisation des missions
L’expédition de Morée. — A partir de 1820, le mouvement phil-hellénique est tout-puissant en Europe occidentale. De la prise de Chio (1822) à la chute de Missolonghi (1826), l’opinion publique s’enflamme à l’appel de Chateaubriand, de Byron, de Vigny et de Casimir Delavigne. En France, tout le monde lit l’Histoire de la régénération de la Grèce de Pouqueville et pleure devant les Massacres de Chio de Delacroix, exposés au Salon de 1824. Les volontaires affluent aux côtés des Grecs qui luttent pour leur liberté et les gouvernements, d’abord réticents, sont bientôt emportés par un mouvement irrésistible. Après la destruction de la flotte turque à Navarin (20 octobre 1827), la France débarque un corps de troupe en Morée, mais déjà des officiers comme le général Fabvier ou l’ingénieur-géographe Peytier ont mis leurs talents au service du nouveau chef de la Grèce indépendante, Capodistria.
C’est dans ces circonstances que se fait jour, en 1828, l’idée d’envoyer en Grèce une Commission scientifique qui accompagnerait l’armée, sur le modèle de la glorieuse Commission d’Egypte. A qui attribuer réellement la conception de l’expédition scientifique de Morée ? A Charles X lui-même, ardent philhellène ou au ministre Martignac, désireux de redonner quelque lustre à un régime impopulaire ? L’organisation, en tout cas, revient au vicomte de Siméon, directeur des Sciences et Arts au ministère de l’Intérieur. Au cours de l’été 1828, alors que l’indépendance de la Grèce est pratiquement acquise, Decoux, ministre de la Guerre, et Hyde de Neuville, son collègue de la Marine, donnent leur accord pour assurer le transport et l’encadrement des savants sur le terrain. L’Institut de France est consulté à la fois pour désigner les participants au voyage et pour rédiger des instructions : Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Cordier s’occuperont des sciences naturelles, Raoul Rochette, Hyot, Letronne… de l’histoire et de l’archéologie. Finalement, trois sections sont constituées, chacune rattachée à une académie : la Section d’Architecture et de Sculpture est rattachée à l’Académie des Beaux-Arts, la Section d’Archéologie à l’Académie des Inscriptions, la Section des Sciences physiques enfin à l’Académie des Sciences.
Toujours sur avis de l’Institut, les chefs des diverses sections sont choisis. Pour la première section le choix se porte sur Abel Blouet, qui s’est fait connaître par la restauration des thermes de Caracalla. A la tête de la Section d’Archéologie est placé M. Dubois, conservateur des antiquités égyptiennes au Louvre. Ces deux personnalités assez falotes seront écrasées par le directeur de la Section des Sciences physiques, le bouillant Bory de Saint-Vincent, qui fera souvent figure de véritable « patron » de la Mission. Cet officier naturaliste, vétéran des guerres de l’Empire, est aussi un grand voyageur : n’a-t-il pas failli faire le tour du monde en 1800-1803 avec le capitaine Baudin ? Embarqué en qualité de naturaliste, mais s’entendant mal avec le chef de l’expédition, il a été « débarqué » en mars 1801 à l’île de France. De ses pérégrinations dans l’océan Indien, il a rapporté un classique de la littérature exotique, Voyage dans les quatre principales îles des mers d’Afrique (1804). Zoologiste et botaniste à l’origine, Bory de Saint-Vincent a découvert la géologie à l’île Bourbon. Il a bien d’autres talents, dessine agréablement, mais ses contemporains lui ont reproché d’avoir souvent noyé ses observations scientifiques dans des peintures de paysages trop léchées et des récits d’aventures. Petit de taille mais vif et enjoué, plein d’esprit, ambitieux et un rien « arriviste », Bory de Saint- Vincent est un infatigable noceur toujours à court d’argent ; la nouvelle de sa nomination le trouve à la sortie de Sainte-Pélagie où il avait été emprisonné pour dettes ! Plein d’enthousiasme, Bory écrit le 11 décembre 1828 à son ami le naturaliste Léon Dufour :
« On met sous mes ordres un botaniste, un zoologiste, un minéralogiste, un préparateur, un peintre, trois archéologues et des architectes pour fouiller le sol… Je vais donc cueillir des lichens sur les vieux chênes de Dodone, tuer des hydres dans les marais de Lerne, et peut-être des lions dans la forêt de Némée ! Je verrai le théâtre des Jeux Olympiques et mangerai le miel du Tégète (sic) ».
