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Roland Étienne. Professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne Ancien directeur de l’École française d’Athènes
EXTRAITS
Les circonstances d’une naissance
De fait, la France avait activement participé à l’avènement de l’État grec. Puissance protectrice, elle avait dépêché le corps expéditionnaire du général Maison, qui mit fin aux combats dans le Péloponnèse. À cette action militaire était liée une grande expédition scientifique, l’Expédition de Morée (1829-1831), conçue sur le modèle de celle qui avait été envoyée en Égypte et patronnée par trois Académies. L’action conjointe des militaires et des savants symbolise assez bien le double intérêt géopolitique et scientifique pour la Grèce.
Ces deux motivations expliquent le décret de fondation de septembre 1846. Il est né de la volonté des « politiques » : l’ambassadeur de France en Grèce, Piscatory, et le ministre grec Colettis, qui avaient tissé des liens pendant la guerre d’Indépendance, voulaient conforter les intérêts du « parti » français contre l’influence des Anglais, au point que, pour l’historien de l’EfA, dire que « l’École française est une création de l’Angleterre » ne relève pas tout à fait du paradoxe. Le « complot » athénien reçut l’appui en France du ministre de l’Instruction Publique, de Salvandy, gagné au philhellénisme, et jouit du soutien des milieux intellectuels : Sainte-Beuve, dès 1841, formula l’idée d’un établissement français en Grèce et, en 1845, l’Académie des Beaux-Arts autorisa des pensionnaires de la Villa Médicis à Rome à gagner Athènes pour y étudier les antiquités.
[…]
L’époque des grandes fouilles
Il faut dire qu’avait sonné le temps des grandes fouilles, exigeantes en hommes et en moyens. Sous la pression de la concurrence, car les missions étrangères se multiplièrent en Grèce, s’établit une répartition des grands chantiers. La compétition fut parfois vive. Elle reflétait les oppositions entre nations à la recherche d’un prestige culturel qui servait leurs intérêts politiques : la médaille frappée pour la célébration du Cinquantenaire de l’EfA en 1898 ne portait-elle pas gravée au droit l’inscription « Pour la science, pour la patrie » ? Toutes les nations travaillant en Grèce auraient pu se prévaloir d’une pareille devise.
C’est sur ces chantiers, héritage des grandes fouilles de la fin du XIXe et du début du XXe s., que travaille encore aujourd’hui l’EfA, en ayant renouvelé ses méthodes et ses centres d’intérêt. Contentons-nous d’en dresser une liste :
- Délos : des fouilles furent entreprises dès 1873 et se développèrent en plusieurs périodes. Les travaux furent particulièrement intensifs entre 1904 et 1914 grâce aux subsides mis à la disposition de l’École par le duc de Loubat.
- Delphes : la « Grande Fouille » dura de 1892 à 1903. Le gouvernement français avait voté un subside exceptionnel pour le déménagement et la reconstruction du village de Kastri, qui occupait le site antique.
- Argos : 1902-1913, fouilles en plusieurs points de la ville d’Argos par un membre hollandais de l’EfA et avec des ressources fournies par son gouvernement.
- Thasos : début des fouilles en 1911.
- Philippes : ouverture du chantier en 1914.
- Malia : 1922, fouilles du palais minoen, en collaboration avec les Grecs.
Ces choix suivaient une double logique, politique et scientifique. D’un côté, la France manifestait sa présence dans des régions de l’hellénisme récemment acquises par la Grèce (Philippes, Thasos) ; d’autre part, elle suivait le développement de l’archéologie préhellénique en Crète (Malia). Au total, cette politique fut particulièrement judicieuse, puisque, de la préhistoire (Malia) à l’époque byzantine (Philippes), les grands chantiers de l’EfA couvraient à peu près tous les domaines de l’Antiquité. Les sanctuaires de Délos et Delphes ont joué un rôle de premier plan dans l’histoire de la Grèce. Trois sites urbains, Délos, Argos et Thasos, offraient un champ inépuisable aux études d’urbanisme. Thasos permettait d’étudier une colonie parienne en milieu thrace et Philippes une colonie romaine en Orient. Tous les problèmes essentiels de l’hellénisme pouvaient être posés. Les Français auraient eu tort de se plaindre du partage : s’ils avaient perdu Cnossos, de haute lutte, au profit des Anglais, ils disposaient avec Malia, comme l’ont montré les fouilles des années 60, d’une autre Cnossos, plus ancienne encore.
Les révélations de ces grandes fouilles furent, à tous les points de vue, capitales et il serait vain d’en dresser un bilan : des milliers d’inscriptions, des centaines d’œuvres d’art, des dizaines de bâtiments originaux. Notons seulement que les trouvailles de Delphes bouleversèrent nos connaissances de l’art grec et que le profit que l’on en tira dépassa largement le cercle des milieux scientifiques : Matisse, pour ne citer que lui, médita sur la statuaire archaïque, sur ces grands jeunes hommes nus aux formes simplifiées, les kouroi, qui furent découverts dans la grande fouille. L’art grec servit, encore une fois, à renouveler les canons de l’art contemporain. Cette frénésie de travaux n’alla pas sans problèmes : on fouillait trop et trop vite et les publications scientifiques furent plutôt lentes à venir. Seule peut-être Délos, dont l’équipe, bien organisée par M. Holleaux, réalisa un travail efficace de publications, échappe à ce reproche, qui pourrait d’ailleurs être étendu à presque toutes les entreprises de la période. Assumons le passé, car il demeure glorieux : le prestige qu’en retirèrent l’École et la Grèce fut à la hauteur des investissements.
Si l’œuvre de l’École française s’identifie largement dans le dernier tiers du siècle et jusqu’aux années 1920 avec l’ouverture de grands chantiers, les entreprises « annexes » ne furent pas négligées : entre 1878 et 1890, on ne compte pas moins de dix-huit chantiers de fouilles différents en Grèce et en Asie Mineure. Fouilles et expéditions se multiplièrent en Anatolie à la recherche de l’hellénisme hors de Grèce, jusqu’à la « catastrophe » de 1922.