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Pascal Crozet, « À propos de l’enseignement scientifique en Égypte », Égypte/Monde arabe, Première série, 18-19 | 1994, mis en ligne le 08 juillet 2008


Plan

Un développement autonome
Place centrale de la muhandiskhana
Influence française
L’arabe, langue d’enseignement des sciences
Sélectivité du transfert
Absence de recherche organisée
Pourtant, des activités scientifiques…
Modèles et préjugés
Sciences classiques et sciences modernes
Aperçu sur la production de manuels
Le rôle du terrain
Rôle du vocabulaire
Science et société
Permanence des thèmes traditionnels
Conclusion

PREMIÈRES PAGES

Avec la création des écoles modernes sous Muhammad ‘Ali, est initié un transfert de savoirs scientifiques et techniques en provenance d’Europe, qui, pour qui n’y prendrait pas garde, semblerait offrir bien des similitudes avec ses homologues d’autres régions du monde. Deux éléments essentiels viennent pourtant donner au cas égyptien toute sa spécificité. Le premier d’entre eux touche au contexte culturel dans lequel s’inscrit ce transfert, et en particulier la tradition scientifique classique arabo-islamique dont la société égyptienne est l’une des héritières. Le second relève des raisons mêmes de cette transmission : contrairement à ce qui se produit en Inde par exemple, où l’enseignement des sciences exactes modernes est dès le départ organisé par l’occupant britannique, l’importation de savoirs européens n’est pas ici, du moins pour la période qui nous intéresse, l’œuvre des empires coloniaux ; elle semble au contraire participer, d’une certaine manière, de la lutte contre leur expansion.

L’enjeu — maîtriser les « outils de la modernité » — est bien entendu de première importance, du moins si l’on en juge par les invocations récurrentes aux sciences modernes européennes dont l’histoire contemporaine de l’Égypte est truffée. Trop considérer l’origine des savoirs et des modèles qui font l’objet du transfert conduirait pourtant à masquer le fait que celui-ci est en réalité le produit d’une prise en charge, d’une traduction au sens large comme au sens propre du terme, pouvant éventuellement induire déportements et recompositions ; lesquels ne peuvent qu’être amplifiés par les deux éléments particuliers au cas égyptien que nous évoquions plus haut.

C’est sur cette prise en charge, par les scientifiques égyptiens eux-mêmes, que je voudrais revenir dans les lignes qui suivent, à propos de l’enseignement des sciences exactes. Il ne saurait bien entendu être question d’aborder tous les aspects du problème dans l’espace restreint d’un article. Je tenterai juste d’évoquer ici, de façon du reste assez superficielle et panoramique, le passage entre science classique et science moderne, l’articulation entre savoirs hérités et savoirs importés, et l’influence des uns sur les conditions d’implantation et « d’appropriation » des autres.

A insister donc sur le processus même de transfert et « d’égyptianisation » des savoirs, je laisserai volontairement dans l’ombre les circonstances politico-économiques qui l’ont conditionné et n’ont cessé d’agir sur lui ; c’est-à-dire, pour prendre un exemple, que je ne m’intéresserai ni à la politique des travaux publics et de mise en valeur du territoire, ni au devenir des cadres et des experts pour la formation desquels le transfert a été initié. D’autre part, je m’en tiendrai aux seules sciences mathématiques, physiques et de l’ingénieur, en délaissant la chimie, la biologie, l’agronomie et les sciences médicales. Ce choix, motivé en partie par des questions de compétence personnelle, est aussi le fait des institutions : il correspond en effet à un partage des rôles principaux entre l’École d’ingénieurs et l’École de médecine, qui ont des histoires similaires mais non identiques, répondant aux institutionnalisations différentes des professions d’ingénieur et de médecin.