Dès que le projet d’expédition en Morée est connu, les candidatures affluent :
« L’ardeur avec laquelle les moindres places de la Commission furent sollicitées ne pouvait permettre de suspecter le zèle et la capacité d’aucune des personnes qu’on y admit, et la durée d’un an qui fut assignée à nos explorations paraissait y devoir suffire. »
Pourtant, on devine bien des intrigues, des interventions, et les places furent parfois attribuées plus à la faveur qu’au mérite. Parmi les « Antiquaires » dirigés par Dubois on ne trouve qu’un nom connu, Edgar Quinet (peut-être a-t-on voulu éloigner de Paris ce « libéral » encombrant), parmi des personnages de second plan : A. Duval, Lenormand, Schinas) ; dans la Section d’Archéologie (les « Architectes »), on note Ravoisié, Vietty, Poirot et de Gournay. Enfin, sous la houlette de Bory de Saint-Vincent se rangent trois zoologistes (MM. Brullé, Delaunay, Pector), un botaniste (Despréaux), un géologue (Théodore Virlet). Un peintre-paysagiste, Baccuet, est adjoint à l’expédition. A la demande du général de La Chasse de Vérigny, directeur du Dépôt de la Guerre, les ingénieurs-géographes sont étroitement associés aux savants dans le but de dresser une carte à grande échelle de la Morée :
« On ne possédait aucun document certain sur l’intérieur de la contrée ; il ne s’y trouvait pas une seule position rigoureusement déterminée. Une triangulation devenait conséquemment indispensable. »
Ainsi devait être satisfait le souhait de Martignac demandant plaisamment à Bory de ne pas restreindre ses observations « aux mouches et aux herbes, mais de les étendre aux lieux et aux hommes ». Le choix de l’ingénieur-géographe qui devait rejoindre le capitaine Peytier déjà sur le terrain est particulièrement heureux : le lieutenant Puillon de Boblaye, employé depuis 1817 aux travaux de la nouvelle carte de France, dite d’Etat-Major, est également un géologue confirmé que nous retrouverons en 1834 secrétaire de la jeune Société géologique de France.
Les heureux élus désignés pour participer à l’expédition se réunissent à Toulon dans les premiers jours de janvier 1829. L’enthousiasme est grand car la France de Charles X s’ennuie et la perspective de fouler le sol de l’antique Helladě échauffe les esprits. La plupart des voyageurs sont jeunes : si Bory, le vétéran, a 50 ans, Puillon de Boblaye n’a que 36 ans, Blouet, le chef des archéologues, 33, Virlet 29 et Edgar Quinet 25 ans seulement. Bientôt, « savants », « architectes » et « antiquaires » montent à bord de la Cybèle, commandant Robil- lard, qui lève l’ancre le 10 février 1829. La traversée est sans histoire et particulièrement studieuse ; tous redeviennent élèves et essaient, au travers de lectures, de se faire une idée de cette Grèce quasi mythique :
« Les soirées étaient longues, chacun cherchait à les remplir utilement par des lectures préparatoires : Strabon, Pausanias, Thucydide, Barthélémy, l’Itinéraire à Jérusalem ou M. Pouqueville, passaient de main en main. »
Début mars, c’est l’émerveillement : les côtes de la Grèce se dévoilent, et le 3 la Cybèle mouille en rade de Navarin, où est concentrée la flotte française. Le 9 mars, la Commission de Morée rassemble son matériel à Modon (instruments scientifiques, matériel de campement, ustensiles de cuisine, sacs, outils de fouille…) et des maisons réquisitionnées par l’armée sont attribuées comme quartier général à chacune des trois sections. Le 15 mars marque le point culminant des cérémonies protocolaires : après un banquet chez le préfet de Modon, la Commission au grand complet est présentée au comte Maison, commandant du corps expéditionnaire français, qui vient d’être fait maréchal.