Un développement autonome

La période qui nous intéresse ici, et que je borne, pour fixer les idées, par les dates de 1834 et 1902, se caractérise donc selon nous par la prise en charge, bon gré mal gré, de leur « destin scientifique » par les Égyptiens eux-mêmes. Si l’action des experts européens en la matière est parfois grosse d’influence, elle ne doit pas en effet faire oublier que la très grande majorité du corps professoral reste alors égyptienne, y compris dans les écoles supérieures, et que l’enseignement se fait presque exclusivement en arabe.6Mais revenons sur ces dates. En 1834 est fondée à Bûlâq une école d’ingénieurs (muhandiskhana), qui succède aux institutions analogues mais de moins grande envergure qui avaient vu le jour antérieurement à la Citadelle. Quelques mois plus tard, le retour des membres scientifiques des premières missions scolaires fournit la base du personnel enseignant. En 1837 enfin, le saint-simonien Charles Lambert, qui en assumera la direction jusqu’en 1850, la munit d’un programme solide et ambitieux, la plaçant en outre définitivement dans l’orbite française en matière de modèles à suivre. En peu de temps, l’Égypte est donc dotée d’une institution durable, utilisant des cadres qui sont, Lambert mis à part, tous égyptiens.

En 1902, pour des raisons multiples que je n’exposerai pas, a lieu une réforme de cette même école qui, entre temps, a quitté Bûlâq pour le centre du Caire. Si je prends cette date en considération, c’est parce qu’elle marque, avec l’éviction du directeur égyptien comme préalable à la susdite réforme, la reprise en main définitive de l’école par les Britanniques. Il s’agit là en fait de l’aboutissement d’un processus déjà largement engagé quelques années plus tôt, notamment avec l’imposition d’un sous-directeur anglais en 1896. En 1902 ne subsistera plus, comme cadre égyptien, que le seul bibliothécaire.

La période qui court de l’une à l’autre de ces deux dates n’est bien entendu en rien uniforme pour ce qui nous concerne. Au-delà d’un contexte politico-économique qui a changé radicalement, se manifeste au contraire, à notre avis, toute une évolution qui aboutit — en s’exténuant dans un contexte difficile — à l’émergence d’une tradition d’enseignement scientifique en arabe, munie en particulier d’un vocabulaire recréé pour la circonstance, et dont l’une de mes tâches est de tenter de rendre compte. II y a pourtant, tout au long de la période, permanence d’un certain nombre de traits qu’il me paraît nécessaire de rappeler ici succinctement : la plupart d’entre eux sont du reste largement connus, même s’ils nécessitent parfois, pour être précisés, des enquêtes plus approfondies.


Place centrale de la muhandiskhana

En premier lieu, il faut souligner le rôle essentiel joué par l’École polytechnique dans le dispositif d’enseignement des sciences modernes en Égypte au xixe siècle. On sait que le système éducatif gouvernemental visait avant tout à former des experts, et que le niveau secondaire — appelé d’ailleurs préparatoire (tajhiziyya) jusque dans les années 1880 — n’a longtemps eu d’autre but que de fournir aux écoles supérieures des contingents aptes à suivre leurs cursus : de là une structuration par le haut avec ce qui en découle notamment en matière de programmes. C’est aussi essentiellement pour les besoins de la muhandiskhana qu’est initié le mouvement de traduction de manuels scientifiques dont bénéficieront les différents niveaux du système éducatif. Enfin, puisqu’elle constitue, avec l’École de médecine et de pharmacie, le seul établissement d’enseignement supérieur scientifique présent en Égypte, c’est naturellement dans cette même institution que seront formés bon nombre de professeurs de mathématiques, qui enseigneront non seulement en son sein, mais aussi dans d’autres écoles, préparatoires, supérieures et militaires, qu’ils seront d’ailleurs souvent appelés à diriger.

Ainsi, bien qu’elle ait à connaître des vicissitudes diverses (fermeture entre 1854 et 1865, contrecoups de la crise financière à partir de 1875 puis de l’occupation britannique après 1882), l’École polytechnique égyptienne conserve tout au long du siècle une position centrale. Ce ne sera plus tout à fait le cas après la création, en 1906, d’une filière scientifique à l’École normale supérieure, et encore moins après la fondation d’une faculté des sciences en 1925.

Influence française

C’est de France, essentiellement, que proviennent les principales références lorsqu’il s’agit d’introduire les sciences exactes modernes en Égypte. Le phénomène se manifeste extérieurement de différentes façons : à travers le choix des manuels d’enseignement tout d’abord, puisque les manuels traduits le sont quasiment toujours du français, à l’exclusion ou presque de toute autre langue ; par la destination des missions scolaires, qui se dirigent vers la France plutôt qu’ailleurs, même si pour des disciplines plus technologiques on se tourne très tôt vers l’Angleterre (pour le télégraphe, les chemins de fer, la métallurgie, etc.) ; par la présence en Égypte d’experts qui sont très souvent français lorsqu’il s’agit d’enseignement6.

Par là, c’est de France que provient en général ce qui est proposé en matière de modèles d’organisation des savoirs scientifiques, d’idées sur ce que doit être la formation des ingénieurs, d’idéologies de la science. On peut évoquer par exemple l’influence du saint-simonisme à travers l’action de Lambert ; on pourrait aussi poser la question du positivisme.


L’arabe, langue d’enseignement des sciences

Contrairement à ce que l’on peut observer dans une certaine tradition coloniale, ou dans des pays comme la Russie au début du xixe siècle (on enseigne en français à l’École d’ingénieurs de Saint-Pétersbourg), les sciences exactes sont ici enseignées dans la langue du pays. Avant 1834, l’arabe le disputait encore au turc ; les années 1890 voient par contre une anglicisation progressive des enseignements secondaire et supérieur. La période intermédiaire est le témoin d’un mouvement de traduction et d’arabisation particulièrement remarquable, dont le rôle est bien entendu prépondérant dans l’insertion des savoirs scientifiques venus d’Europe dans la société égyptienne.


Sélectivité du transfert

On sait que ce qui intéresse surtout les gouvernants égyptiens, lors de la mise en place des écoles modernes, c’est la technologie occidentale plus que les sciences elles-mêmes. Celles-ci viennent en quelque sorte en supplément, sur un mode essentiellement régi par les liens qu’elles entretiennent avec les techniques dans l’enseignement français. S’agissant donc de former des ingénieurs, plutôt destinés en outre aux Travaux publics, on conçoit que certaines disciplines scientifiques comme la théorie des nombres ou le calcul des probabilités n’aient pas véritablement fait l’objet de transfert.


Absence de recherche organisée

Mais il y a plus : ce transfert a lieu sans que l’on songe vraiment à fonder des institutions de recherche, à l’image par exemple des académies dont sont dotés les pays européens. C’est que, comme l’explique Roshdi Rashed, l’on vise alors « les effets de cette science plus que les moyens de la produire », d’où une situation qui tend notamment à « l’instauration d’une certaine dépendance scientifique permanente à l’égard des pays d’Europe ». Nous verrons qu’en fait, la conception des gouvernants égyptiens en la matière rencontre, pour des raisons diverses, les préjugés de bon nombre d’experts européens amenés à se prononcer sur les sciences modernes qu’il y a lieu de développer en Égypte.

Il est vrai qu’il y a pourtant, sur les rives du Nil, des sociétés savantes comme l’Institut égyptien, créé en 1859, et qui comprend une section « sciences physiques et mathématiques ». Mais cette institution se pense avant tout comme le reflet de la « vie intellectuelle » de la seule colonie européenne9. En outre, elle s’occupe finalement assez peu de sciences exactes et encore moins d’opérer un relais vers la société égyptienne. Il y a bien également un observatoire, qui fonctionne de 1840 à 1850, puis de nouveau à partir de 1868 ; mais ses activités sont réduites et se cantonnent pour l’essentiel aux relevés météorologiques, à la détermination journalière du midi moyen et à l’établissement du calendrier.
En réalité, les recherches réalisées en Égypte au xixe siècle dépendent avant tout des opportunités et des individualités, se heurtant de surcroît à l’absence d’une véritable bibliothèque scientifique régulièrement approvisionnée.

